Le séisme qui a tué près 3 000 personnes dans le Haut-Atlas, le 8 septembre 2023, a également fait de nombreux sinistrés qui s’organisent pour dénoncer une mauvaise gestion de la reconstruction. Les aides promises tardent à arriver, alors que la corruption gangrène les démarches administratives.
Camélia Echchihab
Région d’Al Haouz (Maroc).– Voilà un an que Mohammed* dort dans « l’guitone », une tente barricadée avec de la tôle et divers objets, à Moulay Brahim. Le 8 septembre 2023, sa maison a été rasée par le séisme qui a ravagé le Haut-Atlas et tué près de 3 000 personnes. Sous l’œil de la famille royale, dont il a accroché la photo, il s’est aménagé un lit et un petit coin cuisine sous la tente. La chaleur est suffocante, mais dehors, l’orage menace. Comme de nombreuses familles, Mohammed est écœuré d’en être encore là. « Akhannouch, il est bien loin de tout ça »,souffle-t-il.
Loin, à 400 km : à Rabat, le premier ministre Aziz Akhannouch a réuni la commission interministérielle chargée du programme de reconstruction et de réhabilitation des zones sinistrées le 1er septembre. Il a défendu une « avancée positive notable dans la mise en œuvre du programme » : 97 % des familles sinistrées ont pu bénéficier du soutien de l’État, a-t-il annoncé, et plus de 55 000 autorisations de reconstruction ont été octroyées.
Agrandir l’image : Illustration 1Moulay Brahim, dans la région d’Al Haouz, jeudi 5 septembre 2024. © Photo Camélia Echchihab / Mediapart
Il suffit pourtant de se rendre sur place, en empruntant la route nationale encore largement endommagée, pour constater que ce sont les tentes, la tôle et les bâches qui dominent le paysage, des environs de Taroudant jusqu’à la région du Haouz. Le discours royal du 14 septembre 2023 prévoyait « des formules adaptées d’hébergement sur place et dans des structures conçues pour résister au froid et aux intempéries ».
Le 28 août, plusieurs douars (divisions administratives rurales) se sont réunis pour protester à Tlaat N’Yaqoub. Rassemblements, marches, plaintes : les citoyen·nes se sont mobilisé·es de nombreuses fois cette année, révolté·es contre un système qui leur avait promis une reconstruction rapide.
Une aide d’urgence insuffisante pour survivre
Dans les ruelles de Moulay Brahim, quelques cafés et commerces ont rouvert leurs portes, mais cette petite commune d’Al Haouz est encore largement défigurée. À 72 ans, Mohammed ne travaille plus : il vit de l’aide mensuelle d’urgence distribuée par l’État, soit 2 500 dirhams (232 euros) par mois. Actuellement, selon le gouvernement, près de 63 000 familles bénéficieraient de cette aide – mais une seule enveloppe est octroyée par foyer. « J’ai huit frères et sœurs : qu’est-ce qu’on va faire avec 2 500 dirhams ? », s’indigne Mohammed.
Cela fait des mois qu’il attend un permis de construire… ainsi que l’autre aide promise dans le discours royal l’an passé : celle à la reconstruction, soit 80 000 dirhams (environ 7 400 euros) pour les logements partiellement détruits, ou 140 000 dirhams (environ 13 000 euros) pour ceux totalement détruits. Selon le gouvernement, à ce jour, plus de 57 000 familles ont bénéficié d’un premier versement de 20 000 dirhams. Mais les critères de distribution posent question.
« Le constat des dégâts a été fait à la va-vite », dénonce Siham Azeroual, fondatrice de l’entreprise sociale Moroccan Douars. Basée à Ouneine, dans la région de Taroudant, elle appelle régulièrement aux dons, via sa page Instagram, pour aider celles et ceux qui sont inéligibles aux aides, mais dont les maisons ne tiennent pourtant plus le coup sous les intempéries. « Pour bénéficier des aides, il faut vraiment avoir un mur détruit… et tu dois reconstruire intégralement la maison, alors que des réparations seraient possibles », dit-elle.
De toutes façons, les critères ne sont pas respectés, selon Mohammed. « Il y a des gens dont la maison n’a même pas été touchée par le séisme qui ont reçu les aides, pendant que d’autres vivent sous les tentes, se plaint-il. Bien sûr qu’il y a de la corruption ! Déjà, si tu ne donnes pas 500 dirhams, on ne t’enlève pas les débris. »
De nombreuses familles sont dans la même situation que lui : suspendues aux décisions du moqqadem, du qaïd, du bacha…, c’est-à-dire les autorités rattachées à différentes échelles locales, qui ont entre leurs mains le sort des sinistré·es. Pour Siham Azeroual, c’est la première erreur commise dans la gestion post-séisme. « Une commission indépendante aurait dû être chargée du recensement des victimes. Il aurait fallu s’ouvrir à l’aide des associations locales. Actuellement, personne ne contrôle ce qui se passe »,regrette-t-elle.
Alors les sinistré·es se mobilisent, quitte à se frotter à diverses formes d’intimidation. « J’ai tenté de me plaindre auprès du qaïd, mais il m’a menacé de me retirer l’aide mensuelle », regrette Mohammed, amer. Certains douars parviennent à mener des actions groupées : ils marchent jusqu’aux bâtiments officiels pour exiger une entrevue avec des hauts responsables. En février, un groupe a marché des environs de Taroudant jusqu’à la préfecture, puis, empêché d’entrer, a poursuivi jusqu’au gouvernorat d’Agadir. Soit des heures de marche, en passant la nuit dans les jardins publics.

Agrandir l’image : Illustration 2Dans le quartier du Mellah, à Marrakech, vendredi 6 septembre 2024. © Photo Camélia Echchihab / Mediapart
« C’est toujours le même scénario, analyse Omar Aarbib, de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH Marrakech-Menara). Ils veulent éviter de gros rassemblements devant les bâtiments officiels, alors ils organisent une rencontre entre une poignée de gens et un responsable… et puis, rien ne suit. » Brahim*, originaire du douar d’Ighir, a marché jusqu’à Marrakech, car il déclare que l’aide d’urgence lui a été coupée. Mais en vain. « Qu’est-ce que je peux faire ? »,chuchote-t-il, désabusé.
En juillet, Omar Aarbib a suivi le cas d’une femme originaire d’Ijoukak, Fadma Ihnin, qui a écopé d’un mois de prison pour « outrage à agent de l’autorité publique ». « Elle n’a rien fait d’autre que défendre ses droits. Son jugement n’a pas été équitable », soutient-il. L’AMDH dénonce la corruption d’un des responsables de cette commune, qui se livrerait au trafic de permis de construire ou encore au détournement de l’orge distribué par l’État aux familles possédant du bétail.
Jeudi 5 septembre, à Asni, une autre arrestation a eu lieu : Saïd Aït Mehdi, un associatif plusieurs fois monté au créneau pour dénoncer la corruption, s’apprêtait à porter plainte contre un responsable local… lorsqu’il s’est trouvé accusé de trafic de drogue. Il a finalement été relâché après une nuit à la gendarmerie. L’AMDH dénonce de « fausses accusations pour saper la réputation du militant ».
Le dédain de Rabat
Si les arrestations restent marginales, les manifestations, elles, sont nombreuses et ont même parfois gagné Rabat, devant le Parlement. Le 14 juin, face aux député·es, la ministre de l’aménagement du territoire national, de l’urbanisme, de l’habitat et de la politique de la ville, Fatima Ezzahra El Mansouri, a été interpellée sur les conditions de vie sous les tentes. « Chaque famille reçoit une aide de 2 500 dirhams. Les familles ont donc le choix de louer un logement ou de rester sur place dans les tentes »,a-t-elle déclaré, avant d’ajouter que si elles choisissent les tentes, alors « on ne peut pas contrôler la météo ».
Siham Azeroual est ulcérée par « le dédain et le mépris de Rabat » : « Ces gens ne comprennent rien au mode de vie des gens de l’Atlas », assène la fondatrice de l’entreprise sociale Moroccan Douars. La ministre est également maire de Marrakech, où l’un des plus vieux quartiers, le Mellah, a été durement touché par le séisme. Juste après la catastrophe, Fatima Ezzahra El Mansouri s’y était déplacée. Rachid, qui venait alors d’évacuer neuf corps des décombres dans son pickup, l’avait rencontrée. « Je ne l’ai jamais revue ici », s’écrie-t-il, avant de poursuivre : « Moi, je ne fais plus confiance à aucun des politiciens. Les instructions données par le roi sont bonnes, mais elles ne sont pas exécutées. »
Toujours dans le Mellah, Khadija* n’a pas reçu son aide mensuelle depuis quatre mois. Comme elle, beaucoup d’habitant·es de ce quartier ne sont que locataires d’une partie de maison, ce qui complique encore leur cas, d’autant que certaines vieilles bâtisses auraient dû être détruites bien avant la catastrophe. Lasse, Khadija ne souhaite qu’une chose : « Donnez-nous ce qu’a ordonné le roi. C’est tout ce qu’on demande. » À quelques kilomètres de là, les restaurants et les hôtels de luxe de la ville ocre ont dans le viseur la Coupe d’Afrique des nations, qui arrive l’an prochain, et la Coupe du monde, en 2030. Coût estimé de l’organisation, côté Maroc : 5 milliards de dollars.
Boîte noire
* Certains prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat des personnes.
Contactée par l’intermédiaire de son équipe, Fatima Ezzahra El Mansouri n’a pas donné suite à nos questions.
Camélia Echchihab
Région d’Al Haouz (Maroc).– Voilà un an que Mohammed* dort dans « l’guitone », une tente barricadée avec de la tôle et divers objets, à Moulay Brahim. Le 8 septembre 2023, sa maison a été rasée par le séisme qui a ravagé le Haut-Atlas et tué près de 3 000 personnes. Sous l’œil de la famille royale, dont il a accroché la photo, il s’est aménagé un lit et un petit coin cuisine sous la tente. La chaleur est suffocante, mais dehors, l’orage menace. Comme de nombreuses familles, Mohammed est écœuré d’en être encore là. « Akhannouch, il est bien loin de tout ça »,souffle-t-il.
Loin, à 400 km : à Rabat, le premier ministre Aziz Akhannouch a réuni la commission interministérielle chargée du programme de reconstruction et de réhabilitation des zones sinistrées le 1er septembre. Il a défendu une « avancée positive notable dans la mise en œuvre du programme » : 97 % des familles sinistrées ont pu bénéficier du soutien de l’État, a-t-il annoncé, et plus de 55 000 autorisations de reconstruction ont été octroyées.

Il suffit pourtant de se rendre sur place, en empruntant la route nationale encore largement endommagée, pour constater que ce sont les tentes, la tôle et les bâches qui dominent le paysage, des environs de Taroudant jusqu’à la région du Haouz. Le discours royal du 14 septembre 2023 prévoyait « des formules adaptées d’hébergement sur place et dans des structures conçues pour résister au froid et aux intempéries ».
Le 28 août, plusieurs douars (divisions administratives rurales) se sont réunis pour protester à Tlaat N’Yaqoub. Rassemblements, marches, plaintes : les citoyen·nes se sont mobilisé·es de nombreuses fois cette année, révolté·es contre un système qui leur avait promis une reconstruction rapide.
Une aide d’urgence insuffisante pour survivre
Dans les ruelles de Moulay Brahim, quelques cafés et commerces ont rouvert leurs portes, mais cette petite commune d’Al Haouz est encore largement défigurée. À 72 ans, Mohammed ne travaille plus : il vit de l’aide mensuelle d’urgence distribuée par l’État, soit 2 500 dirhams (232 euros) par mois. Actuellement, selon le gouvernement, près de 63 000 familles bénéficieraient de cette aide – mais une seule enveloppe est octroyée par foyer. « J’ai huit frères et sœurs : qu’est-ce qu’on va faire avec 2 500 dirhams ? », s’indigne Mohammed.
Cela fait des mois qu’il attend un permis de construire… ainsi que l’autre aide promise dans le discours royal l’an passé : celle à la reconstruction, soit 80 000 dirhams (environ 7 400 euros) pour les logements partiellement détruits, ou 140 000 dirhams (environ 13 000 euros) pour ceux totalement détruits. Selon le gouvernement, à ce jour, plus de 57 000 familles ont bénéficié d’un premier versement de 20 000 dirhams. Mais les critères de distribution posent question.
« Le constat des dégâts a été fait à la va-vite », dénonce Siham Azeroual, fondatrice de l’entreprise sociale Moroccan Douars. Basée à Ouneine, dans la région de Taroudant, elle appelle régulièrement aux dons, via sa page Instagram, pour aider celles et ceux qui sont inéligibles aux aides, mais dont les maisons ne tiennent pourtant plus le coup sous les intempéries. « Pour bénéficier des aides, il faut vraiment avoir un mur détruit… et tu dois reconstruire intégralement la maison, alors que des réparations seraient possibles », dit-elle.
Bien sûr qu’il y a de la corruption ! Si tu ne donnes pas 500 dirhams, on ne t’enlève pas les débris.
Mohammed, habitant de Moulay BrahimDe nombreuses familles sont dans la même situation que lui : suspendues aux décisions du moqqadem, du qaïd, du bacha…, c’est-à-dire les autorités rattachées à différentes échelles locales, qui ont entre leurs mains le sort des sinistré·es. Pour Siham Azeroual, c’est la première erreur commise dans la gestion post-séisme. « Une commission indépendante aurait dû être chargée du recensement des victimes. Il aurait fallu s’ouvrir à l’aide des associations locales. Actuellement, personne ne contrôle ce qui se passe »,regrette-t-elle.
Alors les sinistré·es se mobilisent, quitte à se frotter à diverses formes d’intimidation. « J’ai tenté de me plaindre auprès du qaïd, mais il m’a menacé de me retirer l’aide mensuelle », regrette Mohammed, amer. Certains douars parviennent à mener des actions groupées : ils marchent jusqu’aux bâtiments officiels pour exiger une entrevue avec des hauts responsables. En février, un groupe a marché des environs de Taroudant jusqu’à la préfecture, puis, empêché d’entrer, a poursuivi jusqu’au gouvernorat d’Agadir. Soit des heures de marche, en passant la nuit dans les jardins publics.

Agrandir l’image : Illustration 2Dans le quartier du Mellah, à Marrakech, vendredi 6 septembre 2024. © Photo Camélia Echchihab / Mediapart
« C’est toujours le même scénario, analyse Omar Aarbib, de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH Marrakech-Menara). Ils veulent éviter de gros rassemblements devant les bâtiments officiels, alors ils organisent une rencontre entre une poignée de gens et un responsable… et puis, rien ne suit. » Brahim*, originaire du douar d’Ighir, a marché jusqu’à Marrakech, car il déclare que l’aide d’urgence lui a été coupée. Mais en vain. « Qu’est-ce que je peux faire ? »,chuchote-t-il, désabusé.
En juillet, Omar Aarbib a suivi le cas d’une femme originaire d’Ijoukak, Fadma Ihnin, qui a écopé d’un mois de prison pour « outrage à agent de l’autorité publique ». « Elle n’a rien fait d’autre que défendre ses droits. Son jugement n’a pas été équitable », soutient-il. L’AMDH dénonce la corruption d’un des responsables de cette commune, qui se livrerait au trafic de permis de construire ou encore au détournement de l’orge distribué par l’État aux familles possédant du bétail.
Jeudi 5 septembre, à Asni, une autre arrestation a eu lieu : Saïd Aït Mehdi, un associatif plusieurs fois monté au créneau pour dénoncer la corruption, s’apprêtait à porter plainte contre un responsable local… lorsqu’il s’est trouvé accusé de trafic de drogue. Il a finalement été relâché après une nuit à la gendarmerie. L’AMDH dénonce de « fausses accusations pour saper la réputation du militant ».
Le dédain de Rabat
Si les arrestations restent marginales, les manifestations, elles, sont nombreuses et ont même parfois gagné Rabat, devant le Parlement. Le 14 juin, face aux député·es, la ministre de l’aménagement du territoire national, de l’urbanisme, de l’habitat et de la politique de la ville, Fatima Ezzahra El Mansouri, a été interpellée sur les conditions de vie sous les tentes. « Chaque famille reçoit une aide de 2 500 dirhams. Les familles ont donc le choix de louer un logement ou de rester sur place dans les tentes »,a-t-elle déclaré, avant d’ajouter que si elles choisissent les tentes, alors « on ne peut pas contrôler la météo ».
Siham Azeroual est ulcérée par « le dédain et le mépris de Rabat » : « Ces gens ne comprennent rien au mode de vie des gens de l’Atlas », assène la fondatrice de l’entreprise sociale Moroccan Douars. La ministre est également maire de Marrakech, où l’un des plus vieux quartiers, le Mellah, a été durement touché par le séisme. Juste après la catastrophe, Fatima Ezzahra El Mansouri s’y était déplacée. Rachid, qui venait alors d’évacuer neuf corps des décombres dans son pickup, l’avait rencontrée. « Je ne l’ai jamais revue ici », s’écrie-t-il, avant de poursuivre : « Moi, je ne fais plus confiance à aucun des politiciens. Les instructions données par le roi sont bonnes, mais elles ne sont pas exécutées. »
Toujours dans le Mellah, Khadija* n’a pas reçu son aide mensuelle depuis quatre mois. Comme elle, beaucoup d’habitant·es de ce quartier ne sont que locataires d’une partie de maison, ce qui complique encore leur cas, d’autant que certaines vieilles bâtisses auraient dû être détruites bien avant la catastrophe. Lasse, Khadija ne souhaite qu’une chose : « Donnez-nous ce qu’a ordonné le roi. C’est tout ce qu’on demande. » À quelques kilomètres de là, les restaurants et les hôtels de luxe de la ville ocre ont dans le viseur la Coupe d’Afrique des nations, qui arrive l’an prochain, et la Coupe du monde, en 2030. Coût estimé de l’organisation, côté Maroc : 5 milliards de dollars.
Boîte noire
* Certains prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat des personnes.
Contactée par l’intermédiaire de son équipe, Fatima Ezzahra El Mansouri n’a pas donné suite à nos questions.