Marie et Charles, artistes peintres quadragénaires, vivent du RSA et de petits boulots ponctuels avec leur fille de presque 6 ans. Entre précarité subie et choisie, ils trouvent leur équilibre en tentant de ne pas trop creuser leur découvert. C’est le deuxième volet de notre nouvelle série.
Faïza Zerouala
Clisson (Loire-Atlantique).– Marie n’a jamais eu honte de sa précarité. Au plus haut de ses difficultés financières et affaiblie par une infection, l’an dernier, il lui est quand même arrivé de fondre en larmes auprès de la vendeuse du magasin bio où elle a ses habitudes.
Aujourd’hui, cette « artiste peintre en jachère » de 45 ans, comme elle se définit, a repris des forces. Après tout, dissimuler sa situation n’aurait aucun intérêt, explique-t-elle, en approchant de ses lèvres une tasse de tisane, dans sa jolie maison de Clisson.
Ne rien cacher, c’est aussi faire comprendre aux autres, aux ami·es et aux connaissances la somme des évitements, l’impossibilité de prendre part à certains aspects de la sociabilisation. Marie, 45 ans, fait sienne l’invitation de l’auteur Nicolas Framont à revendiquer sa « fierté sociale ».Elle et son conjoint vivent du RSA couple, soit 1 100 euros, avec une petite fille de presque 6 ans.
Son compagnon, Charles, 44 ans, au même statut d’artiste auteur, retourne la question. « Les riches, est-ce qu’ils n’ont pas honte d’être riches ? Ils sont les plus gros émetteurs de CO2 de la planète et malgré toutes les richesses produites, on n’arrive pas à nourrir, habiller, loger et éduquer l’ensemble de l’humanité. »
Agrandir l’image : Illustration 1Marie et Charles à leur domicile près de Clisson (Loire-Atlantique) en avril 2025. © Photo Maylis Rolland / Hans Lucas pour Mediapart
Des tableaux ornent le salon de leur maison du XVe siècle, aussi vieille que « le château de Clisson ». Ceux peints par Charles sont joyeux, pleins de couleurs pétantes avec le vert en dominante, ceux de Marie, plus sombres et intenses. Aucun des deux ne parvient cependant à vivre de son art. Parfois, Marie vend quelques dessins à des particuliers sans que cela suffise à les sortir de la pauvreté.
Marie tient aussi le tableau des dépenses. Son conjoint Charles n’est pas assez « fiable ». Il est d’ailleurs à découvert perpétuellement. Issus de la classe moyenne, avec des parents « plus ou moins » fonctionnaires ou dans le domaine du social, les deux membres de ce couple entretiennent un rapport très différent à l’argent.
Les parents de Marie lui ont inculqué, ainsi qu’à son frère et à sa sœur, « la valeur de l’argent, l’idée qu'il ne fallait pas dépenser n’importe comment ».Charles, fils unique, n’a jamais reçu d’éducation financière. Depuis ses premiers salaires à l’usine, l’artiste a toujours dépensé « en fringues et en sorties ».Avec l’expérience, il dit s’être un peu discipliné, y compris quand un travail de quelques semaines, comme récemment dans les vignes du muscadet, lui permet de renflouer ses finances de quelque 500 euros.
C’est Marie qui perçoit les allocations du couple. Elle dit avoir toujours « plus ou moins travaillé »,sans adhérer à l’idée de trimer toute une vie au smic, « pour enrichir une entreprise ». Dans le coin, une maroquinerie, « aidée par l’argent public » et où des personnes payées « au lance-pierre » fabriquent des sacs de luxe vendus plusieurs milliers d’euros, embauche. Marie n’imagine pas y mettre un pied, sauf en cas d’impérieuse nécessité. L’artiste assume ses idées à rebours de la culture exacerbée du travail, chère à la majorité de l’arc politique : elle ne se considère pas comme « employable » à merci.
Le couple chemine donc sur une ligne de crête, entre précarité choisie et subie.
Des parcours classiques, puis la bifurcation
Marie a fait les Beaux-Arts à Angoulême puis un BTS en graphisme. « Sous la pression » des parents en faveur de la stabilité, elle accepte à l’époque un CDI dans la communication pour un hypermarché, avant de démissionner. Puis elle tente de vendre ses peintures, de repasser des entretiens pour être graphiste, finit par décrocher un stage dans l’animation au cinéma. Mais sans réseau ni soutien familial, impossible de percer, juge-t-elle aujourd’hui.
La quadragénaire a également travaillé dans une association puis, il y a quelque temps, comme accompagnante d’élèves en situation de handicap (AESH).
Charles a quant à lui d’abord décroché un CAP en sérigraphie. Après son diplôme, à même pas 20 ans, il est embauché à l’usine. Lors d’une pause, un collègue s’épanche. « Il me dit : “Regarde, moi j’ai 54 ans, j’ai deux enfants qui font des études, j’ai une maison à rembourser, une bagnole à rembourser, je suis coincé ici, je ferai ça toute ma vie. Toi, tu t’en vas et tu retournes à l’école.” »
Ni une ni deux, Charles s’exécute, intègre une école d’art à Nantes en graphisme publicitaire et cherche du travail dans ce secteur, où il ne s’épanouit pas. « À l’époque, j’essayais encore de répondre à l’injonction sociale selon laquelle il faut gagner sa vie en ayant un travail »,explique-t-il, reprenant sans s’en rendre compte le même terme que sa compagne. « Injonction ».

Agrandir l’image : Illustration 2Le couple chemine sur une ligne de crête, entre précarité choisie et subie, avec cette volonté de ne pas sacrifier son bien-être. © Photo Maylis Rolland / Hans Lucas pour Mediapart
Plus que jamais décidés à peindre et à prendre leur temps, tous deux passent le pas, inspirés notamment par le documentaire de Pierre Carles, Christophe Coello et Stéphane Goxe, sorti en 2007, intitulé Volem rien foutre al païs.
La peur du trop-perçu
Mais l’an passé, le couple a traversé une galère encore plus compliquée qu’à l’accoutumée. Après une année plus faste que d’ordinaire, Marie se retrouve à déclarer plus de revenus liés à ses activités artistiques. Le résultat ne s’est pas fait attendre, leurs aides baissent au point que le couple se retrouve avec un revenu restant de 150 euros pour manger, se déplacer, se chauffer, etc.
Aujourd’hui, l’allocation de solidarité spécifique (ASS) aide à remonter la pente, même si l’ombre du « trop-perçu », dû à une erreur de calcul, plane sur la tête du couple, effrayé à l’idée de devoir potentiellement rembourser cette aide.
Leur loyer, après APL, leur revient à 395 euros, ils payent aussi 110 euros d’électricité, 35 euros d’Internet, 11 euros d’assurance habitation, 34 euros d’eau, un plein d’essence à 80 euros et 140 euros d’alimentation par semaine, récite Marie par cœur, à l’euro près. Le couple tient à faire ses courses auprès de petits producteurs qu’il connaît pour rester dans « un cercle vertueux » et ne pas enrichir la grande distribution.
La famille est heureuse de manger des produits de qualité et locaux, même aux dates de péremption légèrement dépassées, et non pas du « poulet déprimé shooté aux antibiotiques ».Avec l’inflation, de toute façon, « ça n’est pas beaucoup plus coûteux, les prix ont augmenté partout ». La maison est relativement bien isolée. « Quand il fait froid, on ne chauffe que quatre heures par jour. »
Marie, en tant que parent d’élève élue, s’est également démenée pour que la cantine passe à 1 euro. Bataille remportée, elle paye dorénavant 24 euros tous les deux mois, contre 70 chaque mois auparavant. Enfin, la seule activité extrascolaire concédée à leur enfant – en dehors du dessin où elle excelle déjà – est la piscine, avec un abonnement à 80 euros tous les deux mois.
Lors de sa période de disette, le couple a découvert… le découvert. Marie a lutté longtemps contre cette tentation. « Ç’a été catastrophique. Même 20 euros, j’ai toujours fait en sorte de le combler avec mes économies... Là, je me suis dit, on lâche un peu, c’est pas grave. On était à moins 100, moins 200, une fois moins 400. Mais je ne peux pas psychologiquement être à découvert de plus de 250 euros, payer des agios et donner de l’argent à une banque. »
Pour Charles, grand habitué du découvert et des agios, cela s’apparente à une « économie offshore qui permet aux banques de se faire de l’argent sur le dos des pauvres ». Aujourd’hui, le couple parvient à ne pas dépasser les 100 euros sous la barre du zéro. Mais doit tout de même trouver 900 euros pour réparer la courroie de transmission de la voiture.
Sacrifices et petites humiliations
Dans cette vie de peu, les sacrifices et la solidarité sont devenus consubstantiels au quotidien. Il a fallu renoncer aux sorties en concert ou au restaurant. Leur ville abrite la grand-messe du métal, le Hellfest, chaque année, mais Marie et Charles n’y ont jamais mis les pieds, faute de budget.
Plus d’achat de vêtements, hors seconde main. Pour les livres, la médiathèque ou alors les emprunts aux copains-copines. Sur le bureau de Marie, on trouve les ouvrages de Nicolas Framont sur le travail, de Titiou Lecoq sur le féminisme ou de Denis Colombi sur l’argent des pauvres.
Les vêtements de leur fille, sauf les leggings qui s’abîment si vite qu’il faut en racheter, proviennent d’une amie dont l’enfant est un peu plus âgée. Marie les distribue ensuite à une mère de famille nombreuse qui elle-même les donne, après usage, à d’autres personnes ou à des associations.
De petites humiliations demeurent. L’impossibilité de payer un verre aux parents à la buvette de la fête de l’école ou de suivre un groupe d’amis pour quelques jours à la montagne. Même si l’hôte se propose de payer pour Charles, c’est non, pour n’être pas « à la remorque de quelqu’un, le pauvre de la bande ».Les cadeaux d’anniversaire peuvent se muer en casse-tête, certains parents tordant encore le nez sur les jouets d’occasion.
A
grandir l’image : Illustration 3Marie et Charles, couple d’artistes auteur et peintre pour Charles, et graphiste illustratrice pour Marie, dont la source principale de revenus est le RSA. © Photo Maylis Rolland / Hans Lucas pour Mediapart
Quant aux remarques des un·es et des autres, sur leur condition de prétendu·es assisté·es, Marie et Charles n’en ont plus cure. Ils estiment contribuer à la société en consommant mais aussi par les activités syndicales de la peintre.
Depuis treize ans, Marie est syndiquée au Snap-CGT, le syndicat des artistes-auteurs. Elle se bat pour le « bien commun », dit-elle, et surtout pour une assurance-chômage digne de ce nom. À force de rencontrer des interlocuteurs des administrations, Marie connaît sur le bout des doigts ses droits et ne se laisse pas impressionner, « rabaisser ou humilier » par l’administration, notamment dans le cadre de la récente réforme du RSA, qu’elle a décortiquée point par point.
Principal changement pour le moment : Charles a dû s’inscrire à France Travail et Marie y a eu un rendez-vous cordial avec une conseillère fin mars. Lui essaie de ne pas trop cogiter à propos des nouvelles modalités de versement, en vigueur depuis le début de l’année,par crainte d’être « paralysé » par l’inquiétude comme dans le passé.
« Tu te couches avec ton découvert, tu te lèves avec ton découvert. Le seul truc auquel tu penses, c’est comment tu vas gagner 50 balles dans la semaine... J’occulte légèrement ça pour pouvoir prendre mes pinceaux et arriver à faire quelque chose de correct sur une toile. » Le quadragénaire s’informe aussi de moins en moins, après avoir fait une sorte de burn-out informationnel du temps des « gilets jaunes ». Il a participé à l’époque à quelques manifestations.
Marie ne se sent pas « sereine » mais plutôt « armée » face à cela.Elle espère aussi que le département de la Loire-Atlantique, géré par la gauche, soit plus clément avec les bénéficiaires du RSA. Les deux pensent surtout à « l’épée de Damoclès » que risque d’être cette réforme pour les plus vulnérables. « Les familles, les mères seules, les personnes racisées… »,insistent-ils, conscients de leur « privilège blanc ».
En attendant, le couple ne se démobilise pas. Charles s’autorise même à rêver tout haut : « Il y a toujours cette possibilité qu’à un moment, artistiquement, ça décolle et que ça rattrape un peu toutes ces années-là. »
Faïza Zerouala
Clisson (Loire-Atlantique).– Marie n’a jamais eu honte de sa précarité. Au plus haut de ses difficultés financières et affaiblie par une infection, l’an dernier, il lui est quand même arrivé de fondre en larmes auprès de la vendeuse du magasin bio où elle a ses habitudes.
Aujourd’hui, cette « artiste peintre en jachère » de 45 ans, comme elle se définit, a repris des forces. Après tout, dissimuler sa situation n’aurait aucun intérêt, explique-t-elle, en approchant de ses lèvres une tasse de tisane, dans sa jolie maison de Clisson.
Ne rien cacher, c’est aussi faire comprendre aux autres, aux ami·es et aux connaissances la somme des évitements, l’impossibilité de prendre part à certains aspects de la sociabilisation. Marie, 45 ans, fait sienne l’invitation de l’auteur Nicolas Framont à revendiquer sa « fierté sociale ».Elle et son conjoint vivent du RSA couple, soit 1 100 euros, avec une petite fille de presque 6 ans.
Son compagnon, Charles, 44 ans, au même statut d’artiste auteur, retourne la question. « Les riches, est-ce qu’ils n’ont pas honte d’être riches ? Ils sont les plus gros émetteurs de CO2 de la planète et malgré toutes les richesses produites, on n’arrive pas à nourrir, habiller, loger et éduquer l’ensemble de l’humanité. »

Des tableaux ornent le salon de leur maison du XVe siècle, aussi vieille que « le château de Clisson ». Ceux peints par Charles sont joyeux, pleins de couleurs pétantes avec le vert en dominante, ceux de Marie, plus sombres et intenses. Aucun des deux ne parvient cependant à vivre de son art. Parfois, Marie vend quelques dessins à des particuliers sans que cela suffise à les sortir de la pauvreté.
Marie tient aussi le tableau des dépenses. Son conjoint Charles n’est pas assez « fiable ». Il est d’ailleurs à découvert perpétuellement. Issus de la classe moyenne, avec des parents « plus ou moins » fonctionnaires ou dans le domaine du social, les deux membres de ce couple entretiennent un rapport très différent à l’argent.
Les parents de Marie lui ont inculqué, ainsi qu’à son frère et à sa sœur, « la valeur de l’argent, l’idée qu'il ne fallait pas dépenser n’importe comment ».Charles, fils unique, n’a jamais reçu d’éducation financière. Depuis ses premiers salaires à l’usine, l’artiste a toujours dépensé « en fringues et en sorties ».Avec l’expérience, il dit s’être un peu discipliné, y compris quand un travail de quelques semaines, comme récemment dans les vignes du muscadet, lui permet de renflouer ses finances de quelque 500 euros.
C’est Marie qui perçoit les allocations du couple. Elle dit avoir toujours « plus ou moins travaillé »,sans adhérer à l’idée de trimer toute une vie au smic, « pour enrichir une entreprise ». Dans le coin, une maroquinerie, « aidée par l’argent public » et où des personnes payées « au lance-pierre » fabriquent des sacs de luxe vendus plusieurs milliers d’euros, embauche. Marie n’imagine pas y mettre un pied, sauf en cas d’impérieuse nécessité. L’artiste assume ses idées à rebours de la culture exacerbée du travail, chère à la majorité de l’arc politique : elle ne se considère pas comme « employable » à merci.
Le couple chemine donc sur une ligne de crête, entre précarité choisie et subie.
Des parcours classiques, puis la bifurcation
Marie a fait les Beaux-Arts à Angoulême puis un BTS en graphisme. « Sous la pression » des parents en faveur de la stabilité, elle accepte à l’époque un CDI dans la communication pour un hypermarché, avant de démissionner. Puis elle tente de vendre ses peintures, de repasser des entretiens pour être graphiste, finit par décrocher un stage dans l’animation au cinéma. Mais sans réseau ni soutien familial, impossible de percer, juge-t-elle aujourd’hui.
La quadragénaire a également travaillé dans une association puis, il y a quelque temps, comme accompagnante d’élèves en situation de handicap (AESH).
Charles a quant à lui d’abord décroché un CAP en sérigraphie. Après son diplôme, à même pas 20 ans, il est embauché à l’usine. Lors d’une pause, un collègue s’épanche. « Il me dit : “Regarde, moi j’ai 54 ans, j’ai deux enfants qui font des études, j’ai une maison à rembourser, une bagnole à rembourser, je suis coincé ici, je ferai ça toute ma vie. Toi, tu t’en vas et tu retournes à l’école.” »
Ni une ni deux, Charles s’exécute, intègre une école d’art à Nantes en graphisme publicitaire et cherche du travail dans ce secteur, où il ne s’épanouit pas. « À l’époque, j’essayais encore de répondre à l’injonction sociale selon laquelle il faut gagner sa vie en ayant un travail »,explique-t-il, reprenant sans s’en rendre compte le même terme que sa compagne. « Injonction ».

Agrandir l’image : Illustration 2Le couple chemine sur une ligne de crête, entre précarité choisie et subie, avec cette volonté de ne pas sacrifier son bien-être. © Photo Maylis Rolland / Hans Lucas pour Mediapart
Plus que jamais décidés à peindre et à prendre leur temps, tous deux passent le pas, inspirés notamment par le documentaire de Pierre Carles, Christophe Coello et Stéphane Goxe, sorti en 2007, intitulé Volem rien foutre al païs.
La peur du trop-perçu
Mais l’an passé, le couple a traversé une galère encore plus compliquée qu’à l’accoutumée. Après une année plus faste que d’ordinaire, Marie se retrouve à déclarer plus de revenus liés à ses activités artistiques. Le résultat ne s’est pas fait attendre, leurs aides baissent au point que le couple se retrouve avec un revenu restant de 150 euros pour manger, se déplacer, se chauffer, etc.
Aujourd’hui, l’allocation de solidarité spécifique (ASS) aide à remonter la pente, même si l’ombre du « trop-perçu », dû à une erreur de calcul, plane sur la tête du couple, effrayé à l’idée de devoir potentiellement rembourser cette aide.
Leur loyer, après APL, leur revient à 395 euros, ils payent aussi 110 euros d’électricité, 35 euros d’Internet, 11 euros d’assurance habitation, 34 euros d’eau, un plein d’essence à 80 euros et 140 euros d’alimentation par semaine, récite Marie par cœur, à l’euro près. Le couple tient à faire ses courses auprès de petits producteurs qu’il connaît pour rester dans « un cercle vertueux » et ne pas enrichir la grande distribution.
La famille est heureuse de manger des produits de qualité et locaux, même aux dates de péremption légèrement dépassées, et non pas du « poulet déprimé shooté aux antibiotiques ».Avec l’inflation, de toute façon, « ça n’est pas beaucoup plus coûteux, les prix ont augmenté partout ». La maison est relativement bien isolée. « Quand il fait froid, on ne chauffe que quatre heures par jour. »
Marie, en tant que parent d’élève élue, s’est également démenée pour que la cantine passe à 1 euro. Bataille remportée, elle paye dorénavant 24 euros tous les deux mois, contre 70 chaque mois auparavant. Enfin, la seule activité extrascolaire concédée à leur enfant – en dehors du dessin où elle excelle déjà – est la piscine, avec un abonnement à 80 euros tous les deux mois.
Lors de sa période de disette, le couple a découvert… le découvert. Marie a lutté longtemps contre cette tentation. « Ç’a été catastrophique. Même 20 euros, j’ai toujours fait en sorte de le combler avec mes économies... Là, je me suis dit, on lâche un peu, c’est pas grave. On était à moins 100, moins 200, une fois moins 400. Mais je ne peux pas psychologiquement être à découvert de plus de 250 euros, payer des agios et donner de l’argent à une banque. »
Pour Charles, grand habitué du découvert et des agios, cela s’apparente à une « économie offshore qui permet aux banques de se faire de l’argent sur le dos des pauvres ». Aujourd’hui, le couple parvient à ne pas dépasser les 100 euros sous la barre du zéro. Mais doit tout de même trouver 900 euros pour réparer la courroie de transmission de la voiture.
Sacrifices et petites humiliations
Dans cette vie de peu, les sacrifices et la solidarité sont devenus consubstantiels au quotidien. Il a fallu renoncer aux sorties en concert ou au restaurant. Leur ville abrite la grand-messe du métal, le Hellfest, chaque année, mais Marie et Charles n’y ont jamais mis les pieds, faute de budget.
Plus d’achat de vêtements, hors seconde main. Pour les livres, la médiathèque ou alors les emprunts aux copains-copines. Sur le bureau de Marie, on trouve les ouvrages de Nicolas Framont sur le travail, de Titiou Lecoq sur le féminisme ou de Denis Colombi sur l’argent des pauvres.
Les vêtements de leur fille, sauf les leggings qui s’abîment si vite qu’il faut en racheter, proviennent d’une amie dont l’enfant est un peu plus âgée. Marie les distribue ensuite à une mère de famille nombreuse qui elle-même les donne, après usage, à d’autres personnes ou à des associations.
De petites humiliations demeurent. L’impossibilité de payer un verre aux parents à la buvette de la fête de l’école ou de suivre un groupe d’amis pour quelques jours à la montagne. Même si l’hôte se propose de payer pour Charles, c’est non, pour n’être pas « à la remorque de quelqu’un, le pauvre de la bande ».Les cadeaux d’anniversaire peuvent se muer en casse-tête, certains parents tordant encore le nez sur les jouets d’occasion.

grandir l’image : Illustration 3Marie et Charles, couple d’artistes auteur et peintre pour Charles, et graphiste illustratrice pour Marie, dont la source principale de revenus est le RSA. © Photo Maylis Rolland / Hans Lucas pour Mediapart
Quant aux remarques des un·es et des autres, sur leur condition de prétendu·es assisté·es, Marie et Charles n’en ont plus cure. Ils estiment contribuer à la société en consommant mais aussi par les activités syndicales de la peintre.
Depuis treize ans, Marie est syndiquée au Snap-CGT, le syndicat des artistes-auteurs. Elle se bat pour le « bien commun », dit-elle, et surtout pour une assurance-chômage digne de ce nom. À force de rencontrer des interlocuteurs des administrations, Marie connaît sur le bout des doigts ses droits et ne se laisse pas impressionner, « rabaisser ou humilier » par l’administration, notamment dans le cadre de la récente réforme du RSA, qu’elle a décortiquée point par point.
Principal changement pour le moment : Charles a dû s’inscrire à France Travail et Marie y a eu un rendez-vous cordial avec une conseillère fin mars. Lui essaie de ne pas trop cogiter à propos des nouvelles modalités de versement, en vigueur depuis le début de l’année,par crainte d’être « paralysé » par l’inquiétude comme dans le passé.
« Tu te couches avec ton découvert, tu te lèves avec ton découvert. Le seul truc auquel tu penses, c’est comment tu vas gagner 50 balles dans la semaine... J’occulte légèrement ça pour pouvoir prendre mes pinceaux et arriver à faire quelque chose de correct sur une toile. » Le quadragénaire s’informe aussi de moins en moins, après avoir fait une sorte de burn-out informationnel du temps des « gilets jaunes ». Il a participé à l’époque à quelques manifestations.
Marie ne se sent pas « sereine » mais plutôt « armée » face à cela.Elle espère aussi que le département de la Loire-Atlantique, géré par la gauche, soit plus clément avec les bénéficiaires du RSA. Les deux pensent surtout à « l’épée de Damoclès » que risque d’être cette réforme pour les plus vulnérables. « Les familles, les mères seules, les personnes racisées… »,insistent-ils, conscients de leur « privilège blanc ».
En attendant, le couple ne se démobilise pas. Charles s’autorise même à rêver tout haut : « Il y a toujours cette possibilité qu’à un moment, artistiquement, ça décolle et que ça rattrape un peu toutes ces années-là. »
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