Parce que trouver un logement abordable est presque devenu une épreuve insurmontable, nombre de jeunes renoncent aux études. Cette crise remet profondément en question les promesses de démocratisation de l’enseignement supérieur.
Lucie Delaporte
Chaque année, c’est toute une cohorte qui disparaît discrètement des radars. Ce sont des ruptures de vie douloureuses qui restent souvent silencieuses. Faute de pouvoir se loger, combien de jeunes renoncent à s’engager dans les études ou à les poursuivre ? Combien font une croix sur la formation de leurs rêves ?
Ces renoncements à bas bruit n’intéressent pas le pouvoir actuel qui, à l’instar du président de la République, semble uniquement focalisé sur la place des établissements français dans le classement de Shanghai, qui recense les meilleurs campus au niveau international.
Les difficultés rencontrées par les étudiants et étudiantes pour se loger sont bien connues. Année après année, la chronique de leurs galères pour décrocher une location, même à un prix exorbitant, se répète à chaque rentrée avec une régularité métronomique… sans qu’aucune politique publique d’envergure vienne y remédier.

Mais quelles sont les conséquences pour la « nation de l’excellence scientifique, du savoir et de la connaissance » qu’Emmanuel Macron appelle de ses vœux ? Quelle incidence concrète a sur leurs études le fait de devoir consacrer entre 44 % et 60 % de leur budget au logement, soit un taux d’effort entre deux et trois fois supérieur à la moyenne des Français ?
La sociologue Fanny Bugéja-Bloch, spécialiste des trajectoires étudiantes en lien avec le logement, admet que cerner quantitativement la population qui renonce aux études pour ce motif est extrêmement difficile, surtout si on ne s’en donne pas les moyens. « On manque de données. Les enquêtes sur les difficultés à se loger des jeunes portent essentiellement sur la population étudiante, pas sur les actifs qui ont renoncé, de fait, à faire des études pour entrer dans la vie active », reconnaît-elle.
Peut-être par peur que les chiffres soient trop mauvais, la statistique publique n’enregistre pas le phénomène. Il faut donc croiser les études et les approches pour le cerner. Ou mettre en place des outils spécifiques, comme l’a fait la métropole de Lyon.
Entre laissés-pour-compte
Confrontée – comme la plupart des grandes villes universitaires – à une crise aiguë du logement étudiant, en grande partie liée à l’attractivité de son offre de formation, la métropole de Lyon a commencé à quantifier l’ampleur du renoncement étudiant aux études sur son territoire.
L’Observatoire territorial du logement étudiant, animé par UrbaLyon (l’agence d’urbanisme de la métropole), a ainsi établi pour 2023 que 20 % des étudiants avaient renoncé à suivre des études à Lyon à cause de l’impossibilité de s’y loger et 4 % de ceux qui souhaitaient étudier dans la métropole affirment même avoir renoncé à poursuivre des études.
« Les besoins sont là, c’est évident. Je sais le renoncement derrière ces chiffres, qui disent aussi une rupture d’égalité », admet Renaud Payre, vice-président chargé du logement, qui précise que la métropole a investi 3,3 millions d’euros pour parvenir à créer, d’ici à 2029, 4 850 logements étudiants supplémentaires. « C’est aussi pour cela qu’on a fait l’encadrement des loyers, pour que les jeunes ne s’interdisent pas de venir chez nous. »
Dans la poursuite d’études, les inégalités sociales initiales sont renforcées par les inégalités résidentielles.
La difficulté à accéder à un logement décent, et à un prix raisonnable, pèse en tout cas lourdement sur la poursuite d’études. C’est ce que montre l’étude« Logement et études, comment la perception des conditions de logement affecte-t-elle le sentiment d’insécurité dans les études ? » de Fanny Bugéja-Bloch et Leïla Frouillou. Réalisée avec les chiffres de l’enquête « Conditions de vie » de l’Observatoire national de la vie étudiante 2020, elle a l’avantage de porter sur un très large panel de 100 000 étudiants.
Les deux chercheuses ont croisé deux séries d’indicateurs : l’une portant sur le logement – surface, prix, niveau de satisfaction dans les lieux, etc. – et l’autre sur les difficultés ressenties. Leur résultat est clair. « Toutes choses égales par ailleurs, c’est le score d’insatisfaction vis-à-vis du logement qui fait le plus varier le sentiment d’insécurité devant les études, affirme Fanny Bugéjà-Bloch. Ce qui joue avec le plus de force dans le rapport aux études est l’appréciation des attributs du logement de l’étudiant, loin devant l’origine sociale, le capital culturel ou le parcours scolaire. »
Au fil de ce travail se dessine un clivage croissant entre une jeunesse « laissée-pour-compte » et des étudiants « héritiers ». Dans la poursuite d’études, les inégalités sociales initiales sont renforcées par les inégalités résidentielles.
S’épuiser à travailler
L’absence de solution viable pour se loger conduit à abandonner les études parfois avant même de les avoir commencées. « La faiblesse des ressources économiques (le coût de la décohabitation) culturelle et scolaire de ces familles populaires participe à des mécanismes de relégation scolaire et d’auto-élimination »,analyse cette étude.
Dans un mémoire réalisé pour le compte de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep), la chercheuse Inès Jouneau a travaillé sur les étudiants qui avaient quitté prématurément le système éducatif, avant l’obtention de leur diplôme, en questionnant précisément la variable « logement » dans ces parcours.
« Dans un modèle toutes choses égales par ailleurs, le poids du logement dans l’arrêt des études est significatif », explique-t-elle.
Ils avaient travaillé pour étudier, mais ils finissent par travailler pour se loger.
Halima, témoin dans l’enquête de Pascale Dietrich-RagonPour la fraction des jeunes de milieux populaires qui ont réussi à décohabiter pour suivre un cursus dans le supérieur, la marche s’avère parfois plus haute que prévu, comme le montre l’enquête de terrain menée par la sociologue Pascale Dietrich-Ragon. Elle décrit bien la « joie » de ces enquêtés d’avoir trouvé un logement abordable (en Crous ou pas) leur permettant de savourer leur indépendance. Celle-ci est souvent de courte durée dès lors que le loyer oblige à toujours plus de sacrifices, au point de fragiliser la poursuite d’études.
La chercheuse cite le témoignage d’Halima, qui décrit ainsi cette spirale négative : « Il y en a beaucoup qui sont passés d’étudiants à travailler un peu [à étudiants travaillant] un peu plus, et puis finalement, ils arrêtent les cours parce qu’ils n’en peuvent plus de payer leur loyer. » Sa conclusion est sans appel : « Ils avaient travaillé pour étudier, mais ils finissent par travailler pour se loger, les études passant au second plan. […]Un cercle vicieux, dans lequel le logement est central, se met donc en place et éjecte ces jeunes des études, les poussant précocement vers le marché du travail. »
Devant ce gâchis social silencieux, qui remet si profondément en cause les promesses de démocratisation de l’accès aux études, comment ne pas s’interroger sur l’aveuglement d’Emmanuel Macron sur la crise du logement en général et sur le logement étudiant en particulier ? Comment ne pas se rappeler que sa seule mesure sur le sujet, pratiquement, aura été de baisser les APL ou d’étrangler financièrement le secteur HLM qui, de fait, n’a plus rien à proposer aux étudiants ? Une politique largement indigne de la septième puissance économique mondiale et qui se gargarise de discours sur l’égalité des chances.
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