Annonce

Réduire
Aucune annonce.

Du restau au bureau : la France sous cocaïne

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • Du restau au bureau : la France sous cocaïne

    L’ENQUÊTE DU DIMANCHE. En sept ans, deux fois plus de Français ont consommé de la poudre blanche. La « C » n’a jamais été aussi répandue sur le territoire, dans les fêtes comme au travail.

    Par Bartolomé Simon


    Vendredi soir, début de service dans un restaurant branché du centre de Metz (Moselle). La cuisine attend une livraison de dernière minute. Comme à chaque début de week-end, ou presque, quelques pochons de cocaïne sont déposés à la brigade. Quinze grammes feront tenir une semaine à quatre personnes. Kévin (le prénom a été modifié), 34 ans, sniffe son rail avant de prendre son service. « Au début, c'était pour tenir le rythme, et ressentir moins de pression, raconte cet ex-musicien qui consommait de temps à autre avant un concert. Ça donne la tchatche, c'est plus simple de parler aux filles. Et puis, après, je n'arrivais plus à faire sans. J'étais deux fois plus fatigué, je voulais tenir le coup. On en prend par crainte de la descente. L'agressivité monte. Ça crée des embrouilles avec ses patrons, surtout s'ils en prennent aussi. Ça a fini par me bousiller les cloisons nasales… »


    Kévin a, depuis, mis cette période derrière lui. Il était l'un de ces « dopés du quotidien », ces employés qui sniffent au travail. Car la « C » n'a jamais été aussi accessible. Moins chère, plus répandue, banalisée, elle séduit de plus en plus les Français. En sept ans, selon l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), l'usage de cocaïne en France a doublé. Près de 600 000 Français la « testaient » en 2017. Ils étaient plus de 1,1 million en 2023. Le profil type du consommateur est loin d'être marginal : un homme, actif, âgé de 30 à 50 ans.

    L'Europe ciblée par les narcos


    Ce boom s'explique d'abord par un facteur essentiel : la Colombie n'a jamais autant arrosé l'Europe en cocaïne. Entre 2014 et 2020, selon l'OFDT, le pays de la feuille de coca a massivement déforesté et doublé sa production, jusqu'à représenter 65 % du marché mondial. En dix ans, la superficie de production de feuilles de coca a doublé. Près de 2 700 tonnes sont produites par an. La cocaïne est si imbriquée dans l'économie colombienne que le président, Gustavo Petro, s'est dit favorable à sa légalisation en conseil des ministres, le 4 février. « Elle n'est pas pire que le whisky », a-t-il osé, déclenchant un tollé.


    Comme l'explique l'économiste Bertrand Monnet, spécialiste de l'économie de la drogue, le marché américain est saturé. Les « narcos », pragmatiques, se tournent désormais vers l'Europe pour écouler la « blanche ». Et dans cette géopolitique du deal, la France fait figure de hub européen. « La France est une porte d'entrée de la cocaïne en Europe, un lieu de passage et de consommation », explique Guillaume Airagnes, directeur de l'OFDT, rencontré par Le Point.

    On connaissait les « mules », ces passeurs de cocaïne en provenance de Guyane et des Antilles. Mais les contrôles ont été renforcés, et la filière exposée. Les trafiquants, qui ont toujours un coup d'avance, ont dû s'adapter. Désormais, ils la glissent chimiquement dans de la pulpe de coco, du charbon et du plastique. Des « chimistes » sont ensuite chargés de l'extraire en Europe. Le produit débarque surtout dans nos ports européens, et notamment au Havre. En France, les quantités saisies ont été multipliées par cinq en trois décennies. En 1984, elles s'élevaient à seulement 250 kg en 1983, contre près de 10 tonnes en 2021 !


    Qui dit offre pléthorique dit prix en baisse. Depuis dix ans, le prix au gramme s'est stabilisé à 65 euros (trois fois moins cher que dans les années 1990). « Pour un serveur, ça se paie facilement en pourboire », confie Kévin, notre restaurateur messin. Chaque gramme est équivalent à cinq ou dix « rails ».

    Cette grande braderie a permis aux classes populaires d'y accéder. Dans les années 1990, la cocaïne circulait sous le manteau dans les soirées techno, de professions artistiques ou de la communication. On l'imaginait aussi dans les fêtes huppées, sur les yachts et dans la jeunesse dorée. « Cela n'a pas disparu, ça continue à circuler dans ces milieux festifs, mais ça s'est diffusé au-delà, observe Guillaume Airagnes, directeur de l'OFDT. Elle est désormais utilisée au travail pour se stimuler, pour faire face, lutter contre la souffrance, le manque de sommeil ou la fatigue. Cela raconte un besoin de performance dans notre société. »

    Petit verre contre petit rail


    La cocaïne de la fête est ainsi devenue la cocaïne du travail. C'est le cas dans le BTP, chez les soignants, dans l'hôtellerie, la restauration, chez les cadres surmenés ou encore les cumulards à plusieurs boulots. « Ça avait un petit côté paillettes, se souvient Kévin, notre serveur de Metz. Ça me permettait d'enchaîner les services sans forcément me reposer entre le midi et le soir. Et puis, tout le monde en prenait. »

    Dans les salles de restaurant, la décomplexion gagne aussi les clients, qui n'hésitent plus à parler de leur consommation, voire à sniffer avec le personnel en fin de service. « J'ai l'impression que l'accès à la “C” est facilité, et beaucoup plus décomplexé chez les clients aussi, observe un chef parisien très implanté, qui a fréquenté plusieurs cuisines. Je suis choqué d'à quel point ça tape. Ce n'est plus tabou chez une génération de 25-40 ans pour qui c'est indispensable dans une soirée, à mon grand regret… »


    À Paris, d'autres restaurateurs ont pris l'habitude de leur commande du soir. « On voit de plus en plus d'équipes s'organiser pour leur coke en service, déplore notre chef parisien. La restauration, ça peut être un rythme effréné. Au début, ça commence par le besoin de tenir le service ou pour se détendre après. Et puis ça devient une habitude, un cercle vicieux où l'habitude crée le besoin. En fait, le petit verre du soir a été remplacé par le petit rail du soir ! »

    Pour Renaud Crespin, sociologue et coauteur de Se doper pour travailler (Erès), cette consommation de cocaïne au travail est liée « à une intensification et une exigence de polyvalence ». « La cocaïne, c'est une béquille chimique, alerte-t-il. Face à la pression des résultats, des objectifs chiffrés, des deadlines, à l'isolement, la concurrence, l'individualisation des carrières, il peut y avoir recours à des produits psychoactifs. »

    Le sociologue a identifié quatre fonctions de la drogue au travail : l'anesthésie (un pompier confronté au choc psychologique de ses interventions, un marin qui affronte la dureté du froid…), la stimulation (le respect impératif des deadlines pour les avocats, les architectes, les journalistes…), la récupération (fumer un joint pour dormir et se reposer), et l'intégration (lorsque la drogue sert de rôle social). « Je pense à cet entretien réalisé avec une jeune femme de 25 ans, se souvient Renaud Crespin. Elle travaillait dans l'audiovisuel, sur une émission quotidienne. Elle prenait du café le matin, de la cocaïne en fin de journée pour finir son montage jusqu'à tard et fumait un joint le soir pour dormir. »

    Une banalisation inquiétante


    Les études sociologiques fleurissent aussi, ces dernières années, sur la consommation des marins-pêcheurs. Sur certains bateaux, on sniffe pour tenir les quinze jours en mer, rester éveillé la nuit, enchaîner les heures de travail sans ciller. Il y a quelques mois, le retour au port de Ludovic (le prénom a été modifié), patron d'un petit bateau de pêche près de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), n'est pas passé inaperçu. Un corridor de policiers a réservé un comité d'accueil aux marins après que de la drogue a été signalée à bord.

    « Tout le monde a vu les costumes bleus devant les bateaux, souffle Ludovic. Mais au final, ça m'a fait de la pub, parce que certains venaient me dire : “Je veux travailler avec toi, ton bateau est clean.” » Le patron manipule le sujet avec précaution pour ne pas « stigmatiser la profession ». Mais il reconnaît la montée en puissance de la drogue. « Avant, c'était l'alcool, maintenant, c'est plus l'héroïne ou la cocaïne. Il n'y a pas que la dureté du travail qui l'explique. Beaucoup de marins profitent un peu trop à terre, et se retrouvent en manque en mer. C'est un métier où on lutte contre les éléments, alors ça ne rend pas efficace, ça rend dangereux pour soi et pour les autres. On essaie de faire le ménage. »


    Et chez les plus jeunes ? Contrairement à ce que l'on pourrait penser, le rail est encore loin d'avoir remplacé le joint. Les jeunes ont plutôt tendance, selon l'OFDT, à consommer moins de drogues en général. « On peut quand même acheter du Sniffy à 16 ans dans un bureau de tabac », constate Kévin. Et ce, alors que le « PTC » ou « Pète ton crâne », un puissant cannabis de synthèse, fait un carton chez les jeunes majeurs. La cocaïne se renforce surtout dans la génération au-dessus, qui s'y habitue. On la trouve désormais autant sur la table des apéros à la campagne, le samedi soir, que dans les soirées branchées.

    Cette banalisation inquiète Guillaume Airagnes, directeur de l'OFDT. « En euros constants, le prix de la cocaïne a baissé, mais sa teneur moyenne en principe actif (pureté) a augmenté, de 50 % en 2012 jusqu'à 70 %, voire 100 % sur certains échantillons contrôlés aujourd'hui, rappelle-t-il. Or on voit dans les représentations générales que la cocaïne est perçue comme moins dangereuse par la population. Sauf qu'en une prise, on risque l'infarctus. »

    « Lorsque j'ai arrêté la restauration, et donc la cocaïne, j'ai dû réapprendre à m'ennuyer, confie Kévin. Le manque m'a causé beaucoup de problèmes, notamment dans ma vie amoureuse. Je me suis un peu senti comme le personnage Octave Parango, dans 99 Francs, vous voyez ? Pour lui, la vie sans cocaïne, “c'est un peu comme la vie sans télé pour certains, tout est plus lent et on s'ennuie vite”. Il a fallu réapprendre à ne rien faire, profiter de la simplicité de la vie. Et maintenant, je me sens beaucoup mieux. »


    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
Chargement...
X