Pour une certaine droite radicalisée, l’immigration de masse représenterait une forme de « contre-colonisation » de peuplement. Une position diamétralement opposée à celle d’une bonne partie de la gauche, qui pratique sur le sujet un autoaveuglement passionné. L’approche politique se trouve à égale distance de ces deux dogmatismes.
Georges RENARD-KUZMANOVIC
Pour une certaine droite radicalisée, l’immigration de masse représenterait une forme de « contre-colonisation » de peuplement. Une position diamétralement opposée à celle d’une bonne partie de la gauche, qui pratique sur le sujet un autoaveuglement passionné. L’approche politique se trouve à égale distance de ces deux dogmatismes.
Au cœur de débats passionnés et souvent polarisés, la question migratoire ne doit pas être réduite à des slogans. C’est pourtant souvent le cas, à gauche comme à droite. Difficile dans ce cadre de penser une régulation de l’immigration qui soit sérieuse, réaliste et humaine. Cette polarisation occulte par ailleurs une vérité fondamentale : la France doit impérativement retrouver sa souveraineté politique, économique et culturelle afin de concilier efficacité, justice sociale et respect de son universalisme républicain. Nous allons y revenir.
Pour comprendre l’aporie d’une vision manichéenne du phénomène, il faut en revenir à une figure tutélaire du socialisme français. Dans un discours de 1894 (1), Jean Jaurès résumait les choses ainsi : « Ce que nous ne voulons pas, c’est que le capital international aille chercher la main-d’œuvre sur les marchés où elle est le plus avilie, humiliée, dépréciée, pour la jeter sans contrôle et sans réglementation sur le marché français, et pour amener partout dans le monde les salaires au niveau des pays où ils sont le plus bas. C’est en ce sens, et en ce sens seulement, que nous voulons protéger la main-d’œuvre française contre la main-d’œuvre étrangère, non pas, je le répète, par un exclusivisme chauvin mais pour substituer l’internationale du bien-être à l’internationale de la misère. » Cette constatation demeure pertinente aujourd’hui, d’autant plus dans un contexte de mondialisation.
Pour autant, le champ médiatique semble bien saturé par deux hémiplégies : d’abord, les discours d’extrême droite qui voient dans l’immigration nord-africaine une forme de « contre-colonisation » ou de « colonisation à l’envers (2) », brandissent le fantasme du grand remplacement et proposent une remigration autoritaire. Ensuite, ceux d’une certaine gauche libérale qui, par moralisme et angélisme, oublient de regarder en face les problèmes réels que pose une immigration incontrôlée. L’idéologie no borders véhiculée par une certaine extrême gauche autogestionnaire refuse toute politique de contrôle et de régulation de l’immigration, considérant que tous les humains sont partout chez eux, ce qui est une aberration anthropologique. Ces deux positionnements sont diamétralement opposés sur le plan idéologique, mais ils ont en commun leur vision idéaliste. Ils partagent le même écueil : tomber dans l’« impolitique », au sens de Julien Freund (3). D’une manière générale, toutes les idées qui tendent vers des absolus tombent inéluctablement dans l’impolitique puisqu’elles imposent (par irréalisme) à la politique un programme qui ne pourra jamais être le sien. Comme le résume Pierre-André Taguieff : « S’il est vrai, comme le pensait Julien Freund, que la recherche du compromis fait partie de l’essence du politique, alors l’extrémisme relève de l’impolitique (4). » Les données chiffrées témoignent de l’ampleur et de la complexité du phénomène : en 2024, 336 700 titres de séjour ont été délivrés – en hausse de 1,8 % par rapport à 2023 – dont 109 300 pour les étudiants et 90 600 pour motifs familiaux. Avec plus de 4,2 millions d’étrangers titulaires d’un titre de séjour et un nombre d’étrangers en situation irrégulière estimé à environ 700 000, la gestion de l’immigration requiert des réponses nuancées et adaptées à la réalité du terrain*
La remigration : combien de divisions ?
En envisageant l’immigration nord-africaine comme une contre-colonisation, on en vient vite à l’idée qu’il faudrait inverser les flux migratoires (vieille idée du FN). L’idée de remigration proposée par certains milieux réactionnaires vise donc l’expulsion massive (y compris parfois de personnes déjà naturalisées ou nées françaises) et se présente comme une solution réaliste. Il s’agit en fait d’un projet très largement inhumain, mais également parfaitement utopique car impraticable, à moins que ne soit mis en place un État totalitaire. Ajoutons cependant que la remigration n’est pas pensée dans les mêmes termes au sein de l’extrême droite. La vision la plus rigoriste (et théorique) du sujet appartient à la mouvance identitaire en général et au Bloc identitaire en particulier, qui a mis la notion sur la table au début des années 2010 (5), dans le sillage de Renaud Camus et de son grand remplacement.
Cette conception identitaire se définit par un ethnodifférentialisme qui implique de refuser la présence même de populations d’origine extra-européennes sur le sol européen. Dans ce cadre, la remigration ressemblerait largement à une politique de déplacement forcé de population. Éric Zemmour, qui a popularisé le terme auprès du grand public, est moins radical car sa conception puise dans le terreau philosophique assimilationniste. En 2022, après avoir annoncé sa volonté de créer un ministère de la Remigration, il précisait : « Remigration, ça veut dire, retour des immigrés qui ne sont pas acceptés en France, ça veut dire les clandestins, puis les délinquants, les criminels, puis les fichés S étrangers. On peut imaginer 100 000 renvois par an (6). » Le projet de Zemmour est donc d’expulser non pas tous les immigrés ou descendants d’immigrés, mais tous les immigrés non assimilés à la France. Pour ce qui est du projet « identitaire » de remigration radicale, il revient fondamentalement à menacer des citoyens français sur la base de leur couleur de peau.
Pris dans ce sens, le concept de remigration nie le principe d’égalité inscrit dans la Constitution, qui garantit que tous les citoyens sont égaux « sans distinction d’origine, de race ou de religion » (article premier) – de ce côté-là, le débat est immédiatement clos, à moins de revenir (de quelle manière ?) sur un des piliers de l’identité politique française. Restent les 700 000 clandestins (chiffre moyen estimé entre les fourchettes haute et basse) pris en compte par Zemmour. Les renvoyer tous impliquerait la mobilisation de dizaines de milliers de forces de l’ordre, sachant que la masse salariale des policiers affectés dans les centres de rétention administrative (CRA) est actuellement de 155 millions d’euros par an. À cela s’ajoutent la création de centaines de CRA supplémentaires (alors que la France n’en dispose aujourd’hui que de 25, totalisant 2 600 places) et un coût total largement prohibitif atteignant plusieurs milliards d’euros. En 2022, le coût de l’éloignement des personnes en situation irrégulière par vols commerciaux s’est élevé à 22 millions d’euros. Toujours en 2022, pour réaliser 11 409 éloignements forcés de l’Hexagone, l’État a dépensé un peu plus de 50 millions d’euros.
D’une manière plus générale, le coût de la lutte contre l’immigration illégale atteint déjà actuellement 1,8 milliard d’euros, selon la Cour des comptes (7). L’investissement nécessaire au renvoi de 700 000 clandestins détournerait des ressources probablement indispensables à d’autres services publics, dans un contexte de budget très contraint, d’autant qu’il s’agirait d’une perte financière sèche, car parfaitement improductive. La tâche serait démesurée en termes d’organisation, sans compter qu’elle ne garantit pas le retour des expulsés, ni leur acceptation par les gouvernements des pays d’origine. Là encore, il faudrait développer une diplomatie importante exclusivement dédiée à cette tâche, causant des dissensions géopolitiques fortes. Les statistiques actuelles montrent déjà l’échec des expulsions massives. En 2024, seulement 21 601 étrangers en situation irrégulière ont été reconduits à la frontière, soit environ 15 % des 138 000 OQTF prononcées. Cette efficacité limitée s’explique en partie par la réticence des pays d’origine – comme l’Algérie, qui n’a accepté que 35 % des demandes consulaires de la France en 2023 – et par le fait que les clandestins, redoutant l’expulsion, s’enfoncent dans la clandestinité totale, échappant ainsi à tout contrôle sanitaire ou fiscal. La preuve de l’irréalisme de la remigration, c’est que ceux qui la défendent plus ou moins activement politiquement, n’évoquent jamais de quelle manière ils comptent l’organiser – et si on leur pose la question, ils écartent le sujet d’un revers de manche en disant qu’il ne s’agit que de « volonté politique ». La volonté sans logistique cohérente n’est que du marketing.
Derrière l’idée de remigration se cache par ailleurs une conception réductrice de la nation, envisagée uniquement du côté de l’identité ethnique et oubliant que la France est historiquement un pays qui s’est forgé au cours de l’histoire avec des apports humains et culturels divers. D’ailleurs, il faut faire remarquer que les identitaires ne défendent pas « la France » ou « l’identité française », mais la cohérence ethnique du continent européen, c’est-à-dire la race blanche. Cette approche est étrangère à la conception civique de la nation française moderne. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe aucune dimension ethnico-culturelle au problème. Dans sa conception de la nation, Ernest Renan lui-même insiste certes sur le « plébiscite de chaque jour », mais il inscrit également la nation dans un héritage culturel. Par ailleurs, il ne faut pas nier que le volume d’immigration actuelle est inégalé dans l’histoire de France dans un laps de temps aussi réduit. Chaque année, près de 110 000 personnes acquièrent la nationalité française (97 000 en 2023), dont 23 % sont originaires d’Afrique du Nord. Mais une appartenance culturelle est une construction possible et offerte à tous. Renier cette réalité, c’est renier l’universalisme républicain qui a permis, depuis les Italiens des années 1920 aux Portugais des années 1970, d’assimiler des populations diverses dans une identité commune. Ce qu’il faut, c’est garantir l’assimilation républicaine et que l’immigré qui devient français accepte entièrement cette identité nouvelle particulière, avec ce qu’elle implique, c’est-à-dire le rejet de tout communautarisme et la volonté de se fondre dans le corps des citoyens.
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