GRAND ENTRETIEN - Devant les lecteurs du Figaro réunis Salle Gaveau, le lauréat du prix Goncourt 2024 pour Houris (Gallimard) s’est livré sur son enfance algérienne, son amitié avec Boualem Sansal, son lien avec la France et son rapport intime avec notre langue, un trésor qu’il estime aujourd’hui attaqué de toute part.
LE FIGARO. - Vous êtes né en 1970, dans une Algérie indépendante. Pouvez-vous nous faire visiter le pays de votre enfance, votre maison, vos paysages, vos premiers éblouissements et vos premières inquiétudes ?
KAMEL DAOUD. - Le souvenir de l’enfance est aussi l’exercice des exilés. J’ai grandi dans un village socialiste algérien, semble-t-il ennuyeux, avec mes grands-parents. C’était mon époque solaire. Ma grand-mère, souvent, rasait le crâne de mon grand-père, sous un arbre, dans le silence. Depuis, l’amour me semble une pratique silencieuse. D’ailleurs, souvent, on ne dit pas l’amour, sauf quand on le perd. Je me rappelle aussi de l’ennui, un grand maître de l’enfance et du talent, et de la lecture comme révélation du reste du monde.
Vers 10 ans, j’avais découvert des romans policiers chez des voisins, avec des femmes sensuelles en couverture. Je les couvrais pour les lire : mes grands-parents pensaient que je révisais mes leçons. La conscience est la fille aînée du péché : c’est parce qu’on enfreint quelque chose que l’on en prend conscience, n’est-ce pas ? Je lisais beaucoup : deux romans par jour parfois quand j’en trouvais. J’avais horreur qu’ils se terminent ; un roman à mille pages est une grâce et un roman trop court est une traîtrise, une amitié faussée. Mon père m’a offert un premier dictionnaire à 16 ans. Avant, je définissais les mots comme je le souhaitais.
Il n’y avait ni télévision ni électricité à cette époque. Et la langue était un enjeu d’imageries et d’imaginations réveillées : mieux je la maîtrisais, mieux je pouvais voir les femmes nues ! Les synonymes agissaient comme la haute définition, ils amélioraient ma perception. En outre, je ne savais pas jouer au football et j’étais brillant à l’école : cela me détournait des autres. Plus tard, avec cette langue maîtrisée, il m’arrivait d’écrire des lettres d’amour pour les jeunes habitants de mon village qui désespéraient de faire des rencontres amoureuses avec des filles très surveillées et enfermées.
Pour l’anecdote, il y a quelques années, en Algérie, dans mon village, quelqu’un m’a présenté sa femme. Il m’a expliqué l’avoir épousée grâce aux lettres que j’écrivais en son nom. Leur fille aînée avait fait une thèse sur Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014) : il y a de merveilleuses boucles dans la vie !
Dans Meursault, contre-enquête , le cousinage avec Albert Camus est palpable. En lisant Le Premier Homme , avez-vous retrouvé les mêmes paysages et les mêmes sensations que celles exprimées par Camus ? Ces terres semblent irremplaçables…
Un roman ne cultive pas une appartenance ou une identité. Il déleste. Je lis des romans pour qu’ils cessent de me rappeler qui je suis. En arrivant en France à l’époque de la publication de Meursault, contre-enquête, on m’a demandé si j’en voulais à Camus de ne pas avoir parlé des Arabes. Or je lis des romans pour ne plus être un Arabe, un Algérien ou un Français. Je n’ai pas lu Camus avec ma conscience politique. Je ne pratique pas la langue française pour cultiver une conscience historique.
Avec le succès et la visibilité médiatique, j’ai dû dire pourquoi j’écrivais en français. Or on ne peut pas historiciser le désir. Pour moi, Camus a su saisir l’intensité de la géographie de mon pays natal. Avec lui, on comprend que le monde n’a pas de sens et qu’il nous incombe de le signifier par nos actes. Cette envie de défendre le corps est toujours mienne. Quitte à choisir entre un corps et un dieu, je choisis mon corps. Plus jeune, en étudiant l’histoire des religions, j’ai compris être le seul à travailler et mourir ; les divinités n’en font rien. On finissait par en vouloir à mon corps, que l’on me forçait à voiler et à récuser. Camus est un prophète de la nuance et du corps. On en manque. Nous avons des prophètes des dieux, du monde d’avant, mais pas du corps.
On retrouve cette dimension organique dans les pages du Premier Homme . Vers 20 ans, vous vous êtes questionné sur votre religion, puis éloigné de l’islam. La question de Dieu vous semblait-elle réductible à cette religion ou avez-vous poursuivi une quête spirituelle ? Les mouvements de l’âme, de la conscience, de l’esprit, continuent-ils à vous hanter ?
J’aime les hommes qui cherchent Dieu, pas ceux qui le trouvent. Nous n’avons de dieu que celui de nos actes. Si l’on est quelqu’un de bien, on construit une divinité du bien. Par ailleurs, je préfère la spiritualité à la religion : la spiritualité consiste à chercher Dieu, la religion à croire qu’on l’a trouvé, se réclamer puis se prendre pour lui. J’aime les gens qui cherchent, je me méfie des gens qui ont des réponses. Ceux qui pensent avoir trouvé Dieu se prennent pour cette divinité. À la fin, je me méfie des monothéismes et des prophètes. Dans Meursault, Haroun répond que la religion est un transport collectif et qu’il préfère marcher seul. Moi aussi. L’éloge du dolorisme, de la blessure, de la crucifixion et du sacrifice me met mal à l’aise dans le christianisme. Je préfère les dieux grecs.
À lire aussi Kamel Daoud, la sensualité du français contre la brutalité d’Alger
Vous êtes un grand écrivain, mais avez d’abord été journaliste. Beaucoup de journalistes pensent que ce métier est la première étape avant d’accéder à celle du livre. Était-ce votre cas ?
L’économie algérienne n’est pas porteuse. On ne peut pas vivre de la vente de ses livres. Dans les années 1990, avec la guerre civile algérienne, les journaux perdaient beaucoup de journalistes (démissions, décès, assassinats…) et recrutaient de la chair à canon. Grâce à cette profession, j’espérais nourrir ma vocation d’écrivain. Or c’est un métier chronophage qui confine la littérature au statut de vœu. J’étais obligé d’exercer comme journaliste financièrement pour pouvoir faire éclore en moi le génie tuberculeux destiné à une mort à la fois célèbre et anonyme, selon le mythe de l’écrivain depuis un siècle.
Vous êtes donc en première ligne pendant la guerre civile algérienne. Comment l’avez-vous traversée ? On vous sent hanté par cette période et ses effets, dans Houris …
J’ai mis vingt ans à en tirer des enseignements. Pendant la guerre, on survit en niant le réel. Dans Houris, je raconte un massacre de 1 200 personnes survenu en Oranie à la fin des années 1990. Sur place, j’étais avec un guide, un berger et un photographe d’une agence européenne. Quand vous marchez sur les cadavres, de la chair vous colle à la semelle… Il m’est soudain venu une chanson ridicule dans la tête, car le corps à sa propre logique de survie. Il se déconnecte. On procède ainsi plusieurs années : on finit avec un ulcère à l’estomac, sans même comprendre le lien. Puis on se sent comme animé par une exaltation compensatoire face à l’horreur et la monstruosité.
Les chiffres menaient à des débats houleux dans les rédactions. Une routine s’installait : vous interviewez les mêmes personnes - le laveur de cadavres, le gardien de la morgue, pour avoir le vrai chiffre, des témoins… Petit à petit, la vie reflue en vous. Elle s’éloigne. J’avais dit que c’étaient les années où l’on couchait et buvait le plus. On m’avait accusé d’insulter les morts. Mais quand la mort était là, elle était exacerbée. Il y avait quelque chose de charnel et de corporel en contrepoids face à elle. Le martyr est exceptionnel, mais la mort est banale. Le matin, vous consultez les dépêches qui dénombrent les morts. Dans la rue, la guerre est visible pour ceux qui la regardent de loin. Pour ceux qui la vivent, elle est faite de silences : ni bombes ni explosions. C’est une zombification du réel.
J’ai perdu confiance en l’homme. Je sais qu’il est capable du pire et qu’un pays est fragile. Je ne crois plus qu’en la capacité d’organiser le monde avec la langue et la réflexion. C’est pour cela que je m’engage et me désengage à la fois. L’homme est inhumain : il a inventé l’humanisme pour escamoter l’inhumanisme dont il est capable. On pense que le réel est une convention solide et pérenne. Mais il est très fragile. Par exemple, j’ai mis des années à accepter d’être touché. Ce n’est qu’après l’écriture de ce roman que j’ai accepté que les gens me touchent et que j’ai compris le droit au bonheur. Le « monde arabe » a une théorie de la rancune, de la justice, du décolonial, de l’au-delà et de l’en deçà, mais n’a pas de théorie du bonheur, toujours reporté à après la mort. Pour moi, il a été difficile de fonder ma capacité à la joie, un droit au rire heureux.
Vous disiez que votre confiance s’était réfugiée dans la langue et dans sa capacité à ordonner et à exprimer les choses. Vous avez choisi d’écrire en français. Pourquoi ? La France est-elle une langue avant d’être une géographie, une histoire, des paysages ?
La France est une langue. Sa langue est plus vaste que la conscience qu’elle a d’elle-même et de sa géographie. On vient dans ce pays pour sa langue, qui est porteuse d’une culture, d’un capital incroyable. C’est ce capital qui est attaqué : la France de Jules Verne, Pagnol, Char. C’est-à-dire sa capacité à raconter le monde, à restituer le mystère, à provoquer la curiosité de l’enfant. Nous avons une meilleure idée de la France depuis l’extérieur qu’en son sein. Vous vous offrez le luxe d’être déclinistes. Libre à vous. C’est un effet secondaire du confort. Pour ma part, j’ai dû écrire mon propre dictionnaire et je ne vais pas lâcher cette langue au nom du désespoir. Pourquoi écrire en français ? La rencontre avec l’être qu’on aime peut ne dépendre que d’une invitation, acceptée ou non.
Ma rencontre avec la langue française fut très intime. Et on m’en veut : quand vous êtes Algérien et que vous dites avoir un rapport érotique à la langue française, les décoloniaux ne vous pardonnent pas et les Français ne vous comprennent pas. Cette langue, je l’ai découverte comme un moyen d’empêcher l’ennui, de voyager dans le monde, de voir des femmes nues, de connaître des géographies qui m’étaient totalement inaccessibles… Umberto Eco disait que « ceux qui ne lisent pas n’ont qu’une seule vie, la leur ». Je n’étais ni en France, du fait de la distance, ni en Algérie, car je ne m’ennuyais plus. Je m’étais construit cet espace insulaire. Cette langue me racontait le reste du monde. J’ai eu une enfance assez singulière : j’ai lu en français les grands textes de la littérature musulmane et en arabe les grands textes de la littérature occidentale. Cet accident linguistique m’a conduit à choisir cette langue. Mais pas uniquement.
LE FIGARO. - Vous êtes né en 1970, dans une Algérie indépendante. Pouvez-vous nous faire visiter le pays de votre enfance, votre maison, vos paysages, vos premiers éblouissements et vos premières inquiétudes ?
KAMEL DAOUD. - Le souvenir de l’enfance est aussi l’exercice des exilés. J’ai grandi dans un village socialiste algérien, semble-t-il ennuyeux, avec mes grands-parents. C’était mon époque solaire. Ma grand-mère, souvent, rasait le crâne de mon grand-père, sous un arbre, dans le silence. Depuis, l’amour me semble une pratique silencieuse. D’ailleurs, souvent, on ne dit pas l’amour, sauf quand on le perd. Je me rappelle aussi de l’ennui, un grand maître de l’enfance et du talent, et de la lecture comme révélation du reste du monde.
Vers 10 ans, j’avais découvert des romans policiers chez des voisins, avec des femmes sensuelles en couverture. Je les couvrais pour les lire : mes grands-parents pensaient que je révisais mes leçons. La conscience est la fille aînée du péché : c’est parce qu’on enfreint quelque chose que l’on en prend conscience, n’est-ce pas ? Je lisais beaucoup : deux romans par jour parfois quand j’en trouvais. J’avais horreur qu’ils se terminent ; un roman à mille pages est une grâce et un roman trop court est une traîtrise, une amitié faussée. Mon père m’a offert un premier dictionnaire à 16 ans. Avant, je définissais les mots comme je le souhaitais.
Il n’y avait ni télévision ni électricité à cette époque. Et la langue était un enjeu d’imageries et d’imaginations réveillées : mieux je la maîtrisais, mieux je pouvais voir les femmes nues ! Les synonymes agissaient comme la haute définition, ils amélioraient ma perception. En outre, je ne savais pas jouer au football et j’étais brillant à l’école : cela me détournait des autres. Plus tard, avec cette langue maîtrisée, il m’arrivait d’écrire des lettres d’amour pour les jeunes habitants de mon village qui désespéraient de faire des rencontres amoureuses avec des filles très surveillées et enfermées.
Pour l’anecdote, il y a quelques années, en Algérie, dans mon village, quelqu’un m’a présenté sa femme. Il m’a expliqué l’avoir épousée grâce aux lettres que j’écrivais en son nom. Leur fille aînée avait fait une thèse sur Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014) : il y a de merveilleuses boucles dans la vie !
Dans Meursault, contre-enquête , le cousinage avec Albert Camus est palpable. En lisant Le Premier Homme , avez-vous retrouvé les mêmes paysages et les mêmes sensations que celles exprimées par Camus ? Ces terres semblent irremplaçables…
Un roman ne cultive pas une appartenance ou une identité. Il déleste. Je lis des romans pour qu’ils cessent de me rappeler qui je suis. En arrivant en France à l’époque de la publication de Meursault, contre-enquête, on m’a demandé si j’en voulais à Camus de ne pas avoir parlé des Arabes. Or je lis des romans pour ne plus être un Arabe, un Algérien ou un Français. Je n’ai pas lu Camus avec ma conscience politique. Je ne pratique pas la langue française pour cultiver une conscience historique.
Avec le succès et la visibilité médiatique, j’ai dû dire pourquoi j’écrivais en français. Or on ne peut pas historiciser le désir. Pour moi, Camus a su saisir l’intensité de la géographie de mon pays natal. Avec lui, on comprend que le monde n’a pas de sens et qu’il nous incombe de le signifier par nos actes. Cette envie de défendre le corps est toujours mienne. Quitte à choisir entre un corps et un dieu, je choisis mon corps. Plus jeune, en étudiant l’histoire des religions, j’ai compris être le seul à travailler et mourir ; les divinités n’en font rien. On finissait par en vouloir à mon corps, que l’on me forçait à voiler et à récuser. Camus est un prophète de la nuance et du corps. On en manque. Nous avons des prophètes des dieux, du monde d’avant, mais pas du corps.
J’aime les hommes qui cherchent dieu, pas ceux qui le trouvent.
Kamel Daoud
Kamel Daoud
On retrouve cette dimension organique dans les pages du Premier Homme . Vers 20 ans, vous vous êtes questionné sur votre religion, puis éloigné de l’islam. La question de Dieu vous semblait-elle réductible à cette religion ou avez-vous poursuivi une quête spirituelle ? Les mouvements de l’âme, de la conscience, de l’esprit, continuent-ils à vous hanter ?
J’aime les hommes qui cherchent Dieu, pas ceux qui le trouvent. Nous n’avons de dieu que celui de nos actes. Si l’on est quelqu’un de bien, on construit une divinité du bien. Par ailleurs, je préfère la spiritualité à la religion : la spiritualité consiste à chercher Dieu, la religion à croire qu’on l’a trouvé, se réclamer puis se prendre pour lui. J’aime les gens qui cherchent, je me méfie des gens qui ont des réponses. Ceux qui pensent avoir trouvé Dieu se prennent pour cette divinité. À la fin, je me méfie des monothéismes et des prophètes. Dans Meursault, Haroun répond que la religion est un transport collectif et qu’il préfère marcher seul. Moi aussi. L’éloge du dolorisme, de la blessure, de la crucifixion et du sacrifice me met mal à l’aise dans le christianisme. Je préfère les dieux grecs.
À lire aussi Kamel Daoud, la sensualité du français contre la brutalité d’Alger
Vous êtes un grand écrivain, mais avez d’abord été journaliste. Beaucoup de journalistes pensent que ce métier est la première étape avant d’accéder à celle du livre. Était-ce votre cas ?
L’économie algérienne n’est pas porteuse. On ne peut pas vivre de la vente de ses livres. Dans les années 1990, avec la guerre civile algérienne, les journaux perdaient beaucoup de journalistes (démissions, décès, assassinats…) et recrutaient de la chair à canon. Grâce à cette profession, j’espérais nourrir ma vocation d’écrivain. Or c’est un métier chronophage qui confine la littérature au statut de vœu. J’étais obligé d’exercer comme journaliste financièrement pour pouvoir faire éclore en moi le génie tuberculeux destiné à une mort à la fois célèbre et anonyme, selon le mythe de l’écrivain depuis un siècle.
Vous êtes donc en première ligne pendant la guerre civile algérienne. Comment l’avez-vous traversée ? On vous sent hanté par cette période et ses effets, dans Houris …
J’ai mis vingt ans à en tirer des enseignements. Pendant la guerre, on survit en niant le réel. Dans Houris, je raconte un massacre de 1 200 personnes survenu en Oranie à la fin des années 1990. Sur place, j’étais avec un guide, un berger et un photographe d’une agence européenne. Quand vous marchez sur les cadavres, de la chair vous colle à la semelle… Il m’est soudain venu une chanson ridicule dans la tête, car le corps à sa propre logique de survie. Il se déconnecte. On procède ainsi plusieurs années : on finit avec un ulcère à l’estomac, sans même comprendre le lien. Puis on se sent comme animé par une exaltation compensatoire face à l’horreur et la monstruosité.
Les chiffres menaient à des débats houleux dans les rédactions. Une routine s’installait : vous interviewez les mêmes personnes - le laveur de cadavres, le gardien de la morgue, pour avoir le vrai chiffre, des témoins… Petit à petit, la vie reflue en vous. Elle s’éloigne. J’avais dit que c’étaient les années où l’on couchait et buvait le plus. On m’avait accusé d’insulter les morts. Mais quand la mort était là, elle était exacerbée. Il y avait quelque chose de charnel et de corporel en contrepoids face à elle. Le martyr est exceptionnel, mais la mort est banale. Le matin, vous consultez les dépêches qui dénombrent les morts. Dans la rue, la guerre est visible pour ceux qui la regardent de loin. Pour ceux qui la vivent, elle est faite de silences : ni bombes ni explosions. C’est une zombification du réel.
Ma rencontre avec la langue française fut très intime. Et on m’en veut : quand vous êtes Algérien et que vous dites avoir un rapport érotique à la langue française, les décoloniaux ne vous pardonnent pas et les Français ne vous comprennent pas
Kamel Daoud
Kamel Daoud
J’ai perdu confiance en l’homme. Je sais qu’il est capable du pire et qu’un pays est fragile. Je ne crois plus qu’en la capacité d’organiser le monde avec la langue et la réflexion. C’est pour cela que je m’engage et me désengage à la fois. L’homme est inhumain : il a inventé l’humanisme pour escamoter l’inhumanisme dont il est capable. On pense que le réel est une convention solide et pérenne. Mais il est très fragile. Par exemple, j’ai mis des années à accepter d’être touché. Ce n’est qu’après l’écriture de ce roman que j’ai accepté que les gens me touchent et que j’ai compris le droit au bonheur. Le « monde arabe » a une théorie de la rancune, de la justice, du décolonial, de l’au-delà et de l’en deçà, mais n’a pas de théorie du bonheur, toujours reporté à après la mort. Pour moi, il a été difficile de fonder ma capacité à la joie, un droit au rire heureux.
Vous disiez que votre confiance s’était réfugiée dans la langue et dans sa capacité à ordonner et à exprimer les choses. Vous avez choisi d’écrire en français. Pourquoi ? La France est-elle une langue avant d’être une géographie, une histoire, des paysages ?
La France est une langue. Sa langue est plus vaste que la conscience qu’elle a d’elle-même et de sa géographie. On vient dans ce pays pour sa langue, qui est porteuse d’une culture, d’un capital incroyable. C’est ce capital qui est attaqué : la France de Jules Verne, Pagnol, Char. C’est-à-dire sa capacité à raconter le monde, à restituer le mystère, à provoquer la curiosité de l’enfant. Nous avons une meilleure idée de la France depuis l’extérieur qu’en son sein. Vous vous offrez le luxe d’être déclinistes. Libre à vous. C’est un effet secondaire du confort. Pour ma part, j’ai dû écrire mon propre dictionnaire et je ne vais pas lâcher cette langue au nom du désespoir. Pourquoi écrire en français ? La rencontre avec l’être qu’on aime peut ne dépendre que d’une invitation, acceptée ou non.
Ma rencontre avec la langue française fut très intime. Et on m’en veut : quand vous êtes Algérien et que vous dites avoir un rapport érotique à la langue française, les décoloniaux ne vous pardonnent pas et les Français ne vous comprennent pas. Cette langue, je l’ai découverte comme un moyen d’empêcher l’ennui, de voyager dans le monde, de voir des femmes nues, de connaître des géographies qui m’étaient totalement inaccessibles… Umberto Eco disait que « ceux qui ne lisent pas n’ont qu’une seule vie, la leur ». Je n’étais ni en France, du fait de la distance, ni en Algérie, car je ne m’ennuyais plus. Je m’étais construit cet espace insulaire. Cette langue me racontait le reste du monde. J’ai eu une enfance assez singulière : j’ai lu en français les grands textes de la littérature musulmane et en arabe les grands textes de la littérature occidentale. Cet accident linguistique m’a conduit à choisir cette langue. Mais pas uniquement.
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