À 35 ans, Mina élève seule ses trois enfants. Elle doit batailler avec un budget à l’os, sa charge mentale, les pouvoirs publics, et faire en sorte que ses petits ne réalisent pas la pauvreté qui les frappe. C’est le premier volet de notre nouvelle chronique, « À découvert ».
Faïza Zerouala
haqueChaque jour, Mina* s’astreint à adoucir le quotidien de ses trois enfants, qu’elle élève seule, à 35 ans. Ils peignent, créent des œuvres de « pixel art » à base de boîtes à œufs, jouent à des jeux de société. Lorsque la famille se rend au musée (gratuit), la mère prend les petits en photo au milieu de la foule. Les clichés lui serviront, quelque temps plus tard, à jouer à un Où est Charlie ? dont ils sont les héros.
À force de pousser les meubles pour jouer, Mina a cassé son lit. Elle dort sur un matelas posé à même le sol de sa chambre, envahie par les jeux de société, achetés sur des sites de produits à bas coût comme AliExpress ou Temu. « Alors que je suis contre ces machins politiquement, mais je suis déchirée entre leur faire plaisir et mon budget. »
En vivant dans ce monde parallèle ludique, Mina pensait que ses enfants n’avaient pas remarqué leur vie à l’euro près. Il y a quelque temps, sa fille de 10 ans s’est mis en tête d’apprendre à tricoter. Mina s’est exécutée et lui a montré. La petite a alors fabriqué des écharpes.
Agrandir l’image : Illustration 1Mina dans son logement, le 17 mars 2025. © Photo Laurent Hazgui / Divergence pour Mediapart
Dans la foulée, la mère a reçu un appel de son gardien d’immeuble l’avertissant que sa fille s’était lancée dans un commerce parallèle : « Elle sortait en bas de la résidence avec ses crayons de couleur et des feuilles, disait aux autres enfants qu’elle allait leur apprendre à tricoter en faisant des dessins. C’était 1 euro s’ils utilisaient ses crayons de couleur, 50 centimes s’ils ramenaient les leurs et 5 ou 10 euros l’écharpe. C’est mignon mais c’est dur, car cela signifie que je n’ai pas réussi à la préserver de mes problèmes financiers. » La petite fille a aussi fait montre de son sens précoce de l’entrepreneuriat en vendant des sachets de bonbons à ses camarades, fabriqués avec les sacs de congélation piqués dans la cuisine familiale.
Le gardien de la résidence en a profité pour s’enquérir de la situation financière de Mina. « Il m’a dit que ça faisait longtemps qu’il ne m’avait pas vue faire des courses et m’a demandé comment je m’en sortais. J’ai répondu : “Comme tout le monde.” Il a profité du ramadan pour m’apporter de la viande en aumône, car il ne peut pas jeûner, donc il compense. Mon congélateur est blindé. » Voilà pourquoi elle est si attachée à Montreuil (Seine-Saint-Denis), où elle vit depuis l’enfance. « Une ville qui pue l’amour » et où la solidarité n’est pas un terme galvaudé.
La trentenaire porte un jean, un pull bleu et ses cheveux ramassés en chignon. Un large sourire lui mange le visage, en alternance avec quelques larmes lorsqu’elle évoque le décès de son père ou ce qu’elle considère être ses manquements, en tant que mère. Mina retrace les péripéties de sa vie mouvementée, assise sur une mauvaise chaise car le canapé s’effondre.
Pendant dix ans, elle a été animatrice en centre de loisirs. Un travail « adoré », que Mina a dû quitter en 2022 après que son fils de 12 ans a été diagnostiqué « multidys » : dyslexique, dysorthographique et dyspraxique. « Et là, commence la guerre. » Mina veut l’aider à dépasser ces handicaps. Le petit partage son temps libre entre le centre médico-psychologique et pédiatrique (CMPP) et ses rendez-vous avec l’orthoptiste, l’ergothérapeute… Impossible d’y aller seule, et impossible pour Mina de faire coïncider cet agenda avec ses horaires de travail.
Petit boulot et droits au chômage épuisés
Fille d’un chauffeur routier international et d’une agente de service pour la ville, tous deux algériens, Mina a grandi en Seine-Saint-Denis dans un « milieu pauvre » avec son frère et sa sœur. Une enfance « dans la moyenne ».Mina n’a jamais reçu d’éducation financière, mais s’est « toujours débrouillée ».
Jusqu’au chômage et à son recours vital au découvert, dès le 15 du mois. « Je n’ai le droit qu’à 150 euros, et encore ça bloque à 140 en général. » Après une rupture amoureuse en 2021, « sans même un drap ou une casserole »,elle a dû contracter un crédit de 11 000 euros pour meubler son appartement du sol au plafond.Chaque mois, elle rembourse 235 ou 255 euros pour ce prêt.
Ses droits au chômage sont épuisés, les 500 euros d’allocation de solidarité spécifique (ASS) vont prendre le relais. À cela s’ajoutent les 192 euros par mois que Mina gagne en travaillant un jour par semaine pour une entreprise d’entretien à domicile, plus 289 euros d’allocations familiales et 505 euros d’aide pour le logement, sur un loyer dans le parc privé de 1 600 euros. L’électricité lui revient à 70 euros par mois. Avec la baisse de ses rentrées d’argent, elle a déjà une dette auprès de son propriétaire ce mois-ci.
À force de se repasser le reste de ses dépenses dans sa tête, Mina parvient à les réciter par cœur : « J’ai baissé ma consommation de 23 % grâce aux prises électriques à interrupteur et l’eau est comprise dans mes charges, mais j’ai des régulations et je verse à peu près 15 euros par mois. Je paye 15,99 euros ma box, un prix pour les bénéficiaires de minima sociaux chez mon opérateur. La cantine au tarif minimum me revient à 30 euros les mois pleins, 15 euros quand il y a les vacances scolaires. Je dois aussi payer les tickets de bus pour mon fils : il a besoin de quatre tickets par semaine pour ses rendez-vous. Et l’ergothérapeute me coûte 49 euros non remboursés par semaine. » Les petits font de la lutte grâce aux bons de sport des allocations familiales. Elle bénéficie également de la complémentaire santé solidaire, qu’elle paye 38 euros.

Agrandir l’image : Illustration 2Sur le mur de l’appartement, un dessin de caricaturiste de la famille. © Photo Laurent Hazgui / Divergence pour Mediapart
Après tout ça, il lui reste à peu près 40 euros par mois pour faire des courses. Mina n’a aucun répit, ses deux cadets voient parfois leur père mais elle élève sa progéniture seule et doit trouver des astuces pour la nourrir. Pour ce faire, la Montreuilloise se rend parfois à la Récolte urbaine, une association de solidarité alimentaire et d’éducation populaire sur l’environnement, où elle a accès à des fruits et légumes bios et de saison, à prix libre.
Autre lieu incontournable, une boutique d’invendus où l’on trouve des produits à date de consommation très courte. Pour minimiser les coûts, Mina a pris l’habitude de tout cuisiner elle-même, gâteaux du goûter inclus. « J’ai investi dans un robot multicuiseur, payé en quatre fois sur Amazon. C’était avant d’être au ras des pâquerettes, mais il me sauve la vie. Je peux faire pas mal de plats en sauce et c’est plus économique. »
Pour s’éviter des frayeurs, Mina neregarde plus son application bancaire. Lorsqu’elle ne peut faire autrement, elle appelle à la rescousse sa mère retraitée, qui la dépanne d’un panier de courses. Et expérimente le troc entre connaissances : victuailles contre papiers à remplir.
Mina aime lire, aller au café, au cinéma. Autant de plaisirs inaccessibles. Chaque dépense imprévue lui tord le ventre. Elle se remémore avec douleur quand son aîné a fait une poussée de croissance et qu’il a fallu lui trouver des baskets à sa taille en urgence, sans que personne de son entourage puisse l’aider. Mina s’est alors résolue à demander au père du petit, qui a rechigné, ainsi qu’à solliciter un coup de pouce auprès des fonds sociaux du collège pour payer les voyages scolaires de ses garçons.

Agrandir l’image : Illustration 3© Photo Laurent Hazgui / Divergence pour Mediapart
Au milieu de son récit, elle s’interrompt. « Dans tout ça, est-ce que vous avez entendu parler de vacances ? Jamais, parce que je ne pouvais pas. Mais en 2022, j’ai réussi à les emmener dix jours à Palavas-les-Flots pour nos premières vacances. Qu’est-ce que j’ai pleuré quand j’ai pris les billets ! »
Faïza Zerouala
haqueChaque jour, Mina* s’astreint à adoucir le quotidien de ses trois enfants, qu’elle élève seule, à 35 ans. Ils peignent, créent des œuvres de « pixel art » à base de boîtes à œufs, jouent à des jeux de société. Lorsque la famille se rend au musée (gratuit), la mère prend les petits en photo au milieu de la foule. Les clichés lui serviront, quelque temps plus tard, à jouer à un Où est Charlie ? dont ils sont les héros.
À force de pousser les meubles pour jouer, Mina a cassé son lit. Elle dort sur un matelas posé à même le sol de sa chambre, envahie par les jeux de société, achetés sur des sites de produits à bas coût comme AliExpress ou Temu. « Alors que je suis contre ces machins politiquement, mais je suis déchirée entre leur faire plaisir et mon budget. »
En vivant dans ce monde parallèle ludique, Mina pensait que ses enfants n’avaient pas remarqué leur vie à l’euro près. Il y a quelque temps, sa fille de 10 ans s’est mis en tête d’apprendre à tricoter. Mina s’est exécutée et lui a montré. La petite a alors fabriqué des écharpes.

Dans la foulée, la mère a reçu un appel de son gardien d’immeuble l’avertissant que sa fille s’était lancée dans un commerce parallèle : « Elle sortait en bas de la résidence avec ses crayons de couleur et des feuilles, disait aux autres enfants qu’elle allait leur apprendre à tricoter en faisant des dessins. C’était 1 euro s’ils utilisaient ses crayons de couleur, 50 centimes s’ils ramenaient les leurs et 5 ou 10 euros l’écharpe. C’est mignon mais c’est dur, car cela signifie que je n’ai pas réussi à la préserver de mes problèmes financiers. » La petite fille a aussi fait montre de son sens précoce de l’entrepreneuriat en vendant des sachets de bonbons à ses camarades, fabriqués avec les sacs de congélation piqués dans la cuisine familiale.
Le gardien de la résidence en a profité pour s’enquérir de la situation financière de Mina. « Il m’a dit que ça faisait longtemps qu’il ne m’avait pas vue faire des courses et m’a demandé comment je m’en sortais. J’ai répondu : “Comme tout le monde.” Il a profité du ramadan pour m’apporter de la viande en aumône, car il ne peut pas jeûner, donc il compense. Mon congélateur est blindé. » Voilà pourquoi elle est si attachée à Montreuil (Seine-Saint-Denis), où elle vit depuis l’enfance. « Une ville qui pue l’amour » et où la solidarité n’est pas un terme galvaudé.
La trentenaire porte un jean, un pull bleu et ses cheveux ramassés en chignon. Un large sourire lui mange le visage, en alternance avec quelques larmes lorsqu’elle évoque le décès de son père ou ce qu’elle considère être ses manquements, en tant que mère. Mina retrace les péripéties de sa vie mouvementée, assise sur une mauvaise chaise car le canapé s’effondre.
Pendant dix ans, elle a été animatrice en centre de loisirs. Un travail « adoré », que Mina a dû quitter en 2022 après que son fils de 12 ans a été diagnostiqué « multidys » : dyslexique, dysorthographique et dyspraxique. « Et là, commence la guerre. » Mina veut l’aider à dépasser ces handicaps. Le petit partage son temps libre entre le centre médico-psychologique et pédiatrique (CMPP) et ses rendez-vous avec l’orthoptiste, l’ergothérapeute… Impossible d’y aller seule, et impossible pour Mina de faire coïncider cet agenda avec ses horaires de travail.
Petit boulot et droits au chômage épuisés
Fille d’un chauffeur routier international et d’une agente de service pour la ville, tous deux algériens, Mina a grandi en Seine-Saint-Denis dans un « milieu pauvre » avec son frère et sa sœur. Une enfance « dans la moyenne ».Mina n’a jamais reçu d’éducation financière, mais s’est « toujours débrouillée ».
Jusqu’au chômage et à son recours vital au découvert, dès le 15 du mois. « Je n’ai le droit qu’à 150 euros, et encore ça bloque à 140 en général. » Après une rupture amoureuse en 2021, « sans même un drap ou une casserole »,elle a dû contracter un crédit de 11 000 euros pour meubler son appartement du sol au plafond.Chaque mois, elle rembourse 235 ou 255 euros pour ce prêt.
Ses droits au chômage sont épuisés, les 500 euros d’allocation de solidarité spécifique (ASS) vont prendre le relais. À cela s’ajoutent les 192 euros par mois que Mina gagne en travaillant un jour par semaine pour une entreprise d’entretien à domicile, plus 289 euros d’allocations familiales et 505 euros d’aide pour le logement, sur un loyer dans le parc privé de 1 600 euros. L’électricité lui revient à 70 euros par mois. Avec la baisse de ses rentrées d’argent, elle a déjà une dette auprès de son propriétaire ce mois-ci.
À force de se repasser le reste de ses dépenses dans sa tête, Mina parvient à les réciter par cœur : « J’ai baissé ma consommation de 23 % grâce aux prises électriques à interrupteur et l’eau est comprise dans mes charges, mais j’ai des régulations et je verse à peu près 15 euros par mois. Je paye 15,99 euros ma box, un prix pour les bénéficiaires de minima sociaux chez mon opérateur. La cantine au tarif minimum me revient à 30 euros les mois pleins, 15 euros quand il y a les vacances scolaires. Je dois aussi payer les tickets de bus pour mon fils : il a besoin de quatre tickets par semaine pour ses rendez-vous. Et l’ergothérapeute me coûte 49 euros non remboursés par semaine. » Les petits font de la lutte grâce aux bons de sport des allocations familiales. Elle bénéficie également de la complémentaire santé solidaire, qu’elle paye 38 euros.

Agrandir l’image : Illustration 2Sur le mur de l’appartement, un dessin de caricaturiste de la famille. © Photo Laurent Hazgui / Divergence pour Mediapart
Après tout ça, il lui reste à peu près 40 euros par mois pour faire des courses. Mina n’a aucun répit, ses deux cadets voient parfois leur père mais elle élève sa progéniture seule et doit trouver des astuces pour la nourrir. Pour ce faire, la Montreuilloise se rend parfois à la Récolte urbaine, une association de solidarité alimentaire et d’éducation populaire sur l’environnement, où elle a accès à des fruits et légumes bios et de saison, à prix libre.
Autre lieu incontournable, une boutique d’invendus où l’on trouve des produits à date de consommation très courte. Pour minimiser les coûts, Mina a pris l’habitude de tout cuisiner elle-même, gâteaux du goûter inclus. « J’ai investi dans un robot multicuiseur, payé en quatre fois sur Amazon. C’était avant d’être au ras des pâquerettes, mais il me sauve la vie. Je peux faire pas mal de plats en sauce et c’est plus économique. »
Pour s’éviter des frayeurs, Mina neregarde plus son application bancaire. Lorsqu’elle ne peut faire autrement, elle appelle à la rescousse sa mère retraitée, qui la dépanne d’un panier de courses. Et expérimente le troc entre connaissances : victuailles contre papiers à remplir.
Mina aime lire, aller au café, au cinéma. Autant de plaisirs inaccessibles. Chaque dépense imprévue lui tord le ventre. Elle se remémore avec douleur quand son aîné a fait une poussée de croissance et qu’il a fallu lui trouver des baskets à sa taille en urgence, sans que personne de son entourage puisse l’aider. Mina s’est alors résolue à demander au père du petit, qui a rechigné, ainsi qu’à solliciter un coup de pouce auprès des fonds sociaux du collège pour payer les voyages scolaires de ses garçons.

Agrandir l’image : Illustration 3© Photo Laurent Hazgui / Divergence pour Mediapart
Au milieu de son récit, elle s’interrompt. « Dans tout ça, est-ce que vous avez entendu parler de vacances ? Jamais, parce que je ne pouvais pas. Mais en 2022, j’ai réussi à les emmener dix jours à Palavas-les-Flots pour nos premières vacances. Qu’est-ce que j’ai pleuré quand j’ai pris les billets ! »
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