ENTRETIEN. « Le Point » a rencontré le cofondateur et PDG de la messagerie sécurisée Telegram, mis en examen en août 2024. Confidences.
Propos recueillis par Guillaume Grallet
Qui connaît vraiment Pavel Durov ? Arrêté en France et mis en examen pour des accusations aussi explosives que controversées – complicité trafic de drogue, de blanchiment, d'escroquerie en bande organisée entre autres –, le créateur de Telegram, la messagerie chiffrée utilisée par plus d'un milliard de personnes dans le monde, dont Volodymyr Zelensky et Emmanuel Macron, dénonce une machination, un déni de justice, et affirme être déjà puni sans avoir été jugé.
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Dans cet entretien fleuve, le plus long qu'il ait jamais accordé, celui qui a fondé VKontakte (le « Facebook russe ») avant de quitter la Russie en 2014 pour préserver son indépendance revient sur son combat pour la liberté d'expression, son refus catégorique de vendre Telegram, ses inquiétudes quant à l'avenir de la démocratie, son attachement profond à la France.
Il livre des révélations sur plusieurs puissances et services de renseignements, dont le FBI et la DGSE. Il partage aussi son regard sur Elon Musk, Mark Zuckerberg et Sam Altman, le créateur de ChatGPT. Pour la première fois, Pavel Durov se confie sur son admiration pour les combats de Malcolm X, les lectures qui l'ont façonné, les figures qui l'inspirent, et dévoile des souvenirs familiaux intimes, longtemps gardés secrets. Un homme traqué, qui affirme être prêt à mourir plutôt que de trahir ses valeurs.
Le Point : Vous êtes mis en examen pour 17 chefs d'accusation très graves qui touchent à la pédopornographie, au trafic de drogue, au blanchiment d'argent… Est-ce que vous comprenez ce que l'on vous reproche ?
Pavel Durov : C'est totalement absurde. Ce n'est pas parce que des criminels utilisent notre messagerie parmi tant d'autres que cela fait de ceux qui la dirigent des criminels… Rien n'a jamais été prouvé qui montre que je suis, ne serait-ce qu'une seconde, coupable de quoi que ce soit. Mais il semble que je sois déjà puni à ce stade à travers l'interdiction de quitter le territoire. Comme si les juges français avaient compris qu'il n'y a pas assez de substance pour une vraie condamnation plus tard et qu'ils voulaient me punir aujourd'hui. On dit que Telegram a refusé de coopérer. C'est faux. C'est la police française qui n'a pas suivi correctement la procédure internationale. Les équipes de Telegram ont même été obligées de leur montrer de quelle manière il faut procéder.
Avez-vous été convoqué par la justice ?
J'ai rencontré à deux reprises la juge qui s'occupe de mon affaire, en décembre 2024 et en février 2025. Et j'ai un autre rendez-vous à venir en juillet. Mais c'est fou… Je comprends que les choses prennent du temps. Mais pourquoi dois-je rester en France en attendant ? Mes avocats ont soumis à la justice tous les documents qui nous avaient été demandés.
Les premiers jours ont été difficiles…
J'ai été interrogé sans relâche dans les locaux de la douane judiciaire. Durant quatre jours, j'ai répondu à toutes les questions. La nuit, une lumière vive éclairait la pièce de 7 mètres carrés, dans laquelle je dormais sur un lit en béton. C'était propre mais il n'y avait pas d'oreiller. Et le matelas [il rapproche le pouce de l'index pour mimer son épaisseur, NDLR] n'était pas plus gros qu'un tapis de yoga.
Vous semblez très affecté par votre interdiction de quitter le territoire français…
Oui, énormément. Mes parents ont de très graves problèmes de santé, et, statistiquement, ils n'ont plus que quelques années à vivre. On m'a privé de mois précieux avec eux. Enfin, j'ai un fils qui vient de naître et je suis en train de manquer les premiers mois de sa vie. Il n'a toujours pas de passeport, car je n'étais pas présent à sa naissance à Dubai. J'ai également un fils adolescent qui est dans un internat à Dubai, qui vient de se casser le bras, et qui n'a aucun parent à ses côtés pour le soutenir.
Cette situation a-t-elle eu un impact sur vos activités ?
Oui, en effet. Par exemple, je devais prendre la parole au Oslo Freedom Forum qui s'est déroulé en mai dernier. La présidente de ce forum est Ioulia Navalnaïa, la femme d'Alexeï Navalny. Je voulais la rencontrer, ainsi que des militants venus d'autres régions du monde, pour comprendre comment ils utilisent Telegram et ce que nous pourrions améliorer. Les juges m'ont interdit d'y aller. Nous avons dû faire une interview en direct par visioconférence. Je défends la liberté d'expression depuis presque vingt ans. Navalny disait parfois des choses avec lesquelles j'étais d'accord, et parfois d'autres avec lesquelles je ne l'étais pas – mais son droit fondamental a toujours été de pouvoir s'exprimer librement.
Une question revient souvent à votre sujet : êtes-vous proche de Vladimir Poutine ?
Je n'ai rencontré un haut responsable russe qu'une seule fois, en 2013. J'étais alors à la tête de l'entreprise VKontakte, le « Facebook russe », et j'avais refusé de fournir des informations sur des opposants au régime. La réunion n'a pas duré plus de quinze minutes. Le haut responsable russe a insisté sur le fait que, selon lui, les réseaux sociaux devaient être des outils du gouvernement. J'avais alors deux options : soit je faisais exactement ce que les autorités russes attendaient de moi, soit je vendais mes parts dans l'entreprise et quittais le pays. Le pouvoir russe me laissait libre de mon choix. Alors je leur ai dit : « Je comprends, merci beaucoup. » Deux mois plus tard, j'ai vendu mes parts dans VKontakte. Je n'ai pas remis les pieds à Moscou depuis plus de dix ans.
Avez-vous collaboré d'une manière ou d'une autre avec les autorités russes ?
Non. Nous traitons les signalements venant de Russie et d'autres pays afin de pouvoir supprimer les contenus manifestement illégaux (comme les annonces publiques de vente de drogues illégales), mais nous n'avons jamais satisfait de demandes relevant de la censure politique ou de la persécution politique. À l'époque de VKontakte, j'ai publiquement refusé de collaborer pour cette raison. J'ai même été convoqué par la justice russe. En 2014, j'ai tout quitté.
D'après le média Important Stories, vous continuez malgré tout à voyager en Russie. Certains disent : s'il est encore en vie, c'est qu'il a un accord avec le Kremlin…
Je me suis rendu en Russie entre 2015 et 2017 pour voir ma famille qui est à Saint-Pétersbourg – ce qui n'a jamais été un secret, je l'ai même publié sur mes réseaux sociaux. J'y suis également allé pendant le Covid pour soutenir mon père. Mais je n'y suis pas retourné depuis quatre ans, depuis la parution des premiers articles évoquant une possible guerre avec l'Ukraine en 2021.

© Khanh Renaud pour Le Point
Avant d'arriver en France, vous étiez en Azerbaïdjan…
Avant de venir à Paris en août dernier, je me suis rendu en Azerbaïdjan, après être passé par le Kazakhstan, l'Ouzbékistan et le Kirghizistan. Je me suis arrêté à Bakou, où le président Poutine est arrivé deux jours après que je suis parti dans les montagnes. Je ne l'ai vu ni lui ni personne de son entourage. Lors de ce voyage, j'ai seulement rencontré le président de l'Azerbaïdjan, avec qui nous avons discuté du rôle de Telegram dans le pays.
Cela veut dire que vous approuvez la politique d'Ilham Aliev, considéré comme autoritaire ?
Vous savez, en trois ans, j'ai rencontré 16 chefs d'État. Je n'étais pas toujours d'accord avec eux. Ainsi de Paul Kagame au Rwanda. On peut critiquer ses méthodes, mais ce qu'il a fait au Rwanda est impressionnant. Je m'en suis rendu compte en me rendant dans les villages. J'ai vu des personnes qui, malgré la misère et l'histoire qu'a connue ce pays, sourient, veulent s'en sortir.
Comment, selon vous, la guerre en Ukraine a-t-elle influencé la perception de Telegram ?
En Russie, on dit que Telegram soutient l'Ukraine. En Ukraine, on dit que Telegram diffuse la propagande russe. En réalité, nous avons un devoir de neutralité. Telegram est une plateforme où des idées opposées peuvent s'affronter, où chacun peut accéder à différents points de vue et décider en toute liberté de ce qu'il veut croire. Je ne donnerai jamais mon opinion sur un conflit géopolitique, car cela serait immédiatement interprété comme un soutien à l'un des deux camps, ce qu'une plateforme neutre ne doit pas faire si elle veut rester un arbitre impartial appliquant les mêmes règles à tout le monde. Mais je lutterai toujours pour un accès juste à une information libre et indépendante.
Vous avez exprimé vos inquiétudes au sujet du règlement européen sur les services numériques, qui vise à lutter contre la désinformation, le contenu haineux ou illégal sur les plateformes en ligne…
Ces lois sont dangereuses car elles peuvent être retournées contre ceux qui les ont créées. Aujourd'hui, elles visent ceux que l'on qualifie de complotistes. Demain, elles viseront peut-être leurs propres auteurs. Ce sont des précédents qui affaiblissent la démocratie sur le long terme. Une fois qu'on légitime la censure, il est difficile de revenir en arrière
On vous compare parfois à Elon Musk…
Oui, mais nous sommes très différents. Elon dirige plusieurs entreprises à la fois, alors que je n'en dirige qu'une seule. Elon peut être très émotif, tandis que j'essaie de réfléchir en profondeur avant d'agir. Mais cela peut aussi être la source de sa force. L'avantage d'une personne peut souvent devenir une faiblesse dans un autre contexte.
Quels sont selon vous les qualités et les défauts de Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook ?
Mark s'adapte bien et suit rapidement les tendances, mais il semble manquer de valeurs fondamentales auxquelles il resterait fidèle, quels que soient les changements de climat politique ou de mode dans le secteur technologique. Là encore, le point fort de Mark et son point faible peuvent avoir la même origine. Supprimez la faiblesse, et vous supprimez aussi la force.
Et ceux de Sam Altman, le créateur d'OpenAI, maison mère de ChatGPT ?
Sam possède d'excellentes compétences sociales, ce qui lui a permis de nouer des alliances autour de ChatGPT. Mais certains se demandent si son expertise technique est encore suffisante, maintenant que son cofondateur Ilya [Sutskever, NDLR] et de nombreux autres scientifiques ont quitté OpenAI. Il sera intéressant de suivre l'évolution de ChatGPT et leur capacité à rester en tête dans un environnement de plus en plus concurrentiel.
Vous évoquez souvent votre famille. Quelle place a-t-elle dans votre vie ?
Elle a une très grande importance. J'ai rédigé mon testament très récemment… J'ai décidé que mes enfants n'auraient pas accès à ma fortune avant qu'une période de trente ans ne se soit écoulée, à compter d'aujourd'hui. Je veux qu'ils vivent comme des personnes normales, qu'ils se construisent seuls, qu'ils apprennent à se faire confiance, qu'ils puissent créer, pas qu'ils soient dépendants d'un compte en banque. Je tiens à préciser que je ne fais aucune différence entre mes enfants : il y a ceux qui ont été conçus de manière naturelle et ceux qui sont issus de mes dons de sperme. Ils sont tous mes enfants et auront tous les mêmes droits ! Je ne veux pas qu'ils se déchirent après ma mort.
Combien d'enfants avez-vous ?
Six dont je suis le père officiel, que j'ai eus avec trois compagnes différentes. Les autres sont issus de mon don anonyme. La clinique, où j'ai commencé à donner du sperme il y a quinze ans pour aider un ami, m'a dit que plus de 100 bébés avaient été conçus ainsi dans 12 pays.
Pourquoi rédiger ce testament maintenant ? C'est rare à l'âge de 40 ans…
Mon travail comporte des risques – défendre les libertés vous vaut de nombreux ennemis, y compris au sein des États puissants. Je veux protéger mes enfants, mais aussi l'entreprise que j'ai créée, Telegram. Je veux que Telegram reste pour toujours fidèle aux valeurs que je défends.

Vous avez l'air très jeune…
Je m'astreins à une vie disciplinée et je fais du sport, 300 squats chaque matin. Je ne bois ni alcool, ni café, ni thé, je ne fume pas et je me tiens à distance du sucre. Bref, de tout ce qui peut rendre dépendant. J'aime être dans l'eau froide. Il m'arrive de nager en Finlande ou dans le lac Léman en plein hiver – ce qui peut susciter de l'incompréhension (Il sourit).
Propos recueillis par Guillaume Grallet
Qui connaît vraiment Pavel Durov ? Arrêté en France et mis en examen pour des accusations aussi explosives que controversées – complicité trafic de drogue, de blanchiment, d'escroquerie en bande organisée entre autres –, le créateur de Telegram, la messagerie chiffrée utilisée par plus d'un milliard de personnes dans le monde, dont Volodymyr Zelensky et Emmanuel Macron, dénonce une machination, un déni de justice, et affirme être déjà puni sans avoir été jugé.
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Dans cet entretien fleuve, le plus long qu'il ait jamais accordé, celui qui a fondé VKontakte (le « Facebook russe ») avant de quitter la Russie en 2014 pour préserver son indépendance revient sur son combat pour la liberté d'expression, son refus catégorique de vendre Telegram, ses inquiétudes quant à l'avenir de la démocratie, son attachement profond à la France.
Il livre des révélations sur plusieurs puissances et services de renseignements, dont le FBI et la DGSE. Il partage aussi son regard sur Elon Musk, Mark Zuckerberg et Sam Altman, le créateur de ChatGPT. Pour la première fois, Pavel Durov se confie sur son admiration pour les combats de Malcolm X, les lectures qui l'ont façonné, les figures qui l'inspirent, et dévoile des souvenirs familiaux intimes, longtemps gardés secrets. Un homme traqué, qui affirme être prêt à mourir plutôt que de trahir ses valeurs.
Le Point : Vous êtes mis en examen pour 17 chefs d'accusation très graves qui touchent à la pédopornographie, au trafic de drogue, au blanchiment d'argent… Est-ce que vous comprenez ce que l'on vous reproche ?
Pavel Durov : C'est totalement absurde. Ce n'est pas parce que des criminels utilisent notre messagerie parmi tant d'autres que cela fait de ceux qui la dirigent des criminels… Rien n'a jamais été prouvé qui montre que je suis, ne serait-ce qu'une seconde, coupable de quoi que ce soit. Mais il semble que je sois déjà puni à ce stade à travers l'interdiction de quitter le territoire. Comme si les juges français avaient compris qu'il n'y a pas assez de substance pour une vraie condamnation plus tard et qu'ils voulaient me punir aujourd'hui. On dit que Telegram a refusé de coopérer. C'est faux. C'est la police française qui n'a pas suivi correctement la procédure internationale. Les équipes de Telegram ont même été obligées de leur montrer de quelle manière il faut procéder.
Avez-vous été convoqué par la justice ?
J'ai rencontré à deux reprises la juge qui s'occupe de mon affaire, en décembre 2024 et en février 2025. Et j'ai un autre rendez-vous à venir en juillet. Mais c'est fou… Je comprends que les choses prennent du temps. Mais pourquoi dois-je rester en France en attendant ? Mes avocats ont soumis à la justice tous les documents qui nous avaient été demandés.
Les premiers jours ont été difficiles…
J'ai été interrogé sans relâche dans les locaux de la douane judiciaire. Durant quatre jours, j'ai répondu à toutes les questions. La nuit, une lumière vive éclairait la pièce de 7 mètres carrés, dans laquelle je dormais sur un lit en béton. C'était propre mais il n'y avait pas d'oreiller. Et le matelas [il rapproche le pouce de l'index pour mimer son épaisseur, NDLR] n'était pas plus gros qu'un tapis de yoga.
Vous semblez très affecté par votre interdiction de quitter le territoire français…
Oui, énormément. Mes parents ont de très graves problèmes de santé, et, statistiquement, ils n'ont plus que quelques années à vivre. On m'a privé de mois précieux avec eux. Enfin, j'ai un fils qui vient de naître et je suis en train de manquer les premiers mois de sa vie. Il n'a toujours pas de passeport, car je n'étais pas présent à sa naissance à Dubai. J'ai également un fils adolescent qui est dans un internat à Dubai, qui vient de se casser le bras, et qui n'a aucun parent à ses côtés pour le soutenir.
Cette situation a-t-elle eu un impact sur vos activités ?
Oui, en effet. Par exemple, je devais prendre la parole au Oslo Freedom Forum qui s'est déroulé en mai dernier. La présidente de ce forum est Ioulia Navalnaïa, la femme d'Alexeï Navalny. Je voulais la rencontrer, ainsi que des militants venus d'autres régions du monde, pour comprendre comment ils utilisent Telegram et ce que nous pourrions améliorer. Les juges m'ont interdit d'y aller. Nous avons dû faire une interview en direct par visioconférence. Je défends la liberté d'expression depuis presque vingt ans. Navalny disait parfois des choses avec lesquelles j'étais d'accord, et parfois d'autres avec lesquelles je ne l'étais pas – mais son droit fondamental a toujours été de pouvoir s'exprimer librement.
Une question revient souvent à votre sujet : êtes-vous proche de Vladimir Poutine ?
Je n'ai rencontré un haut responsable russe qu'une seule fois, en 2013. J'étais alors à la tête de l'entreprise VKontakte, le « Facebook russe », et j'avais refusé de fournir des informations sur des opposants au régime. La réunion n'a pas duré plus de quinze minutes. Le haut responsable russe a insisté sur le fait que, selon lui, les réseaux sociaux devaient être des outils du gouvernement. J'avais alors deux options : soit je faisais exactement ce que les autorités russes attendaient de moi, soit je vendais mes parts dans l'entreprise et quittais le pays. Le pouvoir russe me laissait libre de mon choix. Alors je leur ai dit : « Je comprends, merci beaucoup. » Deux mois plus tard, j'ai vendu mes parts dans VKontakte. Je n'ai pas remis les pieds à Moscou depuis plus de dix ans.
Avez-vous collaboré d'une manière ou d'une autre avec les autorités russes ?
Non. Nous traitons les signalements venant de Russie et d'autres pays afin de pouvoir supprimer les contenus manifestement illégaux (comme les annonces publiques de vente de drogues illégales), mais nous n'avons jamais satisfait de demandes relevant de la censure politique ou de la persécution politique. À l'époque de VKontakte, j'ai publiquement refusé de collaborer pour cette raison. J'ai même été convoqué par la justice russe. En 2014, j'ai tout quitté.
D'après le média Important Stories, vous continuez malgré tout à voyager en Russie. Certains disent : s'il est encore en vie, c'est qu'il a un accord avec le Kremlin…
Je me suis rendu en Russie entre 2015 et 2017 pour voir ma famille qui est à Saint-Pétersbourg – ce qui n'a jamais été un secret, je l'ai même publié sur mes réseaux sociaux. J'y suis également allé pendant le Covid pour soutenir mon père. Mais je n'y suis pas retourné depuis quatre ans, depuis la parution des premiers articles évoquant une possible guerre avec l'Ukraine en 2021.

© Khanh Renaud pour Le Point
Avant d'arriver en France, vous étiez en Azerbaïdjan…
Avant de venir à Paris en août dernier, je me suis rendu en Azerbaïdjan, après être passé par le Kazakhstan, l'Ouzbékistan et le Kirghizistan. Je me suis arrêté à Bakou, où le président Poutine est arrivé deux jours après que je suis parti dans les montagnes. Je ne l'ai vu ni lui ni personne de son entourage. Lors de ce voyage, j'ai seulement rencontré le président de l'Azerbaïdjan, avec qui nous avons discuté du rôle de Telegram dans le pays.
Cela veut dire que vous approuvez la politique d'Ilham Aliev, considéré comme autoritaire ?
Vous savez, en trois ans, j'ai rencontré 16 chefs d'État. Je n'étais pas toujours d'accord avec eux. Ainsi de Paul Kagame au Rwanda. On peut critiquer ses méthodes, mais ce qu'il a fait au Rwanda est impressionnant. Je m'en suis rendu compte en me rendant dans les villages. J'ai vu des personnes qui, malgré la misère et l'histoire qu'a connue ce pays, sourient, veulent s'en sortir.
Comment, selon vous, la guerre en Ukraine a-t-elle influencé la perception de Telegram ?
En Russie, on dit que Telegram soutient l'Ukraine. En Ukraine, on dit que Telegram diffuse la propagande russe. En réalité, nous avons un devoir de neutralité. Telegram est une plateforme où des idées opposées peuvent s'affronter, où chacun peut accéder à différents points de vue et décider en toute liberté de ce qu'il veut croire. Je ne donnerai jamais mon opinion sur un conflit géopolitique, car cela serait immédiatement interprété comme un soutien à l'un des deux camps, ce qu'une plateforme neutre ne doit pas faire si elle veut rester un arbitre impartial appliquant les mêmes règles à tout le monde. Mais je lutterai toujours pour un accès juste à une information libre et indépendante.
Vous avez exprimé vos inquiétudes au sujet du règlement européen sur les services numériques, qui vise à lutter contre la désinformation, le contenu haineux ou illégal sur les plateformes en ligne…
Ces lois sont dangereuses car elles peuvent être retournées contre ceux qui les ont créées. Aujourd'hui, elles visent ceux que l'on qualifie de complotistes. Demain, elles viseront peut-être leurs propres auteurs. Ce sont des précédents qui affaiblissent la démocratie sur le long terme. Une fois qu'on légitime la censure, il est difficile de revenir en arrière
On vous compare parfois à Elon Musk…
Oui, mais nous sommes très différents. Elon dirige plusieurs entreprises à la fois, alors que je n'en dirige qu'une seule. Elon peut être très émotif, tandis que j'essaie de réfléchir en profondeur avant d'agir. Mais cela peut aussi être la source de sa force. L'avantage d'une personne peut souvent devenir une faiblesse dans un autre contexte.
Quels sont selon vous les qualités et les défauts de Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook ?
Mark s'adapte bien et suit rapidement les tendances, mais il semble manquer de valeurs fondamentales auxquelles il resterait fidèle, quels que soient les changements de climat politique ou de mode dans le secteur technologique. Là encore, le point fort de Mark et son point faible peuvent avoir la même origine. Supprimez la faiblesse, et vous supprimez aussi la force.
Et ceux de Sam Altman, le créateur d'OpenAI, maison mère de ChatGPT ?
Sam possède d'excellentes compétences sociales, ce qui lui a permis de nouer des alliances autour de ChatGPT. Mais certains se demandent si son expertise technique est encore suffisante, maintenant que son cofondateur Ilya [Sutskever, NDLR] et de nombreux autres scientifiques ont quitté OpenAI. Il sera intéressant de suivre l'évolution de ChatGPT et leur capacité à rester en tête dans un environnement de plus en plus concurrentiel.
Vous évoquez souvent votre famille. Quelle place a-t-elle dans votre vie ?
Elle a une très grande importance. J'ai rédigé mon testament très récemment… J'ai décidé que mes enfants n'auraient pas accès à ma fortune avant qu'une période de trente ans ne se soit écoulée, à compter d'aujourd'hui. Je veux qu'ils vivent comme des personnes normales, qu'ils se construisent seuls, qu'ils apprennent à se faire confiance, qu'ils puissent créer, pas qu'ils soient dépendants d'un compte en banque. Je tiens à préciser que je ne fais aucune différence entre mes enfants : il y a ceux qui ont été conçus de manière naturelle et ceux qui sont issus de mes dons de sperme. Ils sont tous mes enfants et auront tous les mêmes droits ! Je ne veux pas qu'ils se déchirent après ma mort.
Combien d'enfants avez-vous ?
Six dont je suis le père officiel, que j'ai eus avec trois compagnes différentes. Les autres sont issus de mon don anonyme. La clinique, où j'ai commencé à donner du sperme il y a quinze ans pour aider un ami, m'a dit que plus de 100 bébés avaient été conçus ainsi dans 12 pays.
Pourquoi rédiger ce testament maintenant ? C'est rare à l'âge de 40 ans…
Mon travail comporte des risques – défendre les libertés vous vaut de nombreux ennemis, y compris au sein des États puissants. Je veux protéger mes enfants, mais aussi l'entreprise que j'ai créée, Telegram. Je veux que Telegram reste pour toujours fidèle aux valeurs que je défends.

Vous avez l'air très jeune…
Je m'astreins à une vie disciplinée et je fais du sport, 300 squats chaque matin. Je ne bois ni alcool, ni café, ni thé, je ne fume pas et je me tiens à distance du sucre. Bref, de tout ce qui peut rendre dépendant. J'aime être dans l'eau froide. Il m'arrive de nager en Finlande ou dans le lac Léman en plein hiver – ce qui peut susciter de l'incompréhension (Il sourit).

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