C’est plus que de l’acharnement judiciaire qui cible Kamel Daoud en France comme en Algérie. Cette fois-ci, une vendetta politico-judiciaire a été lancée contre l’écrivain en Italie.
Par Farid Alilat
lors qu'il devait se rendre dans plusieurs villes italiennes durant la deuxième moitié de juin pour une tournée de quatre jours dans le cadre de la promotion de son roman traduit en italien, Kamel Daoud, écrivain franco-algérien, chroniqueur au Point et Prix Goncourt 2024 pour son roman Houris, a dû annuler son voyage de crainte d'être arrêté par la police italienne.
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Attendu à Milan le 15 juin pour prendre part au festival culturel La Milanesiana que dirige son éditrice italienne Elisabetta Sgarbi, également à la tête de la maison La Nave di Teseo, ila été informé qu'il serait interpellé dès sa descente d'avion par un comité d'accueil chargé de son arrestation en vue d'une éventuelle extradition vers l'Algérie.
Kamel Daoud fiché auprès des services de la police des frontières italiens
Selon le journal Corriere della Sera, qui a révélé en premier l'information, le nom de Kamel Daoud figure sur la base de données de la police de l'air et des frontières italiennes. Plusieurs médias italiens évoquent aussi l'éventualité de son arrestation dès son arrivée à Milan, sans toutefois préciser la nature du dossier ainsi que ses détails technico-juridiques. Mais toutes les sources s'accordent sur un fait avéré : Kamel Daoud était fiché auprès des services de la police des frontières en Italie.
De son côté, le ministre italien de la Justice, Carlo Nordio, ancien procureur adjoint du parquet de Venise, a mollement démenti l'existence d'un risque que l'écrivain soit arrêté. « Nous ne savons pas encore si Daoud viendra ou non, affirme-t-il. S'il ne vient pas, le problème ne se pose pas. » Quand c'est flou, c'est qu'il y a un loup.
L'annulation par Kamel Daoud de sa tournée ainsi que les risques qui planent sur sa sécurité dans le cas où il mettrait un pied dans un aéroport italien continuent de susciter indignations et réprobations en Italie. Dans une déclaration à L'Express, Elisabetta Sgarbi assure que le nom de l'écrivain figure dans les fichiers de la police des frontières italienne. « L'Italie doit garantir à un écrivain, à un grand écrivain comme Kamel Daoud, la possibilité de parler de son roman lorsqu'il est sur le sol italien, dit-elle. C'est un droit inaliénable, non négociable par aucun type d'accord. »
Président de l'Association des éditeurs italiens, Innocenzo Cipolletta apporte son soutien à Kamel Daoud qui, affirme-t-il, doit pouvoir participer librement aux événements culturels en Italie et dans le reste du monde sans que ses œuvres et ses idées ne le mettent face au risque d'être privé de sa liberté. « Il doit pouvoir parler de ses livres et exprimer ses idées, en Italie comme ailleurs », assure-t-il dans une déclaration. Innocenzo Cipolletta ajoute que « Kamel Daoud, est accusé par les autorités algériennes de crimes d'opinion, comparables à ceux qui ont conduit à l'incarcération de Boualem Sansal, dont nous continuons de réclamer la libération ».
Journaliste, chercheur, philosophe italien et directeur de la revue MicroMega, Paolo Flores D'Arcais interpelle le gouvernement de Giorgia Meloni pour garantir à Kamel Daoud la possibilité de se rendre en Italie sans risquer d'y être arrêté. « Sinon, précise-t-il dans une tribune publiée dans cette revue, ils se rendent personnellement complices de la répression féroce du régime algérien contre les intellectuels et les dissidents, ajoutant cette nouvelle infamie à celles, nombreuses, commises par le gouvernement au cours de sa brève, mais déjà trop longue, existence. »
L'attention de la France à l'acharnement contre Kamel Daoud
Ce qui peut être désormais considéré comme l'affaire italienne de Kamel Daoud interpelle par ailleurs une partie de la classe politique italienne. Lia Quartapelle, députée du Parti démocrate et membre de la commission des Affaires étrangères, a saisi publiquement le gouvernement de Giorgia Meloni sur le cas de l'auteur de Houris. « De quoi parle Giorgia Meloni lorsqu'elle affirme vouloir rendre sa grandeur à l'Occident, si nous ne sommes pas capables de respecter et de faire respecter la liberté d'expression ? » se demande-t-elle dans un entretien accordé au HuffPost. « Le silence du gouvernement vaut mieux que mille mots. Aucun intérêt ne vaut plus que les valeurs constitutionnelles fondatrices », ajoute-t-elle.
Naturalisé citoyen français, Kamel Daoud ne peut donc faire l'objet d'une extradition vers l'Algérie sur décision de la justice italienne dès lors qu'un ressortissant d'un État de l'Union européenne ne peut être extradé vers un État tiers. Son éventuelle arrestation sur le sol italien aurait immédiatement provoqué un incident diplomatique entre Paris et Rome.
Déjà à la peine pour obtenir la libération de l'écrivain Boualem Sansal, condamné à cinq ans de prison par un tribunal algérien, les autorités françaises ne pourraient pas accepter qu'un autre écrivain français soit arrêté sur le sol européen, en Italie en l'occurrence, en raison de ses écrits. Et encore moins renvoyé en Algérie, où il risque d'être emprisonné avant d'être exhibé sur les chaînes de télévision algériennes comme un trophée arraché à la France. Un écrivain français dans une prison d'Alger, c'est déjà un prisonnier de trop. Deux, ce serait intolérable.
Preuve que Paris attache une attention particulière à l'acharnement judiciaire qui vise Kamel Daoud, Christophe Lemoine, porte-parole du ministère des Affaires étrangères, indiquait, le 7 mai dernier, que le gouvernement français suivait avec attention l'évolution de la situation concernant les deux mandats d'arrêts émis par Alger contre lui, tout en soulignant que celui-ci était « un auteur reconnu et respecté » et que la France était attachée à la liberté d'expression.
Ce mardi 3 juin, le président Emmanuel Macron était en déplacement Rome pour rencontrer Giorgia Meloni, la présidente du Conseil italien, afin d'apaiser les relations tendues entre les deux pays depuis l'élection de Donald Trump. Interrogé par Le Point pour savoir si Emmanuel Macron avait évoqué avec Giorgia Meloni le cas de Kamel Daoud, l'Élysée n'a pas encore donné suite à notre sollicitation.
Lune de miel entre l'Italie et l'Algérie
En mars et avril derniers, la justice algérienne a émis deux mandats d'arrêts internationaux contre Kamel Daoud pour des considérations purement politiques, indiquait son avocate Me Jacqueline Laffont. Celle-ci avait alors engagé une procédure auprès d'Interpol afin de les contester et de les annuler. Selon nos informations, Interpol a rejeté les deux mandats d'arrêts algériens en raison de leur caractère éminemment politique et le nom de l'écrivain ne figure aujourd'hui dans aucune base de données, dans une aucune fiche rouge de cette organisation de police internationale. Comment, alors, le nom de Kamel Daoud se retrouve-t-il dans les fichiers de la police des frontières italienne ?
L'explication est à trouver sans doute dans la très bonne entente entre Alger et Rome. Depuis la visite d'État de trois jours du président Abdelmadjid Tebboune en Italie en mai 2022, les deux pays vivent une lune de miel qui contraste avec le cycle de montagnes russes de la relation franco-algérienne. Pour lui rendre l'ascenseur, Giorgia Meloni est reçue en grande pompe à Alger en janvier 2023. Gaz, pétrole, agriculture, industrie, services, les échanges commerciaux entre l'Algérie et l'Italie ont atteint 13,9 milliards d'euros en 2024. À ce rythme, l'Italie risque d'évincer la France comme deuxième client de l'Algérie après la Chine.
« L'Algérie est un partenaire fiable d'une importance stratégique absolue pour l'Italie », disait Giorgia Meloni lors de cette visite Alger. Signe patent que cette dernière chouchoute les autorités algériennes ? Elle avait personnellement invité Tebboune au sommet du G7 qui s'est déroulé en juin 2024 en Italie. C'est d'ailleurs en marge de ce sommet qu'Emmanuel Macron avait annoncé au président algérien la reconnaissance par la France de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, annonce qui fut le prélude à la crise qui perdure encore aujourd'hui entre Paris et Alger.
Au-delà de la politique et du business, Italiens et Algériens sont liés par une coopération judiciaire soutenue. En 2005, Alger et Rome avaient signé une convention sur les extraditions, avant de renforcer et de bétonner cette entraide judiciaire par une autre convention sur les extraditions des criminels que les deux parties ont ratifiée respectivement en 2023 et 2024. Dans le cadre de cette coopération, plusieurs magistrats algériens ont été formés en Italie ou à distance par des homologues italiens. Par le passé, juges et procureurs algériens et italiens ont croisé des informations et coopéré sur des dossiers de corruption, notamment dans le cadre du gros scandale qui a ébranlé en 2010 le géant pétrolier algérien Sonatrach et la compagnie pétrolière Saipem, filiale du non moins géant italien Eni. Tout cela peut donc parfaitement valider le scénario d'un deal qui aurait pu être scellé en vue d'extrader Kamel Daoud en Algérie, ou du moins tenter de le faire.
Un précédent avec l'affaire Ould Kaddour
C'est qu'il existe un précédent où l'Algérie et un partenaire étranger se sont affranchis des règles de droit et de diplomatie pour faire extrader un ressortissant algérien vers son pays où il purge désormais une peine de dix ans de prison. PDG de la compagnie Sonatrach entre 2017 et 2019, Abdelmoumen Ould Kaddour est arrêté le 20 mars 2021 aux Émirats arabes unis sur la base d'un mandat d'arrêt international délivré contre lui par un juge d'Alger.
Interrogé par un magistrat émirati, il est aussitôt remis en liberté et interdit de quitter les Émirats dans l’attente que la demande d’extradition algérienne soit documentée avec des preuves pouvant justifier son renvoi en Algérie. Les avocats d’Ould Kaddour, défendu par le cabinet Lutfi & Co Advocates and Legal Consultants, basé à Dubai, ont contesté la légalité et le fondement de cette demande d’extradition et attendaient que la justice émiratie statue sur leur requête. Sauf qu’un autre scénario était en préparation entre Alger et Abou Dhabi.
Mardi 3 août 2021, deux mois et demi après son arrestation à sa descente d'avion, Ould Kaddour est interpellé par des policiers en civil pour être conduit dans les locaux du ministère de l'Intérieur émirati. Entre-temps, un avion spécial s'est envolé d'Alger en direction de Dubai avec à son bord le général Abdelghani Rachedi, patron de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure), parti avec ses hommes pour récupérer Ould Kaddour. Embarqué à Dubai alors que la justice émiratie n'a pas encore statué sur son cas, il arrive quelques heures plus tard à l'aéroport d'Alger où des équipes de télévision coachées par la direction de la communication de la présidence de la République l'attendent pour le filmer menottes aux poignets et l'exhiber tel un butin de guerre.
Qu'est-ce qui avait rendu possible cette extradition de l'ancien PDG de Sonatrach ? De très bonnes relations entre Algériens et Émiratis. Et ce plus qui ouvre les portes les plus hermétiques : le général Abdelghani Rachedi, celui-là même qui avait récupéré Ould Kaddour pour l'extrader, avait longtemps servi comme attaché militaire… aux Émirats.
A-t-on voulu faire subir le même traitement, le même sort, à Kamel Daoud en Italie ? Rien n'est exclu dans la mesure où les autorités algériennes usent de tous les moyens pour salir les voix qui dérangent, harceler et faire condamner écrivains et journalistes et tenter de faire extrader ceux qu'elles qualifient de traîtres et de renégats.
Chat échaudé, Kamel Daoud a décidé d'annuler la tournée qu'il comptait faire en Asie à la fin du mois de juin où il est invité pour la promotion de Houris. Compte tenu de l'excellence des relations excellentes que Pékin entretient avec Alger, il ne faut surtout pas tenter le diable et se hasarder à mettre un pied dans un aéroport chinois, sous peine d'être extradé vers l'Algérie. Et exhibé devant les caméras comme on exhiberait un scalp.

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