L’alliance historique entre les partis de gauche et les électeurs de la France populaire a été durablement entamée. Tant et si bien qu’on peut aujourd’hui affirmer avec l’essayiste américain Thomas Frank que « les pauvres votent à droite ». Paradoxe ? Pas uniquement…
La question n’est en rien spécifique à la France. Le grand journaliste américain, de gauche, Thomas Frank y avait consacré un ouvrage qui avait marqué les consciences aux États-Unis, intitulé justement Pourquoi les pauvres votent à droite ? (1)
Dans l’ensemble des démocraties occidentales, les dernières décennies ont vu se déliter la relation qui liait appartenance aux catégories pauvres – et plus largement populaires – et vote à gauche, au profit d’une nouvelle configuration où celles-ci adhèrent de plus en plus massivement aux mouvements populistes et conservateurs, classés à droite ou à l’extrême droite. C’est vrai des États-Unis, où les citoyens pauvres des États ruraux avaient plébiscité le Tea Party avant de s’enthousiasmer pour Donald Trump ; du Brésil, où ils avaient été nombreux à voter pour Jair Bolsonaro ; du Royaume-Uni, où le récent triomphe du Labour ne doit pas masquer la désaffection d’une grande partie des classes populaires pour ce parti ; de l’Italie, où Giorgia Meloni a été la candidate préférée des ouvriers. Le caractère mondial du phénomène interdit de lui trouver des causes strictement nationales : le vote à droite des pauvres des démocraties occidentales s’explique pour partie par des mutations globales qui affectent l’ensemble des sociétés avancées à l’heure de la mondialisation. Mais le contexte local renforce ou freine cette tendance générale, et lui confère des traits originaux.
Le cas de la France est, à plusieurs titres, exemplaire. Patrie des notions mêmes de droite et de gauche, la France est un pays où le mouvement ouvrier a une longue histoire d’organisation, marquée par de grandes victoires symboliques telles que le Front populaire (celui de 1936). Le Parti communiste y est longtemps resté puissant, fédérant durant des décennies le vote des catégories populaires, et l’État-providence, mis en place après la Deuxième Guerre mondiale, bien que fruit de l’alliance entre communistes et gaullistes, a surtout été mobilisé dans la rhétorique de gauche, qui en soulignait l’importance pour ceux qui n’ont rien. Pourtant, la désaffection des pauvres de France à l’égard des partis et mouvements de gauche est, à partir des années 1990, rapide, profonde et irréversible, et, si l’abstention reste le premier choix des ouvriers, la force politique qui recueille la majorité de leurs suffrages est, depuis les années 2010, le Front puis le Rassemblement national – à l’exception des électeurs d’origine immigrée des banlieues des grandes villes, et encore. Comment expliquer ce phénomène contre-intuitif, où les classes populaires abandonnent le vote pour les partis qui plaçaient leur émancipation au centre de leurs programmes au profit de forces politiques marquées par le conservatisme et le patriotisme ?
La gauche et le peuple, un moment historique
On l’oublie trop souvent, mais la jonction entre les classes populaires et la gauche est le fruit d’un moment historique particulier, qui avait mis une partie des élites aisées et éduquées, mais progressistes, au service du prolétariat. Comme le rappelle Jean-Claude Michéa, au XIXe siècle, les ouvriers se méfiaient largement de cette gauche bourgeoise, le mouvement socialiste se structurant en dehors du jeu parlementaire. C’est à la faveur de l’affaire Dreyfus que le progressisme bourgeois et le désir d’émancipation des classes populaires se rencontrent pour donner lieu à la gauche du XXe siècle, qui va allier libéralisme moral et défense des intérêts des travailleurs (2). Incarnée, dans le champ politique, par la SFIO puis le Parti communiste français, cette gauche est l’expression d’une configuration économique et sociale unique. Le début du XXe siècle voit un développement exponentiel du capitalisme industriel, les innovations technologiques et l’essor de la productivité qui s’ensuit donnant lieu à une croissance économique soutenue et à une transformation sans précédent de l’environnement matériel. Dans cette transformation, les ouvriers – le prolétariat – jouent un rôle central. Ne possédant que la force de leurs bras, ils sont pourtant un élément pivot du système. Cette centralité dans le processus productif, qui en fait la force motrice du changement, les place au cœur des idéologies émancipatrices qui s’affirment alors, tel le marxisme. Les révolutions abouties ou avortées qui secouent alors les pays européens contribuent à l’émergence d’une conscience de classe. Les grèves qui paralysent régulièrement les pays capitalistes à la faveur des revendications ouvrières sont une illustration de ce rapport de forces que le mouvement ouvrier réussit alors à instaurer : n’ayant rien, ils sont pourtant essentiels ; le mouvement historique est de leur côté. Peu éduquées, mais prises dans une dynamique d’élévation du niveau d’éducation, conscientes de leur rôle dans l’économie capitaliste et désireuses d’un partage des richesses, les masses populaires sont ainsi fortement politisées – on peut parler d’une « classe pour soi ». Les partis de gauche sont taillés pour cette population. Comme le rappelle Emmanuel Todd, les responsables politiques, quel qu’en soit le bord, mais tout particulièrement à gauche, portent alors fidèlement les revendications de leur socle électoral moins instruit, car malgré les différences de richesse, il n’existe pas de séparation spatiale ni morale entre les élites et le peuple (3). Ces revendications dessinent un avenir d’émancipation et de progrès qui apparaît, aujourd’hui, excessivement simple : de chacun selon ses possibilités, à chacun selon ses besoins ; un salaire permettant un bon repas de dimanche, des congés payés à bicyclette, une école bien tenue pour les enfants. Si cet horizon apparaît désirable aux classes populaires, c’est en raison de deux phénomènes conjugués : d’abord, le niveau de pauvreté est alors tel que l’amélioration matérielle promise par les partis de gauche est puissamment mobilisatrice ; ensuite, la société française, comme celle des autres pays européens de l’époque, reste marquée par le sens du collectif et de la Nation, et habituée aux sacrifices. Les prolétaires du début du XXe siècle voient donc l’avenir souhaitable comme celui d’un progrès partagé, mais aussi d’un effort équitable. Pour schématiser, l’URSS peut leur apparaître comme un modèle – impensable aujourd’hui. Mais cette configuration historique ne dure pas.
Le divorce structurel : la sécession des élites
L’histoire du XXe siècle occidental est celle d’une élévation sans précédent du niveau de vie, mais aussi du niveau d’instruction de la population, qui s’accélère encore après la Deuxième Guerre mondiale. Cette situation conduit à l’apparition d’une couche aisée et éduquée numériquement substantielle. Les grandes villes drainent et concentrent cette population, massivement employée dans le secteur tertiaire qui explose dans les pays avancés au fur et à mesure qu’on délocalise la production industrielle dans des pays à plus bas coût de main-d’œuvre. Ce phénomène, pointé par de nombreux observateurs de différents pays occidentaux, conduit à ce que Christopher Lasch appelle « la révolte des élites » : pour la première fois de l’histoire, la part des personnes éduquées pouvant pratiquer des métiers non manuels devient telle qu’elles peuvent désormais vivre entre elles, séparées du reste de la population, tant spatialement que moralement (4).
En France, Jérôme Fourquet convoque l’image de l’archipel pour montrer le séparatisme entre différentes couches de la population : les classes supérieures font sécession au sein des grandes villes ; en face se cristallise ce que Christophe Guilluy qualifie de France périphérique ; enfin, les banlieues des grandes villes sont peuplées par des immigrés et descendants d’immigrés, qui peinent à s'intégrer ou n’en ont pas envie (5). Les premières, diplômées et progressistes, font partie des gagnants de la mondialisation ; aidées par la mondialisation croissante des échanges, elles participent à l’homogénéisation internationale des pratiques culturelles, et se sentent, pour reprendre la formule ingénue de Raphaël Glucksmann, plus chez elles culturellement quand elles vont à New York ou à Berlin que quand elles se rendent en Picardie. La seconde réunit les perdants : la délocalisation des industries fait perdre aux classes populaires leur identité professionnelle ; de figure centrale du processus de production, elles deviennent un élément encombrant, dont la survie matérielle dépend souvent pour partie des mécanismes institutionnels de solidarité. Dans le même temps, l’immigration – l’autre face de la mondialisation – leur fait craindre la disparition de leur identité nationale, les plongeant dans les affres de l’insécurité culturelle. L’Anglais David Goodheart résume cette opposition en parlant des « anywhere » – les élites nomades qui, dans les pays développés, vivent séparées des classes populaires tout en éprouvant une solidarité transnationale entre elles – et des « somewhere » – les catégories populaires autochtones, immobiles, enclavées dans des territoires souvent déshérités, s’accrochant à leur identité comme à une bouée de sauvetage (6).
Chacune des deux catégories joue pour l’autre un rôle de repoussoir : les classes populaires, engluées dans les problèmes quotidiens et accaparées par la crainte de dilution de leur identité, ne peuvent s’enthousiasmer pour les passions sociétales des élites, et sont donc perçues comme réactionnaires. Les élites progressistes, dont les élites de gauche sont le parangon, les abandonnent donc à leur sort ; au pinacle de leur édifice idéologique, le prolétaire englué dans le conservatisme est remplacé par les figures de la mobilité – les représentants des minorités, qui brisent les cadres établis, et les migrants. Le séparatisme se double alors de rejet, voire de haine. Les routes de la gauche et des classes populaires, qui s’étaient jointes au moment de l’affaire Dreyfus, s’écartent de nouveau. Alors que la gauche, par refus du conservatisme et de la réaction, en vient à exécrer l’identité nationale, le peuple s’enfonce au contraire dans la crainte de sa disparition et la nostalgie. Ainsi, à la question « pourquoi les pauvres votent à droite », la première réponse est qu’ils ne votent plus à gauche. Ce divorce nourrit les nouveaux partis de droite, qui exploitent les peurs matérielles et culturelles des classes populaires autochtones et jouent sur l’autre figure repoussoir que représentent pour elles les populations immigrées qui, elles, votent à gauche – d’une façon bien logique puisque la gauche défend leurs intérêts.
Le divorce politique : les trahisons de la gauche
Dans le champ politique, le divorce structurel évoqué plus haut, qui se retrouve peu ou prou dans la plupart des pays occidentaux, trouve sa traduction dans une succession de trahisons concrètes, par les forces de gauche, des intérêts des classes populaires qu’elles étaient censées représenter, au gré des vicissitudes politiques spécifiques à chaque pays. En France, la gauche arrivée au pouvoir avec François Mitterrand commence par mettre en œuvre un programme très radical ; mais la sanction des marchés internationaux force Mitterrand à effectuer le célèbre « tournant » de 1983, avant de prendre fait et cause pour la construction européenne, par laquelle le néolibéralisme s’impose au peuple français. Ce tournant européiste et néolibéral ne fait l’objet d’aucun débat public, d’aucun aggiornamento officiel des partis de gauche, Mitterrand prétendant au contraire que l’Europe sera l’instrument qui permettra à la France de conserver l’orientation socialiste malgré les contraintes du monde ouvert. Pour Marcel Gauchet, ce non-dit, voire ce mensonge, jette les bases de ce qu’il appelle « le malheur français », alimentant la rancune des catégories populaires (7). Les trahisons se multiplient par la suite, devenant systématiques, pour culminer dans le rejet du vote populaire au référendum sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe, en 2005, où les élites de gauche – comme les élites de la droite libérale – se mobilisent pour le « oui » et se concertent pour contourner le « non » des citoyens français. Dans le discours des responsables politiques de gauche, les références au peuple, aux classes sociales, au partage des richesses disparaissent progressivement. La gauche de gouvernement, incarnée par le Parti socialiste, devient une force centriste, économiquement aussi libérale que la droite, et essentiellement attachée à promouvoir les conquêtes « sociétales » telles que le mariage pour tous.
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