ENTRETIEN - L'anthropologue publie avec «Terreur Graphique» une bande dessinée où il présente sa théorie des systèmes familiaux. Une plongée passionnante dans des modèles archaïques qui permettent de comprendre les différences entre les peuples.
LE FIGARO.- On vous a quitté avec un essai de 350 pages sur la défaite de l'Occident et on vous retrouve avec une bande dessinée avec «Terreur Graphique» présentant vos travaux sur les systèmes familiaux. Pouvez-vous nous résumer à grands traits cette théorie ?
Emmanuel TODD.- Disons pour simplifier que j'ai défini quatre grands systèmes familiaux, qui correspondent aux quatre grands pays européens que sont la France, l'Allemagne, l'Angleterre et la Russie (eh oui). La France d'abord. Prenez une famille paysanne dans le Bassin parisien au XVIIIe siècle : les enfants, lorsqu'ils deviennent adultes, s'en vont pour fonder un ménage autonome. Il n'y a jamais deux générations adultes ensemble sous le même toit. C'est la famille nucléaire qui a toutes les apparences de la famille moderne. S'ajoute à cela une égalité des enfants devant l'héritage entre garçons et filles, héritée de Rome. C'est la tradition du bassin parisien, qui prévaut dès avant la Révolution. Ses valeurs fondamentales sont la liberté (des enfants) et l'égalité (des frères et sœurs). Le système anglais c'est la même chose, mais sans l'égalité devant l'héritage : les parents sont libres de distribuer ou de tester comme ils l'entendent. C'est le système français en plus primitif. Le troisième système concerne des régions d'Europe qui n'ont pas brillé par leur libéralisme : la famille souche allemande, qu'on trouve aussi dans le sud-ouest de la France, en Catalogne et en Béarn. Il n'y a qu'un héritier, en général, l'aîné des garçons, les autres sont éjectés. Une lignée se forme et on voit apparaître des ménages avec trois générations. Les valeurs fondamentales de ce système sont l'autorité et l'inégalité. Le quatrième système est la famille communautaire. Un couple a des enfants. La famille originelle garde les garçons, éjecte les filles, intègre des belles-filles. On a une extension verticale et horizontale du ménage. Ça donne les frères et les oncles des romans russes. Les valeurs sont l'autoritarisme et l'égalitarisme : ce seront les valeurs du communisme.
Y a-t-il eu dans votre vie un moment «eurêka» ?
Oui, mais préparée par une première vie de recherche. J'avais fait ma thèse à Cambridge sur les structures familiales et la mobilité géographique dans des communautés d'Artois, de Bretagne, du sud de la Suède et d'Italie centrale. J'avais écrit mon premier bouquin sur l'effondrement à venir de l'Union soviétique. J'étais critique au Monde des Livres mais je revenais instinctivement à la recherche. J'avais une bonne connaissance du système familial de l'Italie centrale, communautaire, et je savais fort bien que l'Italie centrale votait communiste. Un jour, j'étais sur un canapé dans l'appartement de ma mère, je faisais ma sieste, et j'ai vu se superposer dans ma tête la carte du communisme (Russie, Chine, Vietnam, Yougoslavie, bordure nord-ouest du massif central, Italie centrale) et le système familial communautaire. Tac ! Autoritarisme et égalitarisme, c'est la famille communautaire, qui donne le communisme. Je me suis alors enfermée un an dans la bibliothèque du musée de l'homme et j'ai inventorié les types familiaux à l'échelle planétaire. N'importe quel cas déviant aurait pu invalider la théorie. Exemple : le communisme avait buté contre la Thaïlande. Si j'avais trouvé un type communautaire en Thaïlande, la théorie était morte. Suspense devant le fichier. Mais non le système familial thaïlandais était matrilocal, fluide, flou, comme la vie politique thaïe…Bingo. Le problème de ce modèle, c'est qu'il marche trop bien.
Vous dites qu'à l'origine se trouvent les systèmes familiaux, mais qu'est-ce qui produit ces systèmes eux-mêmes ?
Ah ça… J'ai écrit un livre de 750 pages là-dessus, L'Origine des systèmes familiaux (2011). … je ne fais pas que des bédés. La famille nucléaire originelle se complexifie dans l'histoire à partir de l'invention de l'agriculture. Il faut démarrer en Mésopotamie et à une première émergence de la famille souche , puis de la famille communautaire. En fait, les types familiaux qui coexistaient à la veille de notre modernisation industrielle représentent chacun un stade d'évolution du système familial. Les Anglais, les plus périphériques dans l'histoire, étaient les plus proches du système originel des chasseurs-cueilleurs ; les Français lui avaient ajouté l'héritage égalitaire de Rome. La famille souche allemande était plus élaborée avec l'émergence d'un principe patrilinéaire inégalitaire qui laisse une place par défaut aux femmes. Avec la famille communautaire russe, le principe patrilinéaire incluait tous les garçons. Pourtant, contrairement à la Chine qui a le même système, le statut des femmes restait assez élevé, parce que le système russe est récent, apparu entre le XVIe et le XVIIIe siècle..
Y a-t-il un système plus avantageux que l'autre ?
Chaque type de famille a ses avantages : la famille nucléaire a un avantage de flexibilité et d'innovation, la famille souche un avantage de continuité, la famille communautaire a une forte capacité organisationnelle avec un principe de symétrie très fort. Chaque système a ses faiblesses. Actuellement on vit un niveau de désorganisation psychique élevé en pays nucléaire, dans notre phase néolibérale et d'effondrement des religions. Les restes de valeurs souche et communautaire, allemandes ou russes, sont des môles de résistance.
Quand on regarde les indicateurs de fécondité, très bas, on voit que la crise de la famille est partout dans le monde avancé. Si une société ne se reproduit plus, peut-on encore parler de système familial ?
Emmanuel Todd
Emmanuel Todd
Dans mon avant-dernier livre, La Défaite de l'Occident, je situe l'émergence du nihilisme dans ces systèmes familiaux nucléaires où la religion, surtout protestante, a disparu. Au stade actuel, les systèmes de type souche et communautaire ont certes un avantage de résilience. Mais quand on regarde les indicateurs de fécondité, très bas, on voit que la crise de la famille est partout dans le monde avancé. Si une société ne se reproduit plus, peut-on encore parler de système familial ? L'idée même de système familial inclut celle de reproduction. Si elle ne fonctionne plus, il n'y a pas de système.
À quoi sert ce système pour comprendre le monde d'aujourd'hui ?
Des traces mentales continuent d'exister même si les systèmes familiaux ont volé en éclat. C'est pour ça que je ne me raconte pas que la Russie nous ressemble en tout et qu'on aurait pu y passer tranquillement du communisme à la démocratie libérale. Ces résidus permettent d'expliquer pourquoi l'Allemagne a toujours une industrie et pourquoi la Russie un état souverain, des ingénieurs et une armée.
Ne sous-estimez-vous pas la religion comme facteur structurant ?
Dans la première phase de mes recherches (L'Invention de l'Europe, 1990) j'ai montré en détail la détermination des idéologies modernes par les systèmes familiaux de l'âge préindustriel. Mais dans La Défaite de l'Occident la variable historique centrale est la religion, qui passe du stade actif aux stades zombie puis zéro. Les gens ne se rendent pas compte que c'est l'absence de religion qui les diminue. Et c'est un incroyant qui vous dit ça. Mais je retrouve ici, par mon chemin d'anthropologue, Régis Debray, Marcel Gauchet ou Olivier Roy.
Pourquoi l'absence de religion détruit la société ?
La religion est un système de croyances qui unifie la société, permet l'action collective et structure les personnalités. Quand cette matrice se désagrège, dans un premier temps il y a des substituts : la Révolution française par exemple qui n'est qu'un christianisme laïcisé, puis le parti communiste qui était sur les cartes de France le négatif de la pratique religieuse. Et puis il y a la phase suivante, le stade zéro de la religion. Il n'y a plus ces valeurs pour encadrer, former les individus, et qui les grandissent. On découvre tristement que l'individu seul rapetisse, alors même qu'il se consacre à son « développement personnel ».
N'est-ce pas conservateur de penser que la famille et la religion sont au fondement du social ?
Je refuse le terme conservateur pour ma pensée mais je l'accepte pour moi-même qui suis un individu mentalement archaïque, produit d'une époque révolue. Au fond je suis même conservé plutôt que conservateur. Mais intellectuellement, je suis un empiriste pur. J'accepte le réel, je vois que les systèmes familiaux anciens n'existent plus. Quand dans mon livre Où en sont-elles ? je rappelle l'axiome raisonnable selon lequel ce qui distingue un homme d'une femme est la capacité ou non de porter un enfant. Cela fait-il de moi un conservateur ? Évidemment non. Un homme du passé accroché au bon sens scientifique peut-être.
Je refuse le terme conservateur pour ma pensée mais je l'accepte sans pour moi-même qui suis un individu mentalement archaïque, produit d'une époque révolue.
Emmanuel Todd
Emmanuel Todd
Oui…mais ça n'est pas une insulte (il n'objecte pas) Vous affirmez que la théorie des systèmes familiaux permet de mieux appréhender la diversité du monde. C'est la leçon de votre bande dessinée ?
Oui. C'est une bande dessinée de salut public. Nous sommes dans un monde qui est en train de s'organiser pour une guerre sans fin sur la base de valeurs indémontrables de part et d'autre. L'anthropologie culturelle d'après-guerre avait reconnu avec Claude Levi Strauss (cousin de ma grand-mère maternelle) l'égale valeur de toutes les cultures. Je suis de cette école : mais j'aime de plus regarder les peuples européens comme des peuples primitifs, avec leurs rites, leurs bizarreries. Je vois bien que les valeurs anglo-américaines - l'individualisme, hystérique, et l'ultra- libéralisme- sont sincères, mais le problème est que l'Amérique ne parvient pas à concevoir la sincérité des autres systèmes de valeurs et à négocier avec des organisations sociales parfois plus rigides. L'homme est universel, mais les systèmes familiaux et les cultures ne le sont pas. Si on continue à le nier, cela risque de se terminer par un affrontement thermo-nucléaire.
La confrontation de modèles familiaux antagonistes, notamment dans les sociétés multiculturelles ne crée, elle, pas des conflits de valeurs insolubles ?
Dans Le destin des immigrés , paru en 1994, j'étais le premier à dire qu'identifier l'immigration arabo-musulmane à l'immigration italienne et portugaise était insuffisant , car la famille arabe, communautaire endogame ( avec le mariage des cousins et un statut de la femme très bas), contredit l'exogamie chrétienne et le statut de la femme symbolisé par la Vierge Marie. Mais j'avais aussi noté à cette époque que le taux de mariages mixtes des Français d'origine algérienne était très élevé en France par rapport à celui des Pakistanais en Angleterre ou des Turcs en Allemagne. Je croyais au système d'assimilation à la française, et j'y crois encore. Ce que je n'avais pas prévu c'est que l'intégration de la France dans la zone euro allait bloquer la mobilité sociale et freiner l'assimilation. On a paralysé la société. Mais l'euro aussi est fondé sur une ignorance anthropologique pathétique. J'ai tout de suite vu que ça n'allait pas marcher : jamais les Français ne deviendraient des Allemands. Accepter de voir la diversité du monde, ce n'est pas renoncer à nos valeurs mais comprendre que certains conflits ne servent à rien car tout le monde est sincère. On ne peut pas transformer un Français en Allemand ou un Russe en Américain.
Terreur Graphique vous représente en train de regarder tous les après-midi l'Inspecteur Barnaby.. ce n'est pas une blague ?
C'est tout à fait vrai. Mon problème dans la vie, c'est que je pense et modélise tout le temps. C'est insupportable. Grâce à Barnaby et à Hercule Poirot, je peux me reposer, surtout quand j'ai déjà vu l’épisode quatre ou cinq fois. J'essaye de le reconnaître l'épisode dès le premier plan. Je fais un accès d'angoisse quand je tombe sur un épisode que je n'ai pas vu : je vais devoir comprendre quelque chose.
Par Eugénie Bastié
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