DÉCRYPTAGE - Le Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique se révèle être un gouffre financier de cinq milliards d’euros, auquel la France participe. La Cour des comptes européenne l’a étrillé dans un rapport accablant.
Il devait lutter «contre les causes profondes de la migration irrégulière» en Afrique. Il finance finalement la distribution de mixeurs alimentaires dans des écoles n’étant pas raccordées à l’électricité en Éthiopie. Le Fonds fiduciaire d’urgence (FFU) de l’Union européenne serait un véritable fiasco, d’après un accablant rapport de la Cour des comptes européenne.Il coûte pourtant, depuis 2015 et sa création par la Commission européenne, la bagatelle de cinq milliards d’euros au Vieux-Continent, en partie financés par le contribuable français. 42% des fonds engagés l’ont été pour le Sahel et le lac Tchad, à l’Ouest, gangrené par le terrorisme djihadiste ; 36% pour la corne de l’Afrique, à l’Est, frappée par la famine et les tensions ethniques ; et 18% pour l’Afrique du Nord, depuis laquelle embarquent régulièrement dans des navires de fortune les migrants souhaitant traverser la Méditerranée.
Argent «alloué de façon disproportionnée»
Malgré ces sommes folles, «le soutien est resté peu ciblé», selon la Cour. Il n’a surtout pas répondu aux «priorités» que s’était fixées le Conseil d’administration du FFU, à savoir une «gestion intégrée des frontières» au Maghreb, un plan de «retours volontaires» des migrants dans leurs pays et des «mesures de lutte contre la traite d'êtres humains».
Malgré de premières remontrances de la Cour en 2018, qui estimait à l’époque que les aides du FFU étaient déjà mal ciblées, le rapport note que l’argent continue «d'être alloué de façon disproportionnée à un grand nombre d'actions humanitaires (...) et à la protection des migrants.» «Les objectifs et les priorités du fonds ont conservé une formulation aussi générale que possible, de sorte que la plupart des actions puissent être considérées comme éligibles», étrille le document.
Projets fantômes et chiffres gonflés
Sur place, des agents de l’institution ont vérifié comment l’argent était utilisé. En Éthiopie, ils ont d’abord constaté la construction «avec succès» d’un puits de forage à pompe solaire. Ils se sont aussi rendu compte que l’installation de 100 postes de lavage de mains dans le cadre de la pandémie de Covid avaient été considérée comme «100 réalisations distinctes», et «non comme une seule et même infrastructure sociale construite». Une «faiblesse méthodologique» qui permet donc aux autorités éthiopiennes de gonfler leur bilan. Toujours dans ce même pays, une école n’ayant pas accès à l’électricité a reçu, pour répondre à ses «besoins criants» en terme d’infrastructure... un mixeur alimentaire de faible qualité. «Nous avons ainsi constaté que certaines activités (...) ne présentaient aucun lien avec les aspects les plus urgents de la crise migratoire. Citons, à titre d’exemple, la remise en état (d’une) corniche côtière à Benghazi (Libye) ou la restauration du théâtre romain de Sabratha» (Libye également).
Des projets fantômes ont aussi été repérés, comme un abattoir flambant neuf et une ferme avicole abandonnés car, selon son gérant, ils ne seraient «pas économiquement viables». Quant au nombre d’emplois créés, que les bénéficiaires estiment à 14.028, il serait «considérablement gonflé». «Il ressort de nos visites sur place que de (nombreux) emplois n’étaient pas durables. Il est difficile de répondre aux besoins à long terme dans un délai aussi court que la durée d'un projet», précise le rapport.
En Gambie, un bénéficiaire a reçu en 2018 une formation et une subvention pour «créer une entreprise dans le secteur de la volaille». «Il a ainsi reçu des poulets, des aliments, des médicaments et du matériel», décrit le rapport au vitriol. «En 2022, il a bénéficié du même soutien, alors qu’il avait confirmé oralement ne pas avoir eu d’activité auparavant.» En 2023, lors de la visite des agents, ils constatent que l’homme avait vendu tous ses animaux, et que «ce second projet financé par l’UE ne correspondait à plus aucune activité».
Quant aux organismes censés surveiller et gérer les migrations, ils ne font guère mieux. «Malgré un soutien logistique et matériel utile, l'organisme gambien de coordination nationale de la migration s'est rarement réuni, mais a élaboré un plan d'action pour les années 2023 et 2024, tandis que le réseau des centres d'information sur les migrations a cessé ses activités lorsque le financement a été interrompu», peut-on lire. Au total, sur 115 investissements examinés par la Cour des comptes, 33 n’étaient plus en service en 2023, et 66 autres «risquaient de ne plus être viables».
Détournement par des passeurs de migrants
Pire encore, le Fonds serait détourné. Précisément par des personnes que la dotation cherche à évincer : des passeurs de migrants. D’abord, la Cour avance que «dix gestionnaires de programme du FFU pour l'Afrique qui ont répondu confidentiellement à notre enquête (...) ont déclaré qu'ils avaient signalé des atteintes aux droits de l'homme à d'autres collègues. Or, au niveau des services centraux, la Commission ne disposait que d'un seul dossier concernant un cas présumé...»
Ainsi, la Cour sous-entend dans son rapport que du matériel, dont des voitures, des bus, des navires, aurait bénéficié à des trafiquants d’êtres humains ou des organisations criminelles, notamment en Libye. Elle liste dans un graphique équivoque de très nombreux «risques potentiels». «Il se peut que les points de débarquement soient utilisés par d’autres acteurs, “officieux”, et à des fins détournés», peut-on lire.
Et de poursuivre : «Il se peut que le soutien du FFU pour l’Afrique ait facilité le transfert de migrants vers des centres de rétention, y aggravant ainsi la surpopulation» ; «Il se peut que les voitures et/ou les autobus soient utilisés par des personnes (...) à des fins détournées» ; «Il se peut que les centres de rétention fermés par les services de lutte contre l'immigration clandestine passent sous le contrôle d'autres acteurs impliqués dans le trafic de migrants» ; «Il se peut que la sous-traitance ait bénéficié à des organisations criminelles» ; «Il se peut que l'équipement serve à des acteurs autres que les bénéficiaires ciblés (et que) le personnel formé n'adhère pas au principe consistant à ne pas nuire»...
Ce «principe de ne pas nuire», clause mentionnée à plus de 20 reprises dans le document, met un point d’honneur à ce que le Fonds ne finance pas des «atteintes aux droits de l’homme». Or la Cour a constaté «que les activités ne tenaient pas suffisamment compte des risques de non-respect du principe consistant à ne pas nuire», et que «les vérifications du respect (de ce) principe ont débuté en 2020, mais elles n’ont pas été suffisamment étayées par la Commission dans ses rapports».
La Cour avance enfin que la «Commission (européenne) n'a encore défini ni procédures formelles pour signaler les cas présumés d'atteintes aux droits de l'homme (...) pour déterminer dans quelles situations le soutien de l'UE peut être suspendu». Ce rapport cinglant va-t-il pousser la Commission européenne, à l’origine de la création de ce Fonds, à réduire la voilure quant à son financement ? Rien n’est moins sûr. En 2018, le premier rapport avait déjà été accablant. En six ans donc, rien n’a vraiment changé.
Par Steve Tenré
Il devait lutter «contre les causes profondes de la migration irrégulière» en Afrique. Il finance finalement la distribution de mixeurs alimentaires dans des écoles n’étant pas raccordées à l’électricité en Éthiopie. Le Fonds fiduciaire d’urgence (FFU) de l’Union européenne serait un véritable fiasco, d’après un accablant rapport de la Cour des comptes européenne.Il coûte pourtant, depuis 2015 et sa création par la Commission européenne, la bagatelle de cinq milliards d’euros au Vieux-Continent, en partie financés par le contribuable français. 42% des fonds engagés l’ont été pour le Sahel et le lac Tchad, à l’Ouest, gangrené par le terrorisme djihadiste ; 36% pour la corne de l’Afrique, à l’Est, frappée par la famine et les tensions ethniques ; et 18% pour l’Afrique du Nord, depuis laquelle embarquent régulièrement dans des navires de fortune les migrants souhaitant traverser la Méditerranée.
Argent «alloué de façon disproportionnée»
Malgré ces sommes folles, «le soutien est resté peu ciblé», selon la Cour. Il n’a surtout pas répondu aux «priorités» que s’était fixées le Conseil d’administration du FFU, à savoir une «gestion intégrée des frontières» au Maghreb, un plan de «retours volontaires» des migrants dans leurs pays et des «mesures de lutte contre la traite d'êtres humains».
Malgré de premières remontrances de la Cour en 2018, qui estimait à l’époque que les aides du FFU étaient déjà mal ciblées, le rapport note que l’argent continue «d'être alloué de façon disproportionnée à un grand nombre d'actions humanitaires (...) et à la protection des migrants.» «Les objectifs et les priorités du fonds ont conservé une formulation aussi générale que possible, de sorte que la plupart des actions puissent être considérées comme éligibles», étrille le document.
Projets fantômes et chiffres gonflés
Sur place, des agents de l’institution ont vérifié comment l’argent était utilisé. En Éthiopie, ils ont d’abord constaté la construction «avec succès» d’un puits de forage à pompe solaire. Ils se sont aussi rendu compte que l’installation de 100 postes de lavage de mains dans le cadre de la pandémie de Covid avaient été considérée comme «100 réalisations distinctes», et «non comme une seule et même infrastructure sociale construite». Une «faiblesse méthodologique» qui permet donc aux autorités éthiopiennes de gonfler leur bilan. Toujours dans ce même pays, une école n’ayant pas accès à l’électricité a reçu, pour répondre à ses «besoins criants» en terme d’infrastructure... un mixeur alimentaire de faible qualité. «Nous avons ainsi constaté que certaines activités (...) ne présentaient aucun lien avec les aspects les plus urgents de la crise migratoire. Citons, à titre d’exemple, la remise en état (d’une) corniche côtière à Benghazi (Libye) ou la restauration du théâtre romain de Sabratha» (Libye également).
Des projets fantômes ont aussi été repérés, comme un abattoir flambant neuf et une ferme avicole abandonnés car, selon son gérant, ils ne seraient «pas économiquement viables». Quant au nombre d’emplois créés, que les bénéficiaires estiment à 14.028, il serait «considérablement gonflé». «Il ressort de nos visites sur place que de (nombreux) emplois n’étaient pas durables. Il est difficile de répondre aux besoins à long terme dans un délai aussi court que la durée d'un projet», précise le rapport.
En Gambie, un bénéficiaire a reçu en 2018 une formation et une subvention pour «créer une entreprise dans le secteur de la volaille». «Il a ainsi reçu des poulets, des aliments, des médicaments et du matériel», décrit le rapport au vitriol. «En 2022, il a bénéficié du même soutien, alors qu’il avait confirmé oralement ne pas avoir eu d’activité auparavant.» En 2023, lors de la visite des agents, ils constatent que l’homme avait vendu tous ses animaux, et que «ce second projet financé par l’UE ne correspondait à plus aucune activité».
Quant aux organismes censés surveiller et gérer les migrations, ils ne font guère mieux. «Malgré un soutien logistique et matériel utile, l'organisme gambien de coordination nationale de la migration s'est rarement réuni, mais a élaboré un plan d'action pour les années 2023 et 2024, tandis que le réseau des centres d'information sur les migrations a cessé ses activités lorsque le financement a été interrompu», peut-on lire. Au total, sur 115 investissements examinés par la Cour des comptes, 33 n’étaient plus en service en 2023, et 66 autres «risquaient de ne plus être viables».
Détournement par des passeurs de migrants
Pire encore, le Fonds serait détourné. Précisément par des personnes que la dotation cherche à évincer : des passeurs de migrants. D’abord, la Cour avance que «dix gestionnaires de programme du FFU pour l'Afrique qui ont répondu confidentiellement à notre enquête (...) ont déclaré qu'ils avaient signalé des atteintes aux droits de l'homme à d'autres collègues. Or, au niveau des services centraux, la Commission ne disposait que d'un seul dossier concernant un cas présumé...»
Ainsi, la Cour sous-entend dans son rapport que du matériel, dont des voitures, des bus, des navires, aurait bénéficié à des trafiquants d’êtres humains ou des organisations criminelles, notamment en Libye. Elle liste dans un graphique équivoque de très nombreux «risques potentiels». «Il se peut que les points de débarquement soient utilisés par d’autres acteurs, “officieux”, et à des fins détournés», peut-on lire.
Et de poursuivre : «Il se peut que le soutien du FFU pour l’Afrique ait facilité le transfert de migrants vers des centres de rétention, y aggravant ainsi la surpopulation» ; «Il se peut que les voitures et/ou les autobus soient utilisés par des personnes (...) à des fins détournées» ; «Il se peut que les centres de rétention fermés par les services de lutte contre l'immigration clandestine passent sous le contrôle d'autres acteurs impliqués dans le trafic de migrants» ; «Il se peut que la sous-traitance ait bénéficié à des organisations criminelles» ; «Il se peut que l'équipement serve à des acteurs autres que les bénéficiaires ciblés (et que) le personnel formé n'adhère pas au principe consistant à ne pas nuire»...
Ce «principe de ne pas nuire», clause mentionnée à plus de 20 reprises dans le document, met un point d’honneur à ce que le Fonds ne finance pas des «atteintes aux droits de l’homme». Or la Cour a constaté «que les activités ne tenaient pas suffisamment compte des risques de non-respect du principe consistant à ne pas nuire», et que «les vérifications du respect (de ce) principe ont débuté en 2020, mais elles n’ont pas été suffisamment étayées par la Commission dans ses rapports».
La Cour avance enfin que la «Commission (européenne) n'a encore défini ni procédures formelles pour signaler les cas présumés d'atteintes aux droits de l'homme (...) pour déterminer dans quelles situations le soutien de l'UE peut être suspendu». Ce rapport cinglant va-t-il pousser la Commission européenne, à l’origine de la création de ce Fonds, à réduire la voilure quant à son financement ? Rien n’est moins sûr. En 2018, le premier rapport avait déjà été accablant. En six ans donc, rien n’a vraiment changé.
Par Steve Tenré
