CHRONIQUE. En Algérie, on accorde un permis de démolir à tout ce qui relève de la présence française. Exemple à Oran, où l’on détruit un patrimoine historique Art déco.
Dans un tourbillon de poussière, le long bras métallique de la pelleteuse broie l'immeuble Art déco, éventre les murs et révèle les intérieurs de chambres à coucher aux teintes roses, un petit salon, une rosace de plafond peut-être. Après quelques minutes de destruction mécanique, il ne reste plus rien de la bâtisse sous la main d'acier. Oran a encore perdu un bâtiment historique. Cibles privilégiées des destructions, ces immeubles rappellent le prestige des architectes français. Ils symbolisent les triomphes d'autrefois, mais appartiennent aussi à la vie des Oranais.
Derrière la tempête de poussière et les gros bruits de l'effondrement, le ciel impose un bleu vif, brûlant même en hiver. Mais une voix d'homme hurle pour interpréter la scène : « Il faut effacer le grand remplacement ! » La diction s'épanouit comme après un désir assouvi. On devine en off un fort accent du sud de la France, mélange des origines plurielles, car l'orateur est un Français d'Algérie ou, à l'inverse, un Algérien de France.
« La colonisation est un grand remplacement. Ils construisaient ces bâtiments pour eux, pas pour les Algériens. » La diatribe se poursuit : « Les Algériens sont souverains. Ils démolissent ce qu'ils veulent et construisent ce qu'ils veulent dans leur pays. Ces bâtiments de style européen disparaissent enfin ! » C'est un youtubeur, promoteur d'une chaîne en ligne qui revendique deux ou trois dizaines de milliers de « suiveurs ».
Contrat social à l'algérienne
Le théâtre de la destruction : Oran il y a à peine deux semaines. Hors cadre, on apprend par la presse locale que l'on vient de reloger quelques dizaines de familles du vieux quartier de Sidi El Houari, un ancien centre-ville aménagé par les Espagnols au temps de leur domination, trois siècles durant, à Oran. Ces familles algériennes, au bonheur filmé en gros plan, s'entassaient dans ces immeubles de l'époque coloniale. Elles hurlaient souvent leur misère et, ce jour-là, alors qu'on s'empresse de démolir ces logements, elles affectent une certaine indifférence. Des bénévoles en gilets fluorescents verts emballent de la vaisselle. On transporte quelques cartons, on quitte des escaliers et des paliers sales et puants. Des policiers et des pompiers surveillent l'opération de « relogement » pour prévenir tout incident. Un témoin se réjouit : « Nous avons souffert, mais, grâce à Dieu, c'est terminé ! » Une femme prie : « Que Dieu bénisse l'État ! » Ici, on connaît les codes des mises en scène publiques.
C'est un rituel paternaliste de la propagande du régime : des familles, mal-logées depuis des années, sont « recasées » en grande pompe dans des logements sociaux flambant neufs, construits dans les banlieues de la ville, dans des ensembles d'habitation denses et invivables. C'est un long et acharné combat de plusieurs décennies, perdu, entre les nouveaux arrivants de l'exode rural éternel (la campagne algérienne n'est pas source d'enrichissement, pas comme la ville) et le « recasement » urbain, jeu de la générosité du pouvoir, grand propriétaire du pays.
Le spectacle est bien organisé : des femmes âgées pleurent de joie, hurlent de bonheur « après des décennies d'attente dans la misère et la précarité des murs ». Des camions municipaux transportent des meubles usagés et des matelas. Des hommes quittent le « centre » d'Oran avec une clé et un bout de papier. Le « show de la gratitude » est bien pensé. Le régime sait que le logement social est un outil de clientélisme efficace. Des millions d'Algériens attendent un logement subventionné, à 300 euros la clé. Les candidats ont rarement les moyens de désobéir politiquement. « Ils sont 2 millions sur nos listes ! » s'est vanté un ancien ministre de l'Habitat lors d'une campagne électorale pour Bouteflika. « Ils voteront comme nous le souhaitons », a-t-il résumé. Le clientélisme est à la base du plus ancien contrat social algérien.
Âge d'or d'Oran
Mais la scène de la démolition de cet immeuble, près du vieux boulevard Stalingrad, maintenant appelé Khedim Mustapha (anciennement boulevard du Docteur-Molle, renommé à l'indépendance en hommage à la grande bataille de la Seconde Guerre mondiale, gloire du pouvoir communiste de l'Union des républiques socialistes soviétiques), a un sens plus profond. Les personnes relogées sont sur une liste sans fin, abandonnant des bâtiments promis aussitôt à la démolition, comme si on combattait des fantômes. L'explication est technique : les « pouvoirs » veulent éviter qu'ils soient investis la nuit même par d'autres personnes qui cherchent un logement social.
Ce parc « colonial » ne vaut plus alors que par ses assiettes foncières et sa possibilité d'ouvrir un droit au relogement pour cause de menace d'effondrement éternellement imminent. Il s'agit généralement des bâtiments du boom Art déco d'Oran, érigés pendant l'ère coloniale française. Du style haussmannien au style néomauresque en passant par l'Art déco, qui symbolise l'âge d'or de la capitale de l'Ouest entre les deux guerres mondiales. Ces quartiers dits français de la Belle Époque vont du centre-ville, où les architectes avaient percé deux grands « boulevards », la rue d'Arzew et la rue d'Alsace-Lorraine, jusqu'à l'ancien centre d'Oran, Sid El Houari, et sa fameuse place de la Perle. La vaste carte Art déco inclut les bâtiments autour de l'hôtel de ville (1886), le théâtre (1905), le quartier juif, la synagogue (1918) et la cathédrale d'Oran (1913). Elle couvre également des rues espagnoles menant au port, ainsi que les quartiers de Saint-Eugène, Gambetta, Choupot et Eckmühl. Dans l'esprit des résidents, les nouveaux noms de rues ont du mal à remplacer les anciens. La ville, écartelée entre le passé et le présent, juxtapose les souvenirs, jusqu'à la confusion.
De 1920 à 1940, Oran est devenue une ville emblématique du style Art déco, malgré la crise économique mondiale. On y expérimenta le néomauresque (architecture officielle française des années 1910) et le haussmannien à la manière d'Alger. Cependant, l'Art déco et son modernisme de l'époque l'emportèrent. L'exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes à Paris, en 1925, exporte ses motifs floraux et végétaux, ses grappes de raisin, ses vignes et ses représentations de Bacchus, ainsi que son désir de combiner la machine, la vanité et la preuve de richesse.

L'immeuble de la Compagnie algérienne (aujourd’hui banque CPA), située au coin de la rue Khemisti.© www.alamy.com / Prisma by Dukas Presseagentur GmbH/Alamy Stock Photo/Abaca
Oran, grâce à des récoltes records de vin et de blé, atteignait alors le sommet de sa prospérité. Cette démonstration de richesse exaspéra grandement un jeune enseignant nommé Albert Camus, qui y résida environ deux ans. C'est à cette époque que furent lancés les travaux titanesques pour la construction de grandes œuvres, telles la banque CPA (anciennement la Compagnie algérienne) située au coin de l'actuelle rue Khemisti, ou encore la Banque d'Algérie (1931, œuvre des architectes Umbdenstock et Wolff), qui s'établit dans un bâtiment imposant, construit et exploité, sous le régime français, par une importante campagne de dragage et des entreprises maritimes d'Oran.
Sur les immeubles des nouvelles artères, on verra fleurir les motifs de ce style fastueux : balcons en fer forgé, épurations de lignes accentuées par le marbre brut, le granite et les danses des ferronneries, les corbeilles de fruits en plâtre et les mosaïques des mythologies romaines. Le vin oranais, dont on retrouve la trace décorative partout sur ces immeubles, finance la réalisation de projets architecturaux prestigieux, tels que des théâtres, des musées, des lycées, des écoles, des marchés, des palais et des résidences de familles aisées, ainsi que des salles de cinéma.
Les architectes Georges Wolff, Malhonda et Garagnon, Brunier, Léry, Coignard, Cayla et autres édifiaient la ville dans ces excès. La maison du Colon (inaugurée en 1930), aujourd'hui palais de la Culture, est typique de ces années d'abondance financière. Les façades des immeubles du centre-ville français sont agrémentées de bow-windows pour profiter de la lumière méditerranéenne et ornées de frises florales bleu turquoise avec feuilles d'or. Ceux qui se souviennent de l'Oran de cette époque n'oublient pas le luxe des immeubles « paquebots » du front de mer, allant du numéro 22 au numéro 28. De grandes bâtisses, avec des hublots, des bâbords et des tribords fixes, des proues et des fenêtres de cabine. Elles évoquent la Méditerranée, un voyage sans fin.
Quelques portes cochères entreront dans l'éternité. On peut par exemple citer celles du 67 de la rue Larbi Ben M'Hidi, où se trouvent des immeubles sous les célèbres arcades d'Oran. C'est le beau-père d'Albert Camus, M. Faure, qui a érigé cette suite, y compris le numéro 67, où sa fille Francine et son gendre ont résidé. Une plaque à moitié effacée indique le nom de la société de maîtrise d'œuvre, L'Oranaise, à l'entrée de l'immeuble du n° 10. On découvre également la date de construction, soit 1910. L'entrée du 67 n'offre rien de particulier, un air délabré, de la poussière et une vieille boîte aux lettres. Aujourd'hui, le hall est similaire à ceux des bâtiments des quartiers centraux, délabrés, sales, sentant l'enfermement et la pourriture. L'écrivain, jeune, pauvre et un peu malade, a vécu à cet endroit avant de quitter Oran pour écrire des textes lumineux, moqueurs et passionnés.
Oran, dépourvu de vie, sera même transformé en architecture abstraite dans La Peste. Le hall de l'immeuble sis au 17 du boulevard Gallieni (actuel boulevard de la Soummam) présente une réception en damier, autrefois majestueuse, mais aujourd'hui décrépite. L'architecte a fait preuve de goût en choisissant des couleurs chaudes pour le marbre, évoquant le soleil ou des flaques de lumière. L'immeuble appartenait à la famille Sénéclauze, une grande dynastie de propriétaires viticoles. À l'époque, le Dr Cohen y habitait tandis que Camus, pour gagner sa vie, y donnait des cours. Le Dr Cohen a pu inspirer le Dr Rieux, héros discret de La Peste, car il soignait la tuberculose de Camus, une maladie solitaire du jeune écrivain. En face se trouvait le célèbre bistrot Le Cintra, dont la légende dit que Camus y commença d'écrire La Peste. La tuberculose est une maladie solitaire ; la peste pourrait être son envers collectif.
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