Les réseaux sociaux, en relayant une image idéalisée et stéréotypée de l’Europe, perturbent la communication entre les jeunes exilés arrivés sur le Vieux Continent et leurs amis et familles restés au pays. Une situation qui pèse notamment sur leurs relations sociales.
Khalif Traoré (Afrique XXI)
Àl’époque du numérique et des réseaux sociaux, les échanges entre les personnes immigrées en Europe et leurs ami·es dans leurs pays d’origine sont intenses et instantanés, bien davantage que, jadis, les échanges de lettres entre les exilé·es et leurs familles. Au cœur de ces messages dans les deux sens s’ébauche et se défait une image de l’Occident intimement liée aux attentes de part et d’autre et à l’image de soi que l’on projette, bien souvent très éloignée de la réalité vécue.
Dans le cadre d’un master de recherche sur les échecs des migrations infantiles, une enquête sur ces échanges a été menée, d’abord en Côte d’Ivoire du 12 juin au 27 juillet 2022, dans les villes d’Abidjan, de Daloa, de Man et de Guiglo, puis en France entre mai et avril 2024, notamment à Marseille (Bouches-du-Rhône). L’étude du contenu des conversations entre les mineur·es non accompagnés (MNA) en Europe et leurs ami·es révèle plusieurs thématiques : on échafaude des stratégies pour préparer un nouveau départ, on fait espérer, on fait douter, on suscite des incompréhensions et on marque des ruptures.
Parfois, il s’agit de convaincre celui qui a échoué de tenter à nouveau sa chance. Becker*, âgé de 18 ans et qui avait 16 ans lors de l’échec de sa tentative de départ, est l’un des jeunes rencontrés à Man. Il raconte, agacé, le contenu de ses échanges avec l’un de ses amis fraîchement entré en Europe. Ce dernier cherchait à le persuader de reprendre la route de la migration. Face à ses réticences, il lui suggérait des itinéraires et des contacts. Et lui proposait aussi son aide pour la préparation de son argumentaire en prélude à une demande d’asile, une fois arrivé à destination.
Agrandir l’image : Illustration 1Dans un centre d'accueil pour mineurs isolés à Pantin, en 2018. © Photo Christophe Archambault / AFP
« Mon propre ami avec lequel j’étais en Libye, et qui m’avait dit de ne pas revenir en Côte d’Ivoire, m’a proposé de me rendre en Tunisie, raconte Becker. Il m’a dit qu’il avait un réseau, qu’il m’aiderait à partir de là-bas. Je lui ai dit que je n’irais plus jamais dans ces pays : ce sont des racistes, ces pays arabes. Et puis, je me dis que même si je réussis à rentrer en Europe, quels arguments je vais utiliser pour avoir des papiers ? La Côte d’Ivoire n’est pas un pays en guerre pour que je puisse faire une demande d’asile, ce plan-là est mort. Je ne peux pas dire qu’il y a du chômage en Côte d’Ivoire, car il y a aussi du chômage en Europe. »
« Mon ami qui est en France, tu sais ce qu’il a fait ?, poursuit le jeune homme. Il m’a dit qu’une fois arrivé en France, il a déclaré qu’il était gay et qu’on ne les aimait pas en Côte d’Ivoire. Je ne sais pas s’il a dit ça pour avoir des documents ou s’il est réellement devenu comme cela. Donc son plan pour moi était de me mettre en contact avec une ONG qui défend ce genre de personnes. Il m’a énervé quand il m’a raconté tout ça. Après notre conversation, j’ai effacé le message et j’ai effacé son numéro de mon téléphone. »
S’inventer une biographie pour optimiser ses chances
L’argumentaire sur la situation politique de la Côte d’Ivoire est précis. En effet, avec la normalisation de la situation dans le pays, l’argument lié à la crise post-électorale de 2010 est désormais caduc. En septembre 2022, lors d’une allocution devant l’assemblée générale de l’ONU, le président ivoirien a salué la déclaration du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le 30 juin de la même année, mettant fin au statut de réfugiés pour les Ivoiriens ayant fui les violences post-électorales.
Face à cette situation, certains migrants n’hésitent pas à miser sur les sensibilités liées aux droits humains et, en particulier, sur la défense des minorités victimes de discrimination comme les membres de la communauté LGBTQIA+. L’utilisation de cet argument n’est pas dénuée de sens lorsqu’on vient d’un pays d’Afrique de l’Ouest où les relations amoureuses et sexuelles entre deux personnes du même sexe sont punies, interdites ou taboues. En Côte d’Ivoire, les personnes LGBTQIA+ sont effectivement marginalisées et certaines cachent leur orientation sexuelle. Pour celles et ceux qui l’assument, le prix à payer est souvent l’exclusion sociale, voire pire.
Jouer sur les identités, fictives ou réelles, demeure une stratégie parmi tant d’autres pour les exilés. Mais elle peut être lourde de conséquences sur l’image auprès des siens si cette identité vient à être découverte. Et même si elle est fictive, ne dit-on pas en Côte d’Ivoire qu’« il y a certaines choses avec lesquelles on ne joue pas »? L’homosexualité en fait partie. La réaction énervée de Becker l’atteste.
À Marseille, un mineur non accompagné fait état d’une autre facette des échanges entre les exilé·es et les jeunes restés au pays : la difficulté à convaincre ces derniers de l’inexactitude de leur vision d’une vie idyllique en Europe. Il résume ainsi le contenu de ses correspondances avec ses amis dans son pays d’origine : « Certains Africains ne croiront jamais ce qu’on dit de l’Europe et cela jusqu’à la fin du monde. »
Certains de ses amis lui réclament constamment de l’argent qu’il n’a pas et refusent de le croire quand il tente de leur expliquer sa situation. Sur les réseaux sociaux, comme beaucoup d’autres jeunes de son âge, il poste régulièrement des photos de lui où il pose fièrement avec ses amis dans plusieurs lieux emblématiques de Marseille. Ce jeune semble ignorer l’effet des images sur les perceptions des personnes qui les regardent et l’écart qui peut exister entre l’image projetée et la réalité vécue, ainsi que l’ambivalence des réseaux sociaux en migration.
Témoigner d’une réussite, réelle ou espérée
Dans Lettres d’émigrés. Africains d’ici et d’ailleurs (1960-1995) (Nicolas Philippe, 2004), Manuel Charpy et Souley Hassane avaient déjà analysé cette problématique autour des photos, bien avant l’émergence des réseaux sociaux :
« Par les photographies, écrivaient-ils, les émigrés témoignent de leur réussite ou tentent d’exister parmi les leurs. […] Pour la famille de l’émigré, une carte postale de Paris est plus prometteuse qu’une vue sur Sarcelles. À l’inverse, l’image d’une réussite trop voyante serait incompréhensible pour les familles : pourquoi ne pas envoyer plus d’argent au pays plutôt que de dépenser son argent en France ou au États-Unis ? Entre désir de ne pas décevoir et volonté de ne pas susciter d’attentes impossibles à satisfaire, les émigrés utilisent l’imagerie disponible. »
Dans le cas du jeune homme interviewé à Marseille, poster des photos dans des lieux touristiques peut être un moyen de sauvegarder son image auprès des siens et d’afficher une vision prometteuse de l’avenir. Mais faute de contextualisation et d’explication pour celles et ceux qui les reçoivent, ces images peuvent être interprétées comme le signe d’une mise en scène de la réussite et inciter certain·es à formuler une volonté de jouir, d’une façon ou d’une autre, de cette réussite supposée. Tout refus peut dès lors être mal interprété et jugé incohérent avec l’image projetée.
L’image paradisiaque de l’Europe sur les réseaux sociaux résulte d’une co-construction entre les migrant·es, d’une part, et leurs entourages dans les pays d’origine, d’autre part. Les photos postées sur les réseaux sociaux par les exilé·es manquent de contextualisation et sont donc surinterprétées. Celles et ceux qui les reçoivent l’ignorent et les comprennent parfois à l’opposé de la situation vécue par celui ou celle qui se met en scène.
« Quand je te parle, tu penses que je m’amuse ? »
Dans certains cas, l’exaspération due à des demandes incessantes de soutien émanant des personnes restées dans les pays de départ peut conduire à des réactions inattendues.
Issa, Sénégalais âgé de 19 ans (16 ans lors du départ), raconte : « Depuis que je suis arrivé à Marseille, il y a mon ami au Sénégal qui me demande toujours de l’argent. Quand je lui dis que je n’ai rien, que je vais à l’école comme lui et que l’ASE [aide sociale à l’enfance – ndlr] me donne 150 euros d’argent de poche qui ne me suffit même pas – regarde mes chaussures : je ne peux même pas acheter de bon trucs ! –, il croit que je mens. »
« Un jour,poursuit-il, tout m’a énervé. Je suis allé au cours Julien à la sortie du métro, où il y a plein de jeunes Blacks [sic] qui sont là, qui fument, qui boivent et qui écoutent de la musique toute la journée. J’ai lancé un appel vidéo sur WhatsApp et quand il a décroché, j’ai dit en wolof : “Boy, tu vois tous ces Baye Faye là [des Sénégalais musulmans de la branche soufie des mourides réputés vivre de la mendicité – ndlr] ? Regarde bien tous ces Baye Faye. Eux aussi, ils sont en Europe comme ça. Quand je te parle, tu penses que je m’amuse ?” »
Comment interpréter le silence d’un exilé face aux sollicitations des parents et amis restés au pays ? Le répit est généralement de courte durée après l’arrivée dans le pays d’immigration avant que les sollicitations n’affluent. Le nouvel arrivant est alors sommé de clarifier sa situation auprès des siens, qui ne vont pas toujours par des chemins détournés pour réclamer de l’argent.
Rencontré à Man en juin 2022, Sinaly*, 20 ans, dont le cousin vit en Europe depuis une dizaine d’années, s’emporte : « Depuis quatre ans, je lui ai demandé seulement de m’envoyer 50 euros. Je dis bien quatre ans ! Il n’a jamais répondu à ma demande. Je lui ai envoyé des messages pour le lui rappeler, mais rien. Il ne m’a jamais répondu. Ça sert à quoi d’être là-bas si tu n’as rien, si tu ne fais rien de bon ? Tout ce qu’il fait, c’est de prendre des photos pour les mettre sur Facebook ! »
Cette réaction informe sur les attentes de l’entourage lorsqu’un des siens émigre. L’absence physique doit être palliée par une présence pécuniaire. Le cousin du jeune parti en Europe, encore enfant à l’époque, n’a pas participé financièrement à son départ, mais il espère percevoir des retombées positives de son exil. Car la communauté ou la famille, qu’elle soit restreinte ou élargie, est censée profiter des retombées de la migration réussie d’un de ses membres : « La réussite de l’émigration est collective ; son échec est individuel », écrivent Manuel Charpy et Souley Hassane.
À l’inverse, qu’est-ce que la personne exilée cherche à exprimer par son silence ? Il peut s’agir d’un refus de faire savoir aux siens que sa situation n’est pas bonne. Dans le souci de ne pas saper le moral des parents laissés au pays, certains préfèrent ne pas évoquer leurs conditions de vie précaires, à moins d’être expressément questionnés sur le sujet. Si les réseaux sociaux permettent de se mettre en scène et de projeter une image souhaitée de soi, un échec à rejoindre l’Europe ou un retour volontaire motivé par les déceptions de la vie en Europe pourraient être socialement lourds de conséquences.
Mais ce silence peut être aussi interprété comme le résultat d’un changement de rapport à l’argent chez la personne exilée, se traduisant par un usage désormais privé ou individuel, et non plus familial ou communautaire. Dans ce cas, le silence est une manière d’amorcer cette rupture, en lieu et place d’une annonce en bonne et due forme qui pourrait choquer les proches restés au pays.
Khalif Traoré (Afrique XXI)
Àl’époque du numérique et des réseaux sociaux, les échanges entre les personnes immigrées en Europe et leurs ami·es dans leurs pays d’origine sont intenses et instantanés, bien davantage que, jadis, les échanges de lettres entre les exilé·es et leurs familles. Au cœur de ces messages dans les deux sens s’ébauche et se défait une image de l’Occident intimement liée aux attentes de part et d’autre et à l’image de soi que l’on projette, bien souvent très éloignée de la réalité vécue.
Dans le cadre d’un master de recherche sur les échecs des migrations infantiles, une enquête sur ces échanges a été menée, d’abord en Côte d’Ivoire du 12 juin au 27 juillet 2022, dans les villes d’Abidjan, de Daloa, de Man et de Guiglo, puis en France entre mai et avril 2024, notamment à Marseille (Bouches-du-Rhône). L’étude du contenu des conversations entre les mineur·es non accompagnés (MNA) en Europe et leurs ami·es révèle plusieurs thématiques : on échafaude des stratégies pour préparer un nouveau départ, on fait espérer, on fait douter, on suscite des incompréhensions et on marque des ruptures.
Parfois, il s’agit de convaincre celui qui a échoué de tenter à nouveau sa chance. Becker*, âgé de 18 ans et qui avait 16 ans lors de l’échec de sa tentative de départ, est l’un des jeunes rencontrés à Man. Il raconte, agacé, le contenu de ses échanges avec l’un de ses amis fraîchement entré en Europe. Ce dernier cherchait à le persuader de reprendre la route de la migration. Face à ses réticences, il lui suggérait des itinéraires et des contacts. Et lui proposait aussi son aide pour la préparation de son argumentaire en prélude à une demande d’asile, une fois arrivé à destination.

« Mon propre ami avec lequel j’étais en Libye, et qui m’avait dit de ne pas revenir en Côte d’Ivoire, m’a proposé de me rendre en Tunisie, raconte Becker. Il m’a dit qu’il avait un réseau, qu’il m’aiderait à partir de là-bas. Je lui ai dit que je n’irais plus jamais dans ces pays : ce sont des racistes, ces pays arabes. Et puis, je me dis que même si je réussis à rentrer en Europe, quels arguments je vais utiliser pour avoir des papiers ? La Côte d’Ivoire n’est pas un pays en guerre pour que je puisse faire une demande d’asile, ce plan-là est mort. Je ne peux pas dire qu’il y a du chômage en Côte d’Ivoire, car il y a aussi du chômage en Europe. »
« Mon ami qui est en France, tu sais ce qu’il a fait ?, poursuit le jeune homme. Il m’a dit qu’une fois arrivé en France, il a déclaré qu’il était gay et qu’on ne les aimait pas en Côte d’Ivoire. Je ne sais pas s’il a dit ça pour avoir des documents ou s’il est réellement devenu comme cela. Donc son plan pour moi était de me mettre en contact avec une ONG qui défend ce genre de personnes. Il m’a énervé quand il m’a raconté tout ça. Après notre conversation, j’ai effacé le message et j’ai effacé son numéro de mon téléphone. »
S’inventer une biographie pour optimiser ses chances
L’argumentaire sur la situation politique de la Côte d’Ivoire est précis. En effet, avec la normalisation de la situation dans le pays, l’argument lié à la crise post-électorale de 2010 est désormais caduc. En septembre 2022, lors d’une allocution devant l’assemblée générale de l’ONU, le président ivoirien a salué la déclaration du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le 30 juin de la même année, mettant fin au statut de réfugiés pour les Ivoiriens ayant fui les violences post-électorales.
Face à cette situation, certains migrants n’hésitent pas à miser sur les sensibilités liées aux droits humains et, en particulier, sur la défense des minorités victimes de discrimination comme les membres de la communauté LGBTQIA+. L’utilisation de cet argument n’est pas dénuée de sens lorsqu’on vient d’un pays d’Afrique de l’Ouest où les relations amoureuses et sexuelles entre deux personnes du même sexe sont punies, interdites ou taboues. En Côte d’Ivoire, les personnes LGBTQIA+ sont effectivement marginalisées et certaines cachent leur orientation sexuelle. Pour celles et ceux qui l’assument, le prix à payer est souvent l’exclusion sociale, voire pire.
Jouer sur les identités, fictives ou réelles, demeure une stratégie parmi tant d’autres pour les exilés. Mais elle peut être lourde de conséquences sur l’image auprès des siens si cette identité vient à être découverte. Et même si elle est fictive, ne dit-on pas en Côte d’Ivoire qu’« il y a certaines choses avec lesquelles on ne joue pas »? L’homosexualité en fait partie. La réaction énervée de Becker l’atteste.
À Marseille, un mineur non accompagné fait état d’une autre facette des échanges entre les exilé·es et les jeunes restés au pays : la difficulté à convaincre ces derniers de l’inexactitude de leur vision d’une vie idyllique en Europe. Il résume ainsi le contenu de ses correspondances avec ses amis dans son pays d’origine : « Certains Africains ne croiront jamais ce qu’on dit de l’Europe et cela jusqu’à la fin du monde. »
Certains de ses amis lui réclament constamment de l’argent qu’il n’a pas et refusent de le croire quand il tente de leur expliquer sa situation. Sur les réseaux sociaux, comme beaucoup d’autres jeunes de son âge, il poste régulièrement des photos de lui où il pose fièrement avec ses amis dans plusieurs lieux emblématiques de Marseille. Ce jeune semble ignorer l’effet des images sur les perceptions des personnes qui les regardent et l’écart qui peut exister entre l’image projetée et la réalité vécue, ainsi que l’ambivalence des réseaux sociaux en migration.
Témoigner d’une réussite, réelle ou espérée
Dans Lettres d’émigrés. Africains d’ici et d’ailleurs (1960-1995) (Nicolas Philippe, 2004), Manuel Charpy et Souley Hassane avaient déjà analysé cette problématique autour des photos, bien avant l’émergence des réseaux sociaux :
« Par les photographies, écrivaient-ils, les émigrés témoignent de leur réussite ou tentent d’exister parmi les leurs. […] Pour la famille de l’émigré, une carte postale de Paris est plus prometteuse qu’une vue sur Sarcelles. À l’inverse, l’image d’une réussite trop voyante serait incompréhensible pour les familles : pourquoi ne pas envoyer plus d’argent au pays plutôt que de dépenser son argent en France ou au États-Unis ? Entre désir de ne pas décevoir et volonté de ne pas susciter d’attentes impossibles à satisfaire, les émigrés utilisent l’imagerie disponible. »
Dans le cas du jeune homme interviewé à Marseille, poster des photos dans des lieux touristiques peut être un moyen de sauvegarder son image auprès des siens et d’afficher une vision prometteuse de l’avenir. Mais faute de contextualisation et d’explication pour celles et ceux qui les reçoivent, ces images peuvent être interprétées comme le signe d’une mise en scène de la réussite et inciter certain·es à formuler une volonté de jouir, d’une façon ou d’une autre, de cette réussite supposée. Tout refus peut dès lors être mal interprété et jugé incohérent avec l’image projetée.
L’image paradisiaque de l’Europe sur les réseaux sociaux résulte d’une co-construction entre les migrant·es, d’une part, et leurs entourages dans les pays d’origine, d’autre part. Les photos postées sur les réseaux sociaux par les exilé·es manquent de contextualisation et sont donc surinterprétées. Celles et ceux qui les reçoivent l’ignorent et les comprennent parfois à l’opposé de la situation vécue par celui ou celle qui se met en scène.
« Quand je te parle, tu penses que je m’amuse ? »
Dans certains cas, l’exaspération due à des demandes incessantes de soutien émanant des personnes restées dans les pays de départ peut conduire à des réactions inattendues.
Issa, Sénégalais âgé de 19 ans (16 ans lors du départ), raconte : « Depuis que je suis arrivé à Marseille, il y a mon ami au Sénégal qui me demande toujours de l’argent. Quand je lui dis que je n’ai rien, que je vais à l’école comme lui et que l’ASE [aide sociale à l’enfance – ndlr] me donne 150 euros d’argent de poche qui ne me suffit même pas – regarde mes chaussures : je ne peux même pas acheter de bon trucs ! –, il croit que je mens. »
« Un jour,poursuit-il, tout m’a énervé. Je suis allé au cours Julien à la sortie du métro, où il y a plein de jeunes Blacks [sic] qui sont là, qui fument, qui boivent et qui écoutent de la musique toute la journée. J’ai lancé un appel vidéo sur WhatsApp et quand il a décroché, j’ai dit en wolof : “Boy, tu vois tous ces Baye Faye là [des Sénégalais musulmans de la branche soufie des mourides réputés vivre de la mendicité – ndlr] ? Regarde bien tous ces Baye Faye. Eux aussi, ils sont en Europe comme ça. Quand je te parle, tu penses que je m’amuse ?” »
Comment interpréter le silence d’un exilé face aux sollicitations des parents et amis restés au pays ? Le répit est généralement de courte durée après l’arrivée dans le pays d’immigration avant que les sollicitations n’affluent. Le nouvel arrivant est alors sommé de clarifier sa situation auprès des siens, qui ne vont pas toujours par des chemins détournés pour réclamer de l’argent.
Rencontré à Man en juin 2022, Sinaly*, 20 ans, dont le cousin vit en Europe depuis une dizaine d’années, s’emporte : « Depuis quatre ans, je lui ai demandé seulement de m’envoyer 50 euros. Je dis bien quatre ans ! Il n’a jamais répondu à ma demande. Je lui ai envoyé des messages pour le lui rappeler, mais rien. Il ne m’a jamais répondu. Ça sert à quoi d’être là-bas si tu n’as rien, si tu ne fais rien de bon ? Tout ce qu’il fait, c’est de prendre des photos pour les mettre sur Facebook ! »
Cette réaction informe sur les attentes de l’entourage lorsqu’un des siens émigre. L’absence physique doit être palliée par une présence pécuniaire. Le cousin du jeune parti en Europe, encore enfant à l’époque, n’a pas participé financièrement à son départ, mais il espère percevoir des retombées positives de son exil. Car la communauté ou la famille, qu’elle soit restreinte ou élargie, est censée profiter des retombées de la migration réussie d’un de ses membres : « La réussite de l’émigration est collective ; son échec est individuel », écrivent Manuel Charpy et Souley Hassane.
À l’inverse, qu’est-ce que la personne exilée cherche à exprimer par son silence ? Il peut s’agir d’un refus de faire savoir aux siens que sa situation n’est pas bonne. Dans le souci de ne pas saper le moral des parents laissés au pays, certains préfèrent ne pas évoquer leurs conditions de vie précaires, à moins d’être expressément questionnés sur le sujet. Si les réseaux sociaux permettent de se mettre en scène et de projeter une image souhaitée de soi, un échec à rejoindre l’Europe ou un retour volontaire motivé par les déceptions de la vie en Europe pourraient être socialement lourds de conséquences.
Mais ce silence peut être aussi interprété comme le résultat d’un changement de rapport à l’argent chez la personne exilée, se traduisant par un usage désormais privé ou individuel, et non plus familial ou communautaire. Dans ce cas, le silence est une manière d’amorcer cette rupture, en lieu et place d’une annonce en bonne et due forme qui pourrait choquer les proches restés au pays.
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