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Kamel Daoud: «Les Français peuvent s’offrir le luxe d’être déclinistes, c’est un effet secondaire du confort»

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  • Kamel Daoud: «Les Français peuvent s’offrir le luxe d’être déclinistes, c’est un effet secondaire du confort»

    GRAND ENTRETIEN - Devant les lecteurs du Figaro réunis Salle Gaveau, le lauréat du prix Goncourt 2024 pour Houris (Gallimard) s’est livré sur son enfance algérienne, son amitié avec Boualem Sansal, son lien avec la France et son rapport intime avec notre langue, un trésor qu’il estime aujourd’hui attaqué de toute part.

    LE FIGARO. - Vous êtes né en 1970, dans une Algérie indépendante. Pouvez-vous nous faire visiter le pays de votre enfance, votre maison, vos paysages, vos premiers éblouissements et vos premières inquiétudes ?
    KAMEL DAOUD. - Le souvenir de l’enfance est aussi l’exercice des exilés. J’ai grandi dans un village socialiste algérien, semble-t-il ennuyeux, avec mes grands-parents. C’était mon époque solaire. Ma grand-mère, souvent, rasait le crâne de mon grand-père, sous un arbre, dans le silence. Depuis, l’amour me semble une pratique silencieuse. D’ailleurs, souvent, on ne dit pas l’amour, sauf quand on le perd. Je me rappelle aussi de l’ennui, un grand maître de l’enfance et du talent, et de la lecture comme révélation du reste du monde.

    Vers 10 ans, j’avais découvert des romans policiers chez des voisins, avec des femmes sensuelles en couverture. Je les couvrais pour les lire : mes grands-parents pensaient que je révisais mes leçons. La conscience est la fille aînée du péché : c’est parce qu’on enfreint quelque chose que l’on en prend conscience, n’est-ce pas ? Je lisais beaucoup : deux romans par jour parfois quand j’en trouvais. J’avais horreur qu’ils se terminent ; un roman à mille pages est une grâce et un roman trop court est une traîtrise, une amitié faussée. Mon père m’a offert un premier dictionnaire à 16 ans. Avant, je définissais les mots comme je le souhaitais.



    Il n’y avait ni télévision ni électricité à cette époque. Et la langue était un enjeu d’imageries et d’imaginations réveillées : mieux je la maîtrisais, mieux je pouvais voir les femmes nues ! Les synonymes agissaient comme la haute définition, ils amélioraient ma perception. En outre, je ne savais pas jouer au football et j’étais brillant à l’école : cela me détournait des autres. Plus tard, avec cette langue maîtrisée, il m’arrivait d’écrire des lettres d’amour pour les jeunes habitants de mon village qui désespéraient de faire des rencontres amoureuses avec des filles très surveillées et enfermées.

    Pour l’anecdote, il y a quelques années, en Algérie, dans mon village, quelqu’un m’a présenté sa femme. Il m’a expliqué l’avoir épousée grâce aux lettres que j’écrivais en son nom. Leur fille aînée avait fait une thèse sur Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014) : il y a de merveilleuses boucles dans la vie !

    Dans Meursault, contre-enquête , le cousinage avec Albert Camus est palpable. En lisant Le Premier Homme , avez-vous retrouvé les mêmes paysages et les mêmes sensations que celles exprimées par Camus ? Ces terres semblent irremplaçables…

    Un roman ne cultive pas une appartenance ou une identité. Il déleste. Je lis des romans pour qu’ils cessent de me rappeler qui je suis. En arrivant en France à l’époque de la publication de Meursault, contre-enquête, on m’a demandé si j’en voulais à Camus de ne pas avoir parlé des Arabes. Or je lis des romans pour ne plus être un Arabe, un Algérien ou un Français. Je n’ai pas lu Camus avec ma conscience politique. Je ne pratique pas la langue française pour cultiver une conscience historique.

    Avec le succès et la visibilité médiatique, j’ai dû dire pourquoi j’écrivais en français. Or on ne peut pas historiciser le désir. Pour moi, Camus a su saisir l’intensité de la géographie de mon pays natal. Avec lui, on comprend que le monde n’a pas de sens et qu’il nous incombe de le signifier par nos actes. Cette envie de défendre le corps est toujours mienne. Quitte à choisir entre un corps et un dieu, je choisis mon corps. Plus jeune, en étudiant l’histoire des religions, j’ai compris être le seul à travailler et mourir ; les divinités n’en font rien. On finissait par en vouloir à mon corps, que l’on me forçait à voiler et à récuser. Camus est un prophète de la nuance et du corps. On en manque. Nous avons des prophètes des dieux, du monde d’avant, mais pas du corps.


    J’aime les hommes qui cherchent dieu, pas ceux qui le trouvent.
    Kamel Daoud

    On retrouve cette dimension organique dans les pages du Premier Homme . Vers 20 ans, vous vous êtes questionné sur votre religion, puis éloigné de l’islam. La question de Dieu vous semblait-elle réductible à cette religion ou avez-vous poursuivi une quête spirituelle ? Les mouvements de l’âme, de la conscience, de l’esprit, continuent-ils à vous hanter ?

    J’aime les hommes qui cherchent Dieu, pas ceux qui le trouvent. Nous n’avons de dieu que celui de nos actes. Si l’on est quelqu’un de bien, on construit une divinité du bien. Par ailleurs, je préfère la spiritualité à la religion : la spiritualité consiste à chercher Dieu, la religion à croire qu’on l’a trouvé, se réclamer puis se prendre pour lui. J’aime les gens qui cherchent, je me méfie des gens qui ont des réponses. Ceux qui pensent avoir trouvé Dieu se prennent pour cette divinité. À la fin, je me méfie des monothéismes et des prophètes. Dans Meursault, Haroun répond que la religion est un transport collectif et qu’il préfère marcher seul. Moi aussi. L’éloge du dolorisme, de la blessure, de la crucifixion et du sacrifice me met mal à l’aise dans le christianisme. Je préfère les dieux grecs.

    À lire aussi Kamel Daoud, la sensualité du français contre la brutalité d’Alger

    Vous êtes un grand écrivain, mais avez d’abord été journaliste. Beaucoup de journalistes pensent que ce métier est la première étape avant d’accéder à celle du livre. Était-ce votre cas ?

    L’économie algérienne n’est pas porteuse. On ne peut pas vivre de la vente de ses livres. Dans les années 1990, avec la guerre civile algérienne, les journaux perdaient beaucoup de journalistes (démissions, décès, assassinats…) et recrutaient de la chair à canon. Grâce à cette profession, j’espérais nourrir ma vocation d’écrivain. Or c’est un métier chronophage qui confine la littérature au statut de vœu. J’étais obligé d’exercer comme journaliste financièrement pour pouvoir faire éclore en moi le génie tuberculeux destiné à une mort à la fois célèbre et anonyme, selon le mythe de l’écrivain depuis un siècle.

    Vous êtes donc en première ligne pendant la guerre civile algérienne. Comment l’avez-vous traversée ? On vous sent hanté par cette période et ses effets, dans Houris

    J’ai mis vingt ans à en tirer des enseignements. Pendant la guerre, on survit en niant le réel. Dans Houris, je raconte un massacre de 1 200 personnes survenu en Oranie à la fin des années 1990. Sur place, j’étais avec un guide, un berger et un photographe d’une agence européenne. Quand vous marchez sur les cadavres, de la chair vous colle à la semelle… Il m’est soudain venu une chanson ridicule dans la tête, car le corps à sa propre logique de survie. Il se déconnecte. On procède ainsi plusieurs années : on finit avec un ulcère à l’estomac, sans même comprendre le lien. Puis on se sent comme animé par une exaltation compensatoire face à l’horreur et la monstruosité.

    Les chiffres menaient à des débats houleux dans les rédactions. Une routine s’installait : vous interviewez les mêmes personnes - le laveur de cadavres, le gardien de la morgue, pour avoir le vrai chiffre, des témoins… Petit à petit, la vie reflue en vous. Elle s’éloigne. J’avais dit que c’étaient les années où l’on couchait et buvait le plus. On m’avait accusé d’insulter les morts. Mais quand la mort était là, elle était exacerbée. Il y avait quelque chose de charnel et de corporel en contrepoids face à elle. Le martyr est exceptionnel, mais la mort est banale. Le matin, vous consultez les dépêches qui dénombrent les morts. Dans la rue, la guerre est visible pour ceux qui la regardent de loin. Pour ceux qui la vivent, elle est faite de silences : ni bombes ni explosions. C’est une zombification du réel.


    Ma rencontre avec la langue française fut très intime. Et on m’en veut : quand vous êtes Algérien et que vous dites avoir un rapport érotique à la langue française, les décoloniaux ne vous pardonnent pas et les Français ne vous comprennent pas
    Kamel Daoud



    J’ai perdu confiance en l’homme. Je sais qu’il est capable du pire et qu’un pays est fragile. Je ne crois plus qu’en la capacité d’organiser le monde avec la langue et la réflexion. C’est pour cela que je m’engage et me désengage à la fois. L’homme est inhumain : il a inventé l’humanisme pour escamoter l’inhumanisme dont il est capable. On pense que le réel est une convention solide et pérenne. Mais il est très fragile. Par exemple, j’ai mis des années à accepter d’être touché. Ce n’est qu’après l’écriture de ce roman que j’ai accepté que les gens me touchent et que j’ai compris le droit au bonheur. Le « monde arabe » a une théorie de la rancune, de la justice, du décolonial, de l’au-delà et de l’en deçà, mais n’a pas de théorie du bonheur, toujours reporté à après la mort. Pour moi, il a été difficile de fonder ma capacité à la joie, un droit au rire heureux.

    Vous disiez que votre confiance s’était réfugiée dans la langue et dans sa capacité à ordonner et à exprimer les choses. Vous avez choisi d’écrire en français. Pourquoi ? La France est-elle une langue avant d’être une géographie, une histoire, des paysages ?

    La France est une langue. Sa langue est plus vaste que la conscience qu’elle a d’elle-même et de sa géographie. On vient dans ce pays pour sa langue, qui est porteuse d’une culture, d’un capital incroyable. C’est ce capital qui est attaqué : la France de Jules Verne, Pagnol, Char. C’est-à-dire sa capacité à raconter le monde, à restituer le mystère, à provoquer la curiosité de l’enfant. Nous avons une meilleure idée de la France depuis l’extérieur qu’en son sein. Vous vous offrez le luxe d’être déclinistes. Libre à vous. C’est un effet secondaire du confort. Pour ma part, j’ai dû écrire mon propre dictionnaire et je ne vais pas lâcher cette langue au nom du désespoir. Pourquoi écrire en français ? La rencontre avec l’être qu’on aime peut ne dépendre que d’une invitation, acceptée ou non.

    Ma rencontre avec la langue française fut très intime. Et on m’en veut : quand vous êtes Algérien et que vous dites avoir un rapport érotique à la langue française, les décoloniaux ne vous pardonnent pas et les Français ne vous comprennent pas. Cette langue, je l’ai découverte comme un moyen d’empêcher l’ennui, de voyager dans le monde, de voir des femmes nues, de connaître des géographies qui m’étaient totalement inaccessibles… Umberto Eco disait que « ceux qui ne lisent pas n’ont qu’une seule vie, la leur ». Je n’étais ni en France, du fait de la distance, ni en Algérie, car je ne m’ennuyais plus. Je m’étais construit cet espace insulaire. Cette langue me racontait le reste du monde. J’ai eu une enfance assez singulière : j’ai lu en français les grands textes de la littérature musulmane et en arabe les grands textes de la littérature occidentale. Cet accident linguistique m’a conduit à choisir cette langue. Mais pas uniquement.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

  • #2

    Il existe quelques questions adorées par les écrivains. Pourquoi vous avez écrit ce roman ? Pourquoi vous avez choisi cette langue ? Et qui sont les écrivains qui vous ont marqué ? Cela dépend de l’histoire personnelle. Mon père, qui ne vivait pas avec moi, était un francophone muet : il avait une vie algérienne avec ma mère qui ne savait ni lire ni écrire. Et il ne parlait pas. Peut-être ai-je pensé, enfant, que le seul moyen de communiquer avec mon père était de maîtriser cette langue silencieuse. Je pensais pouvoir lui parler en faisant les mêmes lectures que lui. En Algérie, les Occidentaux disent que l’on parle arabe. Or personne ne parle arabe dans le monde ! En Algérie, la langue algérienne se greffe aux langues arabe et française, ou le contraire.

    Dans la langue française, on vous dit comment embrasser ; dans la langue arabe, on vous dit qu’il ne faut pas embrasser ; dans la langue algérienne, on vous dit qu’on ne sait même pas ce que c’est. Le choix de la langue française était celui du corps. Quand vous le dites aux intellectuels décoloniaux en Algérie, vous êtes un traître parce que vous aimez la langue de l’oppression. Or je n’ai pas vécu cette oppression. Je suis un enfant des indépendances et des libertés. La langue française est un jeu pour moi. Mais aussi une douleur parce que je suis certain de ne pas la maîtriser.

    En arrivant à l’université d’Oran, à l’Institut des langues étrangères, dans la classe moyenne oranaise, je me suis retrouvé entouré de filles magnifiques. Elles pouvaient changer de veste tous les deux jours, moi tous les six mois. C’était le grand choc. J’ai cru que j’allais les séduire grâce au français. Or, dès que j’adressais la parole à une fille, elle me répondait que je parlais comme un livre. On ne peut pas séduire une femme de cette manière. C’est une pathologie : je reste convaincu de ne pas savoir écrire en français, chaque roman est une souffrance comme s’il s’agissait du premier.

    Vous disiez qu’en lisant vous n’étiez plus un Algérien, un Français ou un homme. De façon inversée, songez-vous à vos lecteurs, d’où qu’ils viennent, en écrivant ?

    Écrire est aussi complexe qu’un exercice de séduction. On s’habille pour séduire l’autre. Il en va de même pour l’usage de la langue. Les écrivains n’écrivent-ils qu’en pensant à l’autre ? Les politiciens, peut-être. Pas moi. On écrit pour affirmer sa solitude et sa liberté absolue. Le lecteur est absent, mais on le sent comme le partenaire d’une danse. Il faut que ce soit mélodieux. Le roman n’est pas une arme, c’est une danse. L’écriture doit être ludique, nous alléger. Se leste-t-on de sa culture en écrivant ? Non. Hemingway disait qu’on écrivait toujours sous le regard de quelqu’un, mort ou vivant. Peut-être que j’écris sous le regard de mon père, de mes maîtres d’école de mon village, de Pagnol, de Camus, de Verne, de Gide… C’est un exercice narcissique à deux.

    Je n’écris pas pour cultiver une appartenance. L’écriture me fait trahir mes croyances, mes appartenances, tout le monde. Car l’écriture consiste à aller vers tout le monde. Si on lit le roman d’un pêcheur sénégalais ou japonais, ce n’est pas parce qu’il est japonais ou sénégalais, c’est parce qu’il construit une interrogation profonde. En étant franco-algérien, vous êtes un corps politique. Avec Houris, je suis attaqué car c’est un roman perçu comme politique. Mais le temps passera : personne ne se souvient de la conjecture qui a poussé Hermann Hesse à prendre la plume. Quand on lit à 17 ans Le Loup des steppes, on y voit une fable de la liberté et de la singularité. C’est ce qu’on ne pardonne pas à l’écrivain algérien. Or je ne suis pas un écrivain algérien. Je suis à la fois écrivain, algérien et français. Ce sont trois métiers. L’idée d’appartenance me dérange.

    Dans votre œuvre, il y a une tension de l’enfermement, comme si nous vivions dans une société claustrée. Vos personnages semblent dans une prison à ciel ouvert. Est-ce le cas ?

    On voit le monde à travers notre histoire, mais l’identité ne doit pas être un enfermement : la mémoire est un chemin, pas une maison. Elle n’abrite que les morts. Je n’écris pas à partir de rien, mais de ce qui m’a blessé, poussé à l’exil… On peut s’offrir une chambre dans un hôtel cinq étoiles à Copenhague, nos rêves nous renverront toujours dans le métro parisien. Je ne confonds pas l’Algérie en tant que terre - méditerranéenne, sensuelle, puissante - avec la mythologie patriotique. Enfant, je dessinais. En dessinant des aquarelles, je n’avais pas de bonnes notes. Mais si je dessinais des volcans, avec des menottes qui explosent, un fusil, et que j’y inscrivais 1954 (début de la guerre d’indépendance algérienne NDLR), j’avais une très bonne note. J’ai alors compris que je devais préserver quelque chose en moi-même en donnant le change à mon environnement.

    Cette Algérie me manque, profondément, c’est mon pays. On ne quitte jamais son pays : le matin, je suis en France ; le soir, quand je dors, dans la maison de mes parents. J’aime l’idée d’appartenance telle que cultivée par le poète palestinien Mahmoud Darwich, qui voyait la nation non pas comme une chair qui serait la sienne, mais comme le souvenir du café pris avec sa mère. J’ai un rapport païen avec cette terre. Le patriotisme force au chant collectif, à l’unanimité, à l’effacement de la singularité. Il étouffe.


    L’Algérie est un pays vaste, mais les Algériens ne la possèdent pas. Elle fait des millions de kilomètres, mais les Algériens ne voyagent pas. Ils se sentent à l’étroit, enfermés. Nous manquons de liberté. C’est un suicide collectif. C’est pour cela que j’aime la mer Méditerranée, le seul dieu équitable. Elle me reçoit sans me demander de m’agenouiller. C’est un dieu qui se partage et ne demande pas la soumission ou l’abaissement. Il y a, encore, en Algérie, un rêve de liberté qui n’a pas été exaucé.

    Pourtant, la politique algérienne vous considère, malgré vous, comme une figure politique. Vous avez souvent été attaqué par la gauche décoloniale européenne et par le régime algérien. Vous pouvez revendiquer votre sens du particulier, mais pas vous sortir de cela : vous apparaissez comme un dissident…

    Darwich avait une belle métaphore : « La politique est l’un des prénoms du destin dans le monde arabe. » En France aussi. Nous sommes des corps politiques. Suis-je un dissident ? Je lis et j’écris comme je pense et je pense qu’il suffit d’être de bonne foi ou brillant pour être respecté ou admiré. J’ai ce capital de naïveté en moi. Le style est la langue vue par un enfant. Je paie chaque mot que j’écris - certes moins que Boualem. Même quand j’étais chroniqueur en Algérie, j’étais pris dans une nasse difficile. Suis-je dissident en France ? Peut-être, car la France manque d’incarnations. Elle a besoin d’un corps qui incarne les idées et pas seulement d’idées incarnées par du papier. Souvent, la francité est sauvée et redéfinie par des gens qui viennent d’ailleurs, des étrangers qui n’en sont pas vraiment : Romain Gary, Charles Aznavour…

    Ce qui se passe avec Boualem ou d’autres soulève plusieurs enjeux. Il y a d’abord un message pour les Algériens : on peut les traquer, les emprisonner, et ils ne doivent ni écrire ni rêver d’écrire.
    Kamel Daoud
    Si vous êtes franco-algérien, vous avez toutes les tares : vous avez trahi, vous êtes dans un conflit de loyauté. Au début, je réagissais avec ma passion : ce procès me semblait injuste. Je voulais être un écrivain, c’est-à-dire le centre du monde. Comme tout le monde, je pense que la terre tourne autour de moi. Or on m’explique que ce sont l’Algérie et la France qui tournent autour de moi. Je pourrais m’arc-bouter contre cette assignation politique perpétuelle, mais cela ne sert à rien. Il me faut écrire pour rendre hommage à mes parents et à mes maîtres d’école, qui ont probablement rêvé de quelqu’un comme moi. Après l’écume des jours, je mourrai en laissant peut-être quelques livres bons, qui prouveront au monde que je ne suis pas totalement mort, que ma vie méritait d’être vécue. Je suis un héros dans le sens où j’entends simplement vivre ma vie.

    Depuis l’arrestation de Boualem Sansal, la publication de Houris et les difficultés que vous rencontrez en Algérie et en France, on se retrouve avec un régime politique qui a pris pour opposants des écrivains, c’est-à-dire des gens qui ne sont armés que de leur plume. Ces épisodes ont pu arriver dans d’autres contrées, à d’autres moments de l’histoire. Mais que nous dit de l’Algérie contemporaine le fait que vous soyez empêché de rentrer dans votre pays, où Boualem Sansal est emprisonné ?

    Une dictature est un écrivain raté avec une armée. Quand le roi est nu, tout le monde l’applaudit, sauf les enfants. En URSS ou en Amérique latine, les dictatures ont toujours été une fiction violente. Si vous n’y croyez pas, vous êtes arrêté et torturé, jusqu’à ce que vous concédiez : en effet, le roi n’est pas nu, il porte une très belle robe. Il y a une concurrence des fictions : plus une dictature est défaillante et violente dans sa fiction, plus elle s’en prend aux écrivains, qui sont ses concurrents, car ils racontent une histoire alternative, singulière, individuelle. Si l’on y ajoute des circonstances aggravantes - écrire en français, remporter le Goncourt en France, grâce à un livre sur une guerre cachée par rapport à une autre guerre exhibée -, on aboutit au crime parfait.

    Ce qui se passe avec Boualem ou d’autres soulève plusieurs enjeux. Il y a d’abord un message pour les Algériens : on peut les traquer, les emprisonner, et ils ne doivent ni écrire ni rêver d’écrire. C’est un message pour les écrivains à venir : l’Algérie produit à chaque génération d’admirables écrivains, puissants et passionnés, inspirés par leur terre. Tous les dix ans, ils sont tués, chassés, incriminés, contraints à l’exil. Un écrivain algérien est un écrivain né en Algérie, qui vivra en France. Le deuxième message est envoyé aux Français : on vous atteindra dans ce que vous avez de plus noble, l’écriture. On vous touchera au cœur de votre prestige international. Le troisième message est pour les gens qui ont fui ici : la France ne peut même pas protéger Kamel Daoud en France, à Paris, et ne peut rien pour Boualem Sansal en Algérie. C’est une démonstration de force : Alger peut déposer plainte contre Kamel Daoud en France ; la France ne peut même pas envoyer son avocat à Alger.

    le grand drame du monde dit arabe, c’est son rapport à une langue utilisée pour bloquer tout changement, toute innovation
    Qui va gagner ? La liberté. Le problème est le prix. Qui payera le plus pour que ce jour-là puisse advenir ? L’écrivain est aussi une singularité quand il est francophone. Il fait partie de l’histoire algérienne, qui est plurielle et multilinguistique. Mais il y a une caste de domination linguistique qui nous refuse notre statut d’Algériens et fait de nous des Arabes. Or l’Arabe vit en Arabie saoudite ; il n’y a pas, pour le moment, d’Algérie saoudite. On vous accuse ensuite d’être anti-langue arabe. Pourtant, j’aime cette langue. Mais cette langue m’appartient. Je ne lui appartiens pas. Or si vous semblez contre cette langue, vous êtes contre Dieu et l’islam.
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    Commentaire


    • #3

      C’est une métaphore close : le grand drame du monde dit arabe, c’est son rapport à une langue utilisée pour bloquer tout changement, toute innovation, toute capacité à exprimer le réel. On peut publier en français, en arabe, en anglais, mais jamais en algérien. Cherchez un coran en langue algérienne : vous ne le trouverez pas. Car, comme l’Église anglicane, comme le mouvement protestant des débuts, l’accès au livre sacré par la plèbe conduira à la révolution du religieux, sa réforme. Une dictature religieuse détient le monopole de l’interprétation. J’interprète, vous m’écoutez. Je déteste l’usage idéologique et fantasmé qu’on fait de la langue arabe pour exclure toute la vivacité et la multiplicité de l’Algérie. Être francophone, écrivain algérien, ce n’est pas le signe d’une traîtrise, mais la capacité de transformer une guerre en richesse.

      Avez-vous des nouvelles de votre ami et frère de plume Boualem Sansal ? Plus largement, vous inquiétez-vous pour sa santé, sa vie ? Il est âgé, malade, et vit dans des conditions accentuant les maux qui le frappent…

      Je suis très inquiet et pessimiste. Je connais les passions belles de cette terre. Je connais aussi ses radicalités. Boualem est celui qui paie le plus. Camus rappelait dans Actuelles IV la difficulté à raconter une dictature. C’est difficile car l’être humain a tendance à aller vers le confort. Je n’aime pas les gens qui reprochent tout à l’Occident. Il n’est ni juste ni injuste, il est. Avec ses défauts et ses qualités. Dès le début, j’ai exprimé mon pessimisme pour Boualem. Mais il n’est pas le seul à m’inquiéter : les libraires, les éditeurs, les écrivains souffrent aussi en Algérie. Certains vivent maintenant exilés en France et ne veulent pas apparaître publiquement, car ils savent quel en serait le prix.


      Il y a un régime de terreur absolue. Pour autant, je crois aux miracles. Je crois à la constance - c’est une vertu : il faut en parler, il faut rappeler que Sansal est en prison, que l’Algérie est en prison et que beaucoup d’Algériens sont en prison. Bien sûr, il y aura toujours des gens pour dire que beaucoup soutiennent le régime. Parfois, certains pensent que le seul moyen d’échapper à une prison est de s’en faire les gardiens. Cela fonctionne souvent, car, par défaut, tout privilège est bienvenu dans une tyrannie. Pouvoir exercer un privilège sur une personne plus faible ne donne pas la liberté entière, mais peut sauver. On est dans cette logique.

      La culture est menacée en Algérie : livres interdits, librairies fouillées, écrivains pourchassés… Le problème de la France est la gratuité, y compris celle de la liberté. On oublie, et c’est normal, combien elle coûte. Tous les dix ans, on est rappelé à cet ordre-là. Écrire un livre et aller l’acheter dans la négligence, l’indifférence et la banalité est la gloire de la démocratie. Mais cela coûte. Boualem est le crucifié de cette terreur. Je me sens humilié et blessé de ne pas pouvoir revenir voir les miens, d’être qualifié de tous les noms. Tout ce que je désirais était de sortir de mon village, d’être le premier partout et de briller, de me faire respecter dans le monde en racontant ma terre. Voilà ce que je reçois en contrepartie. Je me rappelle le jour où j’ai reçu le Goncourt : je l’ai appris à 12 h 37 ; à 14 h 30, j’avais mal au ventre, car je savais que cela me coûterait.

      Ces formes de tyrannie sont visibles et écrasantes en Algérie. En Europe, vous avez aussi été confronté à des formes non pas de tyrannie, mais de disqualification, à des mises en accusation pour des prises de position. En 2016, lors des viols de la gare de Cologne, vous dénonciez, dans un article du Monde, un rapport malade à la femme, au corps et au désir dans le monde arabe, ce qui vous a valu des attaques de féministes françaises, d’être renvoyé aux marges politiques ou à la fameuse extrême droite. Que cela vous a-t-il inspiré d’entendre ces éléments de langage qui ont dû vous rappeler ceux des islamistes et des obscurantistes du régime d’Alger ?

      Les radicalités sont les mêmes. À l’époque, je suis passé de quelqu’un de très célèbre en Algérie à quelqu’un de célèbre un peu partout dans le monde. Dès lors, le retentissement de mes écrits n’a plus été le même. Pendant quelques mois, j’ai décidé de ne pas écrire, parce que je ne savais pas comment écrire en restant libre. Je me suis trompé. J’ai pensé à ma famille, ma fille : je suis quelqu’un qui peut écrire ses idées et un survivant, à ma manière, de la guerre civile algérienne. Donc, de quel droit d’autres m’imposeraient-ils le silence au nom de leurs convictions ?

      J’ai toujours eu, dans l’intimité, une opinion juste de ma personne. Comme je le dis à mes étudiants, celui qui ne peut pas mourir à ma place ne peut pas vivre à ma place. Dès lors, j’ai pensé que je devais écrire pour raconter mon histoire. Qu’elle soit récupérée, interprétée, interdite, contestée, ce n’est pas mon affaire. L’Occident est assez houleux à mon encontre, car je ne suis pas le bon Arabe, celui qui estime que tout est la faute de l’Occident. S’enfuir des champs de coton communautaires est puni par le fouet. L’idée que je ne sois pas perçu, dans mon universalité, en tant que centre du monde et nombril de l’univers me dérangeait. Je ne suis l’Arabe de personne. J’écris ce que je pense. Que l’autre se sente mal, ce n’est pas mon affaire. Cela en dit plus sur l’Occident que sur moi.

      On a l’impression qu’il existe un microcosme et une France réelle. J’y suis sensible car c’est l’une des clés m’ayant permis de comprendre l’Algérie. Je suis un villageois. La vie intellectuelle algérienne est centrée sur l’hypercentre d’Alger.
      Kamel Daoud
      Par exemple, le papier auquel vous faites référence m’avait été proposé par La Republicca. Il a été repris par des journaux suisse, allemand, anglais… Mais il n’a explosé qu’au moment où Le Monde l’a publié. Cela en dit bien plus sur ce pays que sur moi. J’ai eu droit à tout le catalogue des stéréotypes sur les gens comme moi. On m’a dit que j’avais raison mais que je ne devais pas l’écrire, pas chez « eux », c’est-à-dire chez les Occidentaux. Un ami, décédé depuis, m’a posé une question tragique : « Pourquoi l’avoir écrit ? » Je lui ai demandé pourquoi il était dans le déni de cette misère sexuelle, de notre problème avec le corps. Il s’est tu pendant dix minutes, puis m’a dit que nier était tout ce qu’il lui restait. En outre, ce papier était toujours découpé, pour n’en retenir que la partie arrangeant le jugement. J’ai appris il y a quelque temps la vertu de la constance : continuer à écrire, réfléchir, avec un droit à l’erreur, à la conviction.

      Depuis les succès de Meursault, contre-enquête et de Houris , tant d’un point de vue critique qu’en librairie, vous tournez beaucoup dans le monde et en France. Quel regard portez-vous sur notre société ? Voyez-vous un décalage entre les gens que vous rencontrez dans les signatures et une forme de microcosme qui croit représenter le pays et sa majorité silencieuse ?

      Dans le Sud, une femme était venue à une rencontre où les gens étaient si nombreux que beaucoup avaient été empêchés de venir à moi. C’était une belle réponse aux tentatives de discrédit d’une partie de la presse. Elle m’a dit : « Nous sommes la France réelle. » Cela m’a bouleversé. On a en effet l’impression qu’il existe un microcosme et une France réelle. J’y suis sensible car c’est l’une des clés m’ayant permis de comprendre l’Algérie. Je suis un villageois. La vie intellectuelle algérienne est centrée sur l’hypercentre d’Alger. J’aime ce rapport charnel à la terre, la paysannerie. D’autant que la pauvreté m’a appris le bonheur : vouloir être riche apporte de la dignité ; vouloir être un communiste pauvre et mal habillé n’est que le caprice d’un riche qui veut s’encanailler.



      Dans un village, on perçoit le réel et ce qui ne l’est plus : les écrans, les polémiques… Je n’ai quasiment pas de réseaux, pas de télévision, car j’ai décidé de préserver mon autonomie de réflexion. Quand j’écris un éditorial, je réagis par rapport à un fait. Le jeu des réseaux numériques est de réagir par rapport à ce monde très fermé sur lui-même, quitte à perdre le sens du réel. Or ce réel me permet d’être un vrai écrivain qui écrit sur des choses réelles.

      Dans le tourbillon d’un Goncourt, a-t-on le vertige à l’idée du livre d’après ? Ou était-il déjà entamé avant la sortie de Houris ?

      J’ai vécu ce tourbillon avec Meursault : je n’ai pas eu le Goncourt, j’ai failli l’avoir, puis j’ai eu le Goncourt du premier roman. Ensuite, il a explosé dans le reste du monde, traduit dans quarante langues… Le succès est plus difficile à surmonter que l’échec. Avec Houris, je n’attendais pas le Goncourt. J’étais soulagé de le finir et de le remettre à mon éditrice. Pendant les quelques années où j’étais en Algérie et que j’avais peur de publier, j’avais déjà écrit deux textes. Mais faut-il les publier ou nourrir ma gloire en les jetant dans ma cheminée ? À ma mort, on racontera que je suis l’écrivain aux manuscrits perdus !

      Le personnage de Houris oscille sans cesse entre le désespoir et l’impossibilité de l’existence, tant elle souffre de ce qu’elle a vécu et s’inquiète du futur. C’est un roman qui laisse entrevoir la possibilité d’une nouvelle naissance. Le personnage principal s’appelle Aube, un prénom qui dit beaucoup de choses. Quels sont vos motifs d’espérance dans le panorama sombre que nous avons établi ?

      Aube est un personnage de la reconstruction, de la vie après la mort. C’est un monopole des religieux, mais il nous faut aussi nous demander s’il y a une vie après la mort, après nos morts, je veux dire. J’aurais voulu que l’Algérie fasse le même chemin qu’Aube : aller aux sources de la douleur et, à la fin, s’y confronter. La vie est le contraire du roman : elle part de la naissance vers la mort ; le roman part de la mort vers la naissance. Y a-t-il des raisons d’espérer ? Si l’on désespère à 30 ans, que faire jusqu’à 90 ans ? Nous sommes là parce que nous devons espérer.


      Je souris toujours devant mon fils. Il comprendra avec le temps que je me suis forcé. Mais il le respectera pour deux choses : pendant la moitié de sa vie, il y aura cru ; pendant l’autre moitié, il aura compris le prix que ce sourire m’a coûté. Quand nous désespérons, comme le disait Camus dans L’Homme révolté, se pose la question du suicide. Pourquoi rester dans une salle où il ne se passe plus rien d’intéressant ? Il faut vivre courageusement ou mourir courageusement. Pour vivre courageusement, nous devons espérer. Si nous n’y croyons pas, faisons-le pour la génération suivante.

      Si l’enfant que vous étiez venait à croiser l’écrivain français, reconnu et célébré que vous êtes devenu, attaqué par son propre pays, que lui dirait-il ?

      L’enfant dirait à l’adulte qu’on se ressemble encore beaucoup. L’adulte dirait à l’enfant : « Reste avec moi jusqu’au bout parce que j’ai besoin de voir le monde à travers tes yeux. Je ne mange pas de blé, mais si tu m’apprivoises, le vent dans le blé me rappellera tes cheveux. »

      Par Vincent Trémolet de Villers et Eliott Mamane

      Dernière modification par HADJRESS, 06 avril 2025, 11h31.
      وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

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