RÉSISTANCE. Devant le refus des autorités locales de collaborer avec les autorités fédérales, des Afro-Américains excédés s’organisent pour dénoncer l’impact de l’immigration sur leur vie.
Alexandre Mendel , envoyé spécial à Chicago

Dans la ville, largement hispanisme, les tensions communautaires se sont multipliées. © Alexandre Mendel
La fête est finie. Cette année, le Cinco de Mayo ne fera pas danser Little Village. La grande parade commémorant la bataille de Puebla a été purement et simplement annulée. Dans ce quartier de Chicago, surnommé le « Mexico du Midwest », la peur des arrestations par les agents de l’immigration d’ICE a eu raison du défilé. Ici, en pleine ville sanctuaire – du nom de ces municipalités qui refusent de plier face à l’État fédéral, et surtout face à Trump –, le climat est électrique. Chicago, vitrine de la résistance en faveur des sans-papiers, est devenu un refuge XXL pour clandestins financé par le contribuable. Dans les rues colorées de Little Village comme dans celles de Pilsen – ancien fief tchèque de la ville, aujourd’hui bastion latino –, les messages placardés sont explicites : « Que faire en cas d’arrestation ? », « Migrants bienvenus ! » À 1 200 kilomètres de là, à Washington, Trump perd patience et menace la ville de lui couper tous les fonds fédéraux si elle ne coopère pas. Il y a de la tortilla sur la planche : selon les sources, le nombre de sans-papiers se situe entre 50 000 et 60 000 personnes à Chicago.
Parmi les étals de nopal, derrière lesquels des Mexicains râpent les raquettes d’opuntia pour en faire des salades, dans les boutiques ethniques ou dans les taquerias d’où s’échappe une odeur de galettes de maïs fraîchement cuites, l’atmosphère de Little Village est impénétrable. Depuis que Trump est au pouvoir, le sud-ouest de Chicago dissimule travailleurs clandestins, membres de gangs, petits trafiquants qui se fondent parmi la population. Pour se faire oublier des autorités.
Trump n’est pas le seul en à avoir ras-la-casquette Maga de cette comédie du bon sentiment jouée par le maire Brandon Johnson, premier magistrat de Chicago depuis un peu moins de deux ans et qui, avec à peine 6 % de cote de confiance, a acquis en Amérique le surnom de « politicien le plus impopulaire de l’histoire des États-Unis ». Car le vent est en train de tourner à « Windy City » (la « ville venteuse »), forteresse démocrate depuis 1931. Des habitants se rebellent.
Les Chicagoans voient rouge
Parmi eux, un groupe, les Chicago Flips Red (« Chicago bascule à droite »), constitué essentiellement de femmes afro-américaines, écœurées par la naïveté de la municipalité. Créé il y a plus de deux ans, ce collectif se fait ponctuellement remarquer en conseil municipal en interpellant les élus, mais également en menant des actions devant certains foyers d’hébergement. Les médias locaux raffolent de leur dégaine à la cool et de leurs hoodies rouges qu’elles n’enlèvent jamais.
On les retrouve devant le Lake Shore Hotel, face au lac Michigan, non loin de Hyde Park, rebaptisé par les locaux « Chicazuela » pour le nombre de migrants venus du Venezuela hébergés dans cet établissement « interdit aux médias non accompagnés », précise un petit écriteau à l’entrée. Y vivent 750 sans-papiers. Devant l’entrée, au micro, Linda Page lit une déclaration. « La politique de la “ville sanctuaire” et celle de l’État sanctuaire [l’Illinois, NDLR] sont à l’origine de la crise des sans-abri. Chicago utilise l’argent des contribuables pour réduire le nombre d’appartements destinés aux Chicagoans à faibles revenus et construire des refuges pour les migrants illégaux », dit-elle. Avant que le vent n’emporte dans un tourbillon les feuilles de son discours : « Nous exigeons la fermeture immédiate de ces refuges qui sont des lieux d’activités illégales. Ne rien faire, c’est permettre à cette situation d’aggraver notre qualité de vie pour nous-mêmes, nos familles, nos enfants, nos petits-enfants et ceux qui viendront après nous. »
« Les gauchistes blancs ne sont jamais au contact des migrants »
Parmi les membres des Chicago Flips Red, Zoe Leigh, 39 ans, fait office de leader. C’est elle qu’on suit avec ses camarades de combat Nicole Adams et Danielle Carter-Walters pour se rendre dans un autre hôtel devant un centre d’hébergement, un Holiday Inn, près de l’aéroport Midway. Là, deux Vénézuéliens tuent le temps, dont Javier, qui admet « avoir peur depuis que Trump est président ». Soudain, un incident éclate. Zoe et Danielle filment chacune de leurs visites pour documenter leurs actions. Des agents de sécurité débarquent et exigent que les deux militantes cessent d’enregistrer (ce qu’elles refusent). Un bénévole de l’organisation caritative New Life Centers, qui supervise l’accueil des migrants, s’en mêle. La police arrive pendant que les trois activistes repartent, non sans avoir expliqué qu’elles avaient le droit de filmer ce qu’elles voulaient.
Les démocrates montrés du doigt
Au volant de sa voiture, dans cette maraude anti-migrants, Danielle Carter-Walters, une préparatrice en fitness de 52 ans au physique athlétique, dit en avoir assez de l’hypocrisie des démocrates à l’égard des Afro-Américains. Carter-Walters a voté Trump et n’accepte pas les leçons des démocrates. « L’immigration illégale nous nuit car nous sommes en concurrence avec eux pour les emplois, pour les logements sur notre territoire, explique-t-elle. Si nous ne nous battons pas, c’en est fini pour la communauté noire de Chicago. Les gauchistes blancs, ça ne leur fait aucun mal, ils ne sont pas au contact d’eux. Leur communauté est intacte alors que la nôtre est saturée par les illégaux. »
Autre figure de ce combat, Patricia Easley, présentatrice de l’émission de radio « Black Excellence » et fondatrice d’un autre mouvement, Chicago Red. Dans le quartier d’Austin (« un quartier détruit par Obama », l’enfant du pays), à 85 % noir, elle interpelle les passants : « Les démocrates, vous les aimez bien ? » « Non », répondent en chœur les habitants d’Austin. « Vous voyez, je ne les ai pas choisis pour vous », s’amuse-t-elle. Dans son programme, elle diffuse en direct le numéro de téléphone d’ICE, l’équivalent américain de la Police aux frontières (PAF), « pour signaler toute activité suspecte ».
« Les démocrates nous ont laissés nous faire envahir en croyant que nous étions tous les mêmes, que ça se passerait bien ici. Ce n’est pas vrai. Comme Afro-Américains, nous sommes présents depuis huit générations sur ce sol. » Easley n’a pas de mots assez durs contre ces démocrates « qui tirent les salaires vers le bas… Après tout, c’est le parti des Confédérés. Ils ont trouvé un nouvel esclavagisme ! Ils ont créé une crise du logement, une crise des opiacés… » Mais, assure-t-elle, « mon Donnie (sic) va remettre de l’ordre. D’ailleurs, tous les drapeaux mexicains ici ont été enlevés ! La seule façon de combattre leur socialisme, c’est par la fierté patriotique ».

Le mouvement Chicago Clips Red, mené par Zoe Leigh, Nicole Adams et Danielle Carter-Walters, prend de l'ampleur. © Alexandre Mendel
Gabegie et burlesque
Chicago peut-il devenir républicain ? Sean Dwyer, figure du GOP local et ex-candidat à la députation de l’Illinois, pourrait faire partie de ce changement. « À condition de dire ici qu’on est centriste », nuance ce Franco-Américain qui avait soutenu financièrement Obama. Sans être trumpiste, Dwyer reconnaît que Trump « a réussi en cent jours à couper le flux à la frontière, alors que pendant quatre ans on nous a expliqué que c’était impossible ». Et de dénoncer la gabegie financière de la mairie : « On a dépensé 600 millions de dollars pour les migrants en deux ans alors qu’on a un milliard de dollars de dettes ! On a dû financer des enseignants et des psychologues pour faire de la thérapie émotionnelle à destination des enfants de migrants, c’est absolument fou ! Les villes sanctuaires, ça ne peut pas marcher. »
Mardi, le gouverneur de l’Illinois J. B. Pritzker, que les démocrates verraient bien comme candidat en 2028, a pris des mesures fortes en… organisant le boycott du Salvador, vers lequel sont expulsés un certain nombre de migrants criminels. Ajoutant à la sanctuarisation, une dose de burlesque.
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