Selon les informations de Mediapart, des agents imposent aux usagers en situation irrégulière, en dehors de tout cadre légal, une liste de questions de culture générale ou relatives à leur vie personnelle. Plusieurs témoins parlent de pratiques « déloyales », la préfecture assume.
Nejma Brahim
nèsInès* ne s’attendait pas à vivre une scène pareille à son arrivée à la préfecture des Hauts-de-Seine, à Nanterre, un jour de mars dernier. Cette élève avocate a pour habitude d’accompagner à la préfecture des personnes sans papiers suivies par son cabinet, lorsqu’elles sont prêtes à déposer une demande de régularisation (admission exceptionnelle au séjour, ou « AES » dans le jargon) en vue d’obtenir un titre de séjour.
Mais c’était bien la première fois qu’elle assistait à ce qui s’apparente à une « interro surprise », visant à évaluer le degré de connaissances des intéressé·es sur la France ou à détecter de potentiels signes de radicalisation pouvant être contraires aux « principes de la République ».
« Quelle est la devise de la France ? », « Quelles sont les couleurs du drapeau français ? », « Qui est le président de la République ? », « Qui est la première dame de la France ? », « Quel fleuve traverse la capitale française ? », « À quelle date a lieu la fête nationale de la France ? », « Où se sont déroulés les derniers Jeux olympiques ? »…

Dans une fiche estampillée du logo de la préfecture des Hauts-de-Seine, que Mediapart a pu consulter, six questions sont ainsi listées, dans le cadre d’une demande « AES ». Les demandeurs et demandeuses doivent aussi attester avoir « renseigné le questionnaire sans aide » (« entourer “OUI” ou “NON” »), ou « avec de l’aide » (« entourer “OUI” ou “NON” »), et enfin signer. Inès s’étonne des deux questions successives : « Est-ce pour les embrouiller ? Pour vérifier s’ils connaissent la négative ? », interroge-t-elle sans cacher son agacement.
Dans un enregistrement que nous nous sommes procuré, datant de début mars, un agent commence par demander à une personne sans papiers venue déposer un dossier : « Vous savez lire ? » La personne lit ensuite les questions et y répond à voix haute, avant de les mettre par écrit sous les yeux de l’agent. À la question concernant le nom du président de la République, la personne sans papiers s’exclame : « J’ai quand même quatre ans de présence ici en France, je connais le président de la République ! »
« Ce qu’il faut souligner,précise Inès, c’est qu’on nous demande de sortir durant l’entretien.J’ai demandé à avoir les questions car cela faisait partie du dossier de notre client, mais l’agent a refusé de me les donner, en disant qu’ils ne voulaient pas que les avocats y aient accès. » Elle constate, au gré des dossiers et des échanges avec des consœurs et confrères, que les questions sont souvent les mêmes.
Interrogé sur ces pratiques, le cabinet du préfet des Hauts-de-Seine nous fait savoir que « le préfet assume une très grande restrictivité en matière de régularisation d’étrangers en situation irrégulière », car, « comme son nom l’indique, la procédure d’admission exceptionnelle au séjour doit rester exceptionnelle ».Il ajoute qu’en application de la circulaire Retailleau, les services doivent « s’assurer de la maîtrise de la langue française par les personnes déposant une demande de régularisation ».
Refus de récépissé
Il poursuit : « Depuis la circulaire, en l’absence bien souvent de diplôme français attestant de la maîtrise du français, et afin d’objectiver la maîtrise ou non de la langue, nous interrogeons l’usager par écrit au stade du dépôt de dossier. Les questions courtes et simples posées permettent à l’occasion de ce premier filtre de vérifier la maîtrise de la langue française, mais également l’adhésion aux valeurs de la République, qui est également une condition de la délivrance des titres de séjour. »
« En ce qui concerne précisément les questions relatives “aux couleurs du drapeau français, [au] nom de la première dame de la France, [au] nom du fleuve qui traverse la capitale française ou encore [à] la ville où se sont déroulés les derniers Jeux olympiques”, celles-ci ne sont pas posées dans le cadre de l’examen AES », affirme par ailleurs la préfecture, alors que nous nous sommes procuré un document qui prouve justement le contraire.
L’autre problème, complète Nadia*, juriste dans un cabinet d’avocats qui a été confrontée à la même situation, « c’est qu’ils refusent de [leur] remettre le récépissé si la personne refuse de répondre aux questions », alors que ce document offre une régularité de séjour en France le temps qu’un titre de séjour soit délivré.
Selon elle, une adjointe au responsable du bureau des étrangers se serait greffée à l’entretien imposé à son client. « On m’a demandé de sortir car ils avaient des questions àlui poser. J’ai répondu que j’étais quand même le conseil deMonsieur et que j’étais en droit de rester. Beaucoup d’autres avocats présents ce jour-là n’ont pas réagi », regrette-t-elle.
Si votre mari voulait plusieurs femmes, seriez-vous d’accord ?
Question posée par un agent de la préfecture
Dans un autre registre, deux questions viennent démontrer l’obsession des autorités pour le respect de la laïcité et des principes de la République : « Votre épouse et vos filles sont-elles autorisées à travailler et à sortir comme elles le souhaitent ? », demande-t-on aux hommes. Et aux femmes : « Si votre mari voulait plusieurs femmes, seriez-vous d’accord ? »
Dans l’enregistrement déjà cité, un homme sans papiers demande à l’agent d’expliciter cette question sur son épouse et ses filles, qui lui semble incompréhensible. Puis il répond : « Bien sûr. Elles profitent de la vie, pourquoi pas ! », en référence à une femme et à des filles qui n’existent pas, puisqu’il est célibataire.
« Ce sont des questions sexistes », s’offusque Inès, qui dit avoir expliqué à une femme sans papiers rencontrée en préfecture qu’elle n’était pas dans l’obligation d’y répondre. Et Nadia d’ajouter : « Si ça avait été une Ukrainienne, ils n’auraient jamais demandé ça. Tout est lié à l’islam, en fait. »

Agrandir l’image : Illustration 3La préfecture des Hauts-de-Seine de Nanterre. © Photo Jacques Demarthon / AFP
Ces pratiques visiblement isolées – aucune autre préfecture ne procède ainsi en Île-de-France, selon nos informations – auraient été constatées dès le mois de février à Nanterre. Interrogé sur ces méthodes afin de savoir si des consignes en ce sens avaient été données aux préfets et préfètes, le cabinet de Bruno Retailleau n’a pas répondu à nos questions.
Tout cela date « d’après la circulaire Retailleau », relève Inès. « C’est illégal, il n’y a rien dans le Code[de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, Ceseda – ndlr]qui permette de faire cela, ni même dans les circulaires sur l’immigration qui ne parlent que d’intégration. » Elle ajoute que c’est à la fois « stressant et intimidant » pour les personnes concernées.
Excès de zèle
Avocat spécialisé en droit des personnes étrangères, Me Laurent Charles dit lui aussi avoir constaté ces pratiques et en avoir été étonné. Il a d’ailleurs refusé de sortir lorsque l’agent lui en a intimé l’ordre le 25 février. « Je suis finalement resté », rapporte-t-il à Mediapart.
Outré ce jour-là, il met à l’écrit ses observations, qu’il remet à l’agent en lui demandant de « faire remonter à la hiérarchie ». « J’ai pointé le côté déloyal,rappelé qu’aucun texte n’encadrait cette pratique, demandé comment étaient choisies les questions et comment étaient évaluées les réponses… », énumère l’avocat.
Il y voit un « excès de zèle » de la préfecture des Hauts-de-Seine, dans un contexte où, certes, « l’intérêt pour la connaissance de la langue française se fait de plus en plus sentir un peu partout à l’endroit des étrangers, mais pas des questions liées à la culture générale ou à la laïcité » : « On a donc un système de vérifications de plus en plus poussé, pour trier et refuser plus facilement des dossiers ou fonder les OQTF [obligation de quitter le territoire français – ndlr]. Et pourquoi pas produire ces fiches un jour en justice ? »
Nanterre a toujours été un peu l’État dans l’État ; elle prend des libertés que d’autres préfectures ne prennent pas.
Une avocateSurtout que ces questions, relatives à la culture générale et au respect de la laïcité et des « principes de la République » si chers à l’ancien ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, sont habituellement posées dans le cadre d’un entretien d’assimilation pour une demande de naturalisation, en vue d’acquérir la nationalité française.
Mais dans ce cas précis, les demandeurs et demandeuses savent à quoi s’attendre : l’entretien d’assimilation est clairement annoncé, ils ont d’ailleurs la possibilité de le préparer plusieurs mois en amont, à l’aide du « Livret du citoyen » par exemple. Ici, les personnes sans papiers sont prises de court et peuvent être déstabilisées. « Les personnes en situation irrégulière n’ont pas forcément ce degré de connaissances. C’est clairement déloyal », souligne Me Charles.
Que la préfecture cherche à vérifier le niveau de langue des sans-papiers ne choque pas une autre avocate, qui souhaite rester anonyme. « C’est le minimum d’avoir un certain niveau de français. » « Contrairement à la naturalisation, ils ne sont pas préparés, reconnaît-elle néanmoins. Et puis là, c’est à l’écrit alors que rien ne prévoit cela. »
Elle évoque des grilles opaques et arbitraires selon les préfectures, mais confirme elle aussi que « Nanterre a toujours été un peu l’État dans l’État ; elle prend des libertés que d’autres préfectures ne prennent pas ». « Pour moi, le mieux serait de demander une certification pour tous, le niveau A1 par exemple », dit-elle.
Sollicitée, l’Association pour la défense des droits des étrangers (ADDE) confirme avoir été alertée par ces pratiques de la préfecture des Hauts-de-Seine, qui vont « bien au-delà de ce qui est prévu par la loi ». « Cela montre un glissement mais cela fait aussi partie d’un mouvement politique général qui tend à évacuer le plus de demandes possible », estime Me Patrick Berdugo, président de l’association.
À ses yeux, cela s’inscrit dans « les lignes directrices de la circulaire Retailleau », qui invite les préfets et préfètes à vérifier le niveau d’intégration des personnes souhaitant une régularisation. « Il n’est pas étonnant que cette préfecture se positionne en avance sur ce genre de choses, ils ont toujours été précurseurs dans tout », dit-il.Il promet que l’ADDE restera attentive : « On attend de voir les conséquences que cela peut avoir sur les demandes, car c’est encore un phénomène récent. »