REPORTAGE. À Fulda, 70 000 habitants, les responsables locaux sont débordés et exigent un plafonnement de l’immigration, thème central des élections législatives du 23 février en Allemagne.
De notre correspondante en Allemagne, Pascale Hugues
" Wir schaffen das nicht ! Nous n'y arrivons pas. C'est aussi simple que ça », décrète Bernd Woide d'un ton catégorique. Le conseiller régional revisite l'illustre formule d'Angela Merkel qui, en 2015, encourageait les Allemands à accueillir des centaines de milliers de migrants. Bernd Woide est responsable de leur gestion dans cette région de 220 000 habitants autour de Fulda, commune de 70 000 âmes située dans la Hesse, dans le centre du pays.
En l'espace de dix ans, cette région qui ne connaissait que l'immigration traditionnelle – italienne, portugaise, grecque et turque – a vu arriver des Syriens, des Afghans, des Iraniens, puis des Ukrainiens chassés de chez eux par la guerre et la répression. Beaucoup de monde en très peu de temps. Les réfugiés ont chamboulé Fulda, cette petite ville aisée et très catholique avec son château et ses clochers baroques. Le bilan de Bernd Woide est on ne peut plus clair : « Au cours des dix dernières années, nous avons accueilli près de 9 000 personnes dans la région. C'est l'équivalent d'une commune entière et c'est trop. »
Bernd Woide se fait le porte-voix des communes allemandes stressées qui, depuis longtemps déjà, se plaignent : « Nos capacités ne suffisent plus, nous manquons de logements, de places dans les jardins d'enfants et les écoles, d'enseignants supplémentaires pour accompagner les enfants qui ne parlent pas allemand, de cours de langue, de structures de formation professionnelle pour ceux dont la demande d'asile a été acceptée et qui ont le droit de travailler. »
Des procédures longues
Les Allemands protestent également : il faut attendre des semaines pour obtenir un rendez-vous chez un spécialiste et les généralistes ne peuvent plus prendre de nouveaux patients. Les régions rurales manquent de médecins. Après l'attentat d'Aschaffenburg le mois dernier – un Afghan qui avait été signalé pour troubles psychiatriques a poignardé et tué une petite fille de deux ans et l'homme qui s'était interposé pour la protéger –, certains ont exigé que les demandeurs d'asile traumatisés soient suivis par des psychologues. Une idée qui fait bondir Bernd Woide : « Des psychologues ! Mais ils rêvent à Berlin. Quand chez nous on manque même de généralistes ! »
Jochen Kohlert, cofondateur du projet « Wohnzimmer », une association qui s'efforce d'établir « des ponts » entre les habitants de la ville et les migrants, décrit le quotidien de tous ceux qui attendent que leur demande d'asile soit examinée : « Le problème, c'est que les administrations sont débordées et qu'il faut parfois compter plusieurs années, trois ans, cinq ans pour qu'un dossier soit traité. S'il est rejeté et que le migrant décide de faire appel devant un tribunal administratif, c'est reparti pour quelques années. Aux Pays-Bas, la procédure est beaucoup plus rapide. Pendant ce temps ces gens, souvent des hommes jeunes qui ont envie de faire leur vie, se retrouvent entassés dans des foyers d'accueil situés souvent dans des régions rurales isolées. Ils sont désœuvrés puisqu'ils n'ont pas le droit de travailler. Au pays, les familles attendent qu'ils envoient de l'argent, qu'ils les fassent venir. C'est une situation intolérable et certains développent des troubles psychiques. »
Le coût important de la politique d'accueil
L'État social allemand est l'un des plus généreux d'Europe, ce qui fait de l'Allemagne une destination particulièrement prisée pour les réfugiés. Jürgen Stock, responsable de la section travail et prestations sociales au Landkreis, le district de Fulda, projette un tableau sur le mur de son bureau. Il dénonce le coût exorbitant de la politique migratoire : « Un demandeur d'asile qui met le pied en Allemagne a droit automatiquement à 450 euros pour vivre par mois. En outre, son logement et ses soins de santé sont pris en charge. Si l'on ajoute les allocations familiales, une famille de quatre personnes peut compter sur 2 000 euros par mois, logement gratuit et cela pendant toute la durée, parfois fort longue, durant laquelle son dossier est traité. Une fois que la demande d'asile est approuvée, il touche le Bürgergeld (le RSA allemand), c'est-à-dire 100 euros supplémentaires. Il bénéficie alors du même statut qu'un chômeur allemand. Les réfugiés ukrainiens eux ont tout de suite droit au Bürgergeld. »
Résultat : 25 % des bénéficiaires du Bürgergeld sont des demandeurs d'asile dont le statut a été reconnu. 23 % sont des Ukrainiens et 10 % sont originaires d'un autre pays de l'Union européenne. 42 % seulement sont des Allemands. La moitié des bénéficiaires du Bürgergeld sont donc des migrants ou des réfugiés et c'est compter sans tous ceux dont le dossier est en cours et qui touchent aussi des allocations. « Au cours des quatre dernières années, a calculé Jürgen Stock, le budget annuel que nous réservons au Bürgergeld est passé de 50 millions à 80 millions d'euros, soit une hausse de 60 % pour le Landkreis Fulda. » En outre, seulement 46 % des Syriens sont salariés et paient des cotisations sociales. « Alors qu'ils sont là depuis 2015, appuie Jürgen Stock. En Pologne et dans les pays Baltes, la part de ceux qui travaillent est beaucoup plus élevée. »
Bernd Woide estime que la responsabilité de cette situation devenue ingérable revient au « gouvernement à Berlin qui n'a aucune idée de la réalité que nous vivons ici. J'aimerais que les politiques fassent mon boulot pendant un mois. Je ne suis pas un idéologue, mais un pragmatique. C'est notre système qui engendre les problèmes, pas les gens qui viennent chez nous. Notre devoir est de les protéger et de les aider à devenir responsables d'eux-mêmes. Pour cela, il faut commencer par plafonner le nombre des arrivées. »
Il a applaudi le plan en cinq points annoncé par Friedrich Merz pour limiter l'immigration en imposant, entre autres, le contrôle aux frontières et en les fermant aux demandeurs d'asile censés – en vertu des accords de Dublin – déposer leur demande dans un autre pays de l'Union européenne. Et tant pis si le candidat conservateur aux élections du 23 février a essayé de faire passer sa motion avec les voix de l'extrême droite. Un tabou brisé qui a fait descendre des centaines de milliers d'Allemands dans la rue.
Accueillir moins pour intégrer mieux
Mais certains élus chrétiens-démocrates à Fulda redoutent, en suggérant de plafonner l'immigration, d'être mis dans le même sac que l'extrême droite. Pour eux, l'attentisme des gouvernements successifs – ceux d'Angela Merkel et celui d'Olaf Scholz – est responsable de la montée de l'AfD. Aux législatives de 2021, 13 % des électeurs de la région avaient voté pour le parti d'extrême droite. En 2023, lors des régionales de Hesse, ils étaient 24 %. Un résultat qui a toutes les chances d'être confirmé le 23 février.
Quand le chrétien-démocrate Heiko Wingenfeld a pris ses fonctions de maire en août 2015, il a reçu un coup de fil : « Débrouille-toi pour loger 1 000 migrants. Ils arrivent dans 48 heures. » Dans son bureau logé dans le Stadtschloss, ancienne résidence des princes-abbés et évêques de Fulda, Heiko Wingenfeld n'a pas oublié ce branle-bas de combat. Il fait ériger un campement provisoire. À l'époque, l'économie était au beau fixe, s'empresse-t-il de souligner.
« Mais aujourd'hui, nous avons un cocktail explosif : les migrants continuent à arriver alors que notre économie va mal. Le problème, c'est que pendant des décennies l'Allemagne a ignoré la réalité de l'immigration. Nous n'avons élaboré aucune stratégie et nous avons été pris par surprise. Nous avons été jetés à l'eau et elle est glaciale. »
Tous ces nouveaux venus ne sont-ils pas la réponse à la chronique pénurie de main-d'œuvre qualifiée qui ne va faire que s'aggraver avec une population vieillissante ? Heiko Wingenfeld donne l'exemple d'un dentiste syrien dont la région avait grand besoin : « Il a dû attendre un an pour avoir droit à un cours de langue. Il travaille maintenant. Il s'en est sorti. Mais beaucoup sont restés en rade parce que nous ne pouvons pas nous occuper d'eux de façon adéquate. Cent nationalités différentes travaillent dans notre hôpital communal qui compte 1 000 lits. Sans ces gens, notre système s'écroulerait. Nous avons besoin d'une culture de l'accueil, mais aussi d'une stratégie et surtout d'un plafond. Avant d'accueillir d'autres personnes, il faut nous assurer que ceux qui sont là ne sont pas livrés à eux-mêmes, mais pris en charge. »
De notre correspondante en Allemagne, Pascale Hugues
" Wir schaffen das nicht ! Nous n'y arrivons pas. C'est aussi simple que ça », décrète Bernd Woide d'un ton catégorique. Le conseiller régional revisite l'illustre formule d'Angela Merkel qui, en 2015, encourageait les Allemands à accueillir des centaines de milliers de migrants. Bernd Woide est responsable de leur gestion dans cette région de 220 000 habitants autour de Fulda, commune de 70 000 âmes située dans la Hesse, dans le centre du pays.
En l'espace de dix ans, cette région qui ne connaissait que l'immigration traditionnelle – italienne, portugaise, grecque et turque – a vu arriver des Syriens, des Afghans, des Iraniens, puis des Ukrainiens chassés de chez eux par la guerre et la répression. Beaucoup de monde en très peu de temps. Les réfugiés ont chamboulé Fulda, cette petite ville aisée et très catholique avec son château et ses clochers baroques. Le bilan de Bernd Woide est on ne peut plus clair : « Au cours des dix dernières années, nous avons accueilli près de 9 000 personnes dans la région. C'est l'équivalent d'une commune entière et c'est trop. »
Bernd Woide se fait le porte-voix des communes allemandes stressées qui, depuis longtemps déjà, se plaignent : « Nos capacités ne suffisent plus, nous manquons de logements, de places dans les jardins d'enfants et les écoles, d'enseignants supplémentaires pour accompagner les enfants qui ne parlent pas allemand, de cours de langue, de structures de formation professionnelle pour ceux dont la demande d'asile a été acceptée et qui ont le droit de travailler. »
Des procédures longues
Les Allemands protestent également : il faut attendre des semaines pour obtenir un rendez-vous chez un spécialiste et les généralistes ne peuvent plus prendre de nouveaux patients. Les régions rurales manquent de médecins. Après l'attentat d'Aschaffenburg le mois dernier – un Afghan qui avait été signalé pour troubles psychiatriques a poignardé et tué une petite fille de deux ans et l'homme qui s'était interposé pour la protéger –, certains ont exigé que les demandeurs d'asile traumatisés soient suivis par des psychologues. Une idée qui fait bondir Bernd Woide : « Des psychologues ! Mais ils rêvent à Berlin. Quand chez nous on manque même de généralistes ! »
Jochen Kohlert, cofondateur du projet « Wohnzimmer », une association qui s'efforce d'établir « des ponts » entre les habitants de la ville et les migrants, décrit le quotidien de tous ceux qui attendent que leur demande d'asile soit examinée : « Le problème, c'est que les administrations sont débordées et qu'il faut parfois compter plusieurs années, trois ans, cinq ans pour qu'un dossier soit traité. S'il est rejeté et que le migrant décide de faire appel devant un tribunal administratif, c'est reparti pour quelques années. Aux Pays-Bas, la procédure est beaucoup plus rapide. Pendant ce temps ces gens, souvent des hommes jeunes qui ont envie de faire leur vie, se retrouvent entassés dans des foyers d'accueil situés souvent dans des régions rurales isolées. Ils sont désœuvrés puisqu'ils n'ont pas le droit de travailler. Au pays, les familles attendent qu'ils envoient de l'argent, qu'ils les fassent venir. C'est une situation intolérable et certains développent des troubles psychiques. »
Le coût important de la politique d'accueil
L'État social allemand est l'un des plus généreux d'Europe, ce qui fait de l'Allemagne une destination particulièrement prisée pour les réfugiés. Jürgen Stock, responsable de la section travail et prestations sociales au Landkreis, le district de Fulda, projette un tableau sur le mur de son bureau. Il dénonce le coût exorbitant de la politique migratoire : « Un demandeur d'asile qui met le pied en Allemagne a droit automatiquement à 450 euros pour vivre par mois. En outre, son logement et ses soins de santé sont pris en charge. Si l'on ajoute les allocations familiales, une famille de quatre personnes peut compter sur 2 000 euros par mois, logement gratuit et cela pendant toute la durée, parfois fort longue, durant laquelle son dossier est traité. Une fois que la demande d'asile est approuvée, il touche le Bürgergeld (le RSA allemand), c'est-à-dire 100 euros supplémentaires. Il bénéficie alors du même statut qu'un chômeur allemand. Les réfugiés ukrainiens eux ont tout de suite droit au Bürgergeld. »
Résultat : 25 % des bénéficiaires du Bürgergeld sont des demandeurs d'asile dont le statut a été reconnu. 23 % sont des Ukrainiens et 10 % sont originaires d'un autre pays de l'Union européenne. 42 % seulement sont des Allemands. La moitié des bénéficiaires du Bürgergeld sont donc des migrants ou des réfugiés et c'est compter sans tous ceux dont le dossier est en cours et qui touchent aussi des allocations. « Au cours des quatre dernières années, a calculé Jürgen Stock, le budget annuel que nous réservons au Bürgergeld est passé de 50 millions à 80 millions d'euros, soit une hausse de 60 % pour le Landkreis Fulda. » En outre, seulement 46 % des Syriens sont salariés et paient des cotisations sociales. « Alors qu'ils sont là depuis 2015, appuie Jürgen Stock. En Pologne et dans les pays Baltes, la part de ceux qui travaillent est beaucoup plus élevée. »
C’est notre système qui engendre les problèmes, pas les gens qui viennent chez nous.Bernd Woide, conseiller régional dans le district de Fulda
Bernd Woide estime que la responsabilité de cette situation devenue ingérable revient au « gouvernement à Berlin qui n'a aucune idée de la réalité que nous vivons ici. J'aimerais que les politiques fassent mon boulot pendant un mois. Je ne suis pas un idéologue, mais un pragmatique. C'est notre système qui engendre les problèmes, pas les gens qui viennent chez nous. Notre devoir est de les protéger et de les aider à devenir responsables d'eux-mêmes. Pour cela, il faut commencer par plafonner le nombre des arrivées. »
Il a applaudi le plan en cinq points annoncé par Friedrich Merz pour limiter l'immigration en imposant, entre autres, le contrôle aux frontières et en les fermant aux demandeurs d'asile censés – en vertu des accords de Dublin – déposer leur demande dans un autre pays de l'Union européenne. Et tant pis si le candidat conservateur aux élections du 23 février a essayé de faire passer sa motion avec les voix de l'extrême droite. Un tabou brisé qui a fait descendre des centaines de milliers d'Allemands dans la rue.
Accueillir moins pour intégrer mieux
Mais certains élus chrétiens-démocrates à Fulda redoutent, en suggérant de plafonner l'immigration, d'être mis dans le même sac que l'extrême droite. Pour eux, l'attentisme des gouvernements successifs – ceux d'Angela Merkel et celui d'Olaf Scholz – est responsable de la montée de l'AfD. Aux législatives de 2021, 13 % des électeurs de la région avaient voté pour le parti d'extrême droite. En 2023, lors des régionales de Hesse, ils étaient 24 %. Un résultat qui a toutes les chances d'être confirmé le 23 février.
Quand le chrétien-démocrate Heiko Wingenfeld a pris ses fonctions de maire en août 2015, il a reçu un coup de fil : « Débrouille-toi pour loger 1 000 migrants. Ils arrivent dans 48 heures. » Dans son bureau logé dans le Stadtschloss, ancienne résidence des princes-abbés et évêques de Fulda, Heiko Wingenfeld n'a pas oublié ce branle-bas de combat. Il fait ériger un campement provisoire. À l'époque, l'économie était au beau fixe, s'empresse-t-il de souligner.
« Mais aujourd'hui, nous avons un cocktail explosif : les migrants continuent à arriver alors que notre économie va mal. Le problème, c'est que pendant des décennies l'Allemagne a ignoré la réalité de l'immigration. Nous n'avons élaboré aucune stratégie et nous avons été pris par surprise. Nous avons été jetés à l'eau et elle est glaciale. »
Tous ces nouveaux venus ne sont-ils pas la réponse à la chronique pénurie de main-d'œuvre qualifiée qui ne va faire que s'aggraver avec une population vieillissante ? Heiko Wingenfeld donne l'exemple d'un dentiste syrien dont la région avait grand besoin : « Il a dû attendre un an pour avoir droit à un cours de langue. Il travaille maintenant. Il s'en est sorti. Mais beaucoup sont restés en rade parce que nous ne pouvons pas nous occuper d'eux de façon adéquate. Cent nationalités différentes travaillent dans notre hôpital communal qui compte 1 000 lits. Sans ces gens, notre système s'écroulerait. Nous avons besoin d'une culture de l'accueil, mais aussi d'une stratégie et surtout d'un plafond. Avant d'accueillir d'autres personnes, il faut nous assurer que ceux qui sont là ne sont pas livrés à eux-mêmes, mais pris en charge. »
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