Accueil > ECONOMIE > L’Airbus A380, succès politique et industriel européen

L’Airbus A380, succès politique et industriel européen

mardi 18 janvier 2005, par nassim

L’Airbus A380, plus gros avion commercial du monde, succès politique et industriel européen, est présenté aujourd’hui en grande pompe à Toulouse.

Mesdames et messieurs, le plus gros avion du monde, la fierté européenne, la nique aux Américains ! Plus qu’un avion de 550 places (voir 800 pour les versions charters), l’A380 est devenu un symbole politique. Le signe que l’Europe industrielle et technologique existe toujours. Voilà pourquoi quatre chefs d’Etat et de gouvernement (Jacques Chirac, Tony Blair, Gerhard Schröder et José Luis Zapatero) et une pelletée de ministres et d’élus ont fait le déplacement aujourd’hui à Toulouse pour assister, avec 5 000 invités, à la présentation de l’appareil, à deux mois du premier vol technique et à un an de sa livraison commerciale. Retour sur l’histoire mouvementée du plus gros avion commercial du monde, qui a obsédé pendant dix ans industriels et politiques.

Avril 1998 : l’A3XX, un projet fou à 50 milliards de francs

Jean Pierson, ex-patron d’Airbus :« Airbus a atteint ses limites génétiques »

La première trace officielle de l’A380 remonte au début des années 90. A l’époque, une poignée d’ingénieurs traçait des plans sur la comète, espérant faire voler 800 passagers dans un même avion. Quatre ans plus tard, alléché ou effrayé de voir Airbus venir contester son 747, Boeing propose de coopérer à un programme de recherche sur de très gros avions. En vain. Un an plus tard, les deux constructeurs divorcent.

Quand il quitte ses fonctions de patron d’Airbus, en avril 1998, Jean Pierson a du mal à cacher sa déception. Certes, il a réussi à faire du consortium européen l’égal de Boeing. Mais ce qui énerve Pierson, c’est de laisser derrière lui 700 ingénieurs travaillant à son projet d’A3XX, sans avoir aucune assurance que cet avion décolle un jour. Car, devant le montant de la facture, les quatre actionnaires d’Airbus (le français Aérospatiale, l’allemand Dasa, l’anglais BAe, et l’espagnol Casa) ont pris peur. « Impossible de dépenser 50 milliards de francs dans un projet aussi risqué tant qu’Airbus n’est pas une entreprise intégrée », disent-ils, unanimes.

Le système Airbus est pour le moins bancal. Contrairement à Boeing, l’avionneur européen est juste en charge de la commercialisation des appareils. Les usines, les bureaux d’études qui conçoivent et construisent les avions appartiennent tous aux actionnaires d’Airbus. Et, à chaque nouveau programme, c’est le même constat : cette organisation est trop compliquée. Le successeur de Pierson, Noël Forgeard, en est convaincu : il n’y aura pas d’A3XX tant qu’Airbus ne sera pas une entreprise comme les autres, capable d’y voir clair dans ses coûts de production.

Eté 1998 la guerre franco-allemande

Jean-Claude Gayssot, ministre des Transports : « L’A3XX doit être construit en France »

Tous les arguments sont bons. Depuis plus d’un an, la France et l’Allemagne n’ont qu’un sujet de conversation : où l’A3XX sera-il construit ? En Allemagne, l’avion est devenu un sujet de division politique : au nom de la réunification, Helmut Kohl pousse la ville de Rostock en ex-Allemagne de l’Est, et Gerhard Schröder, sa ville d’Hambourg. Pour le gouvernement de Lionel Jospin, il ne peut pas y avoir d’autre choix que Toulouse : c’est à la fois le siège d’Airbus, et celui du bureau d’études d’Aérospatiale. Et, bien sûr, le fief électoral du Premier ministre. Alors, les Allemands appuient là ou ça fait mal : « C’est impossible d’aller fabriquer cet avion à Toulouse car les tronçons de carlingue et les ailes sont trop gros pour être transportés en avion. Il faut un port ou rien. » Conscients de la faiblesse de leur candidature, les ingénieurs de l’Aérospatiale moulinent comme des fous. Et si on transportait les ailes de l’A3XX, produites par les Anglais, à dos d’avion ? Des tests en soufflerie sont réalisés. Trop compliqué. Et si on ressuscitait le bon vieux dirigeable ? Trop casse-gueule. Reste à construire un bateau qui puisse naviguer sur la Garonne et passer sous les ponts de Bordeaux. Ce qui sera fait.

Décembre 1998 l’A3XX enterré

Noël Forgeard, patron d’Airbus : « Airbus ne peut être dominé par un partenaire »

Un coup de poignard dans le dos. Les Britanniques de BAe et les Allemands de Dasa (filiale du groupe privé Daimler) sont sur le point d’annoncer une fusion. Or qui dit mariage dit prise de contrôle d’Airbus. Avec 36,7 % du capital, l’Aérospatiale garderait certes une minorité de blocage, mais serait totalement marginalisée. Et notamment sur toutes les décisions concernant l’A3XX. Le gouvernement de Lionel Jospin est tétanisé. Que peut-il faire de plus ? Il a déjà accepté de fusionner l’entreprise publique Aérospatiale avec Matra Technologies de l’empire Lagardère.

Mais les Britanniques et les Allemands veulent plus : l’Etat français doit totalement sortir du capital d’Airbus. Mi-décembre, c’est le soulagement : BAe plaque Dasa pour le britannique GEC. Les Français reviennent dans la danse. Mais, au conseil d’administration du 8 décembre, la crise est à son comble. La méfiance et l’hostilité sont sur la table. Les quatre actionnaires refusent de s’échanger leur évaluation économique de l’A3XX. Au sommet franco-allemand de Toulouse en mai 1999, Lionel Jospin et Gerhard Schröder ne peuvent que constater les dégâts : tout est bloqué.

Octobre 1999 : EADS est né

Noël Forgeard, patron d’Airbus : « Il n’y a plus aucune raison de retarder le lancement de l’A3XX »

A l’été, au Salon du Bourget, plus personne n’ose parler de l’A3XX. Ce sont les quatre ministres européens concernés, le Français Jean-Claude Gayssot en tête, qui demandent aux industriels de ranger les couteaux. Gayssot ne sait pas encore qu’au même moment, Philippe Camus, le nouveau patron d’Aérospatiale Matra, et son bras droit, Jean-Louis Gergorin, font des allers et retours entre leur chalet et le Sofitel de Cergy-Pontoise, où se négocie dans le plus grand secret un projet de fusion avec l’allemand Dasa. Contre toute attente, la négociation avance vite. Et, début juillet, Jean-Luc Lagardère se retrouve dans le bureau de Jospin pour annoncer la bonne nouvelle : on va fusionner Dasa et Aérospatiale, première étape à la création d’Airbus. Mais il y a un « mais ». Les Allemands exigent que l’Etat français sorte définitivement du capital du nouvel ensemble. Jospin se raidit : « Pas question. »

Tout est à recommencer. Mais, pendant tout l’été, Camus et Gergorin vont faire le siège du cabinet du ministre de l’Economie, Dominique Strauss-Kahn. « Gayssot était très attaché à l’idée de faire l’A3XX. On a vendu la privatisation d’Aérospatiale avec l’assurance que l’avion sera fait en France », se souvient un négociateur. Les Allemands finissent par accepter que l’Etat se contente de 15 % du capital d’EADS. Le 20 octobre, la photo de famille est étonnante : Jürgen Schrempp (patron de Daimler), Jean-Luc Lagardère, Lionel Jospin, Dominique Strauss-Kahn et Gerhard Schröder, tout sourire, célèbrent la naissance d’EADS, actionnaire principal d’Airbus. Drôle de mélange d’intérêt privé et de résignation publique. Reste à sauver l’A3XX. Forgeard pousse pour lancer la campagne commerciale. En décembre, ses espoirs sont douchés : au lieu d’un engagement ferme, le patron d’Airbus est seulement autorisé à aller prospecter les compagnies aériennes intéressées par un avion dont personne ne sait s’il se fera ou pas.

Mai 2000 : les Etats-Unis contre-attaquent

Joseph Ozimek, cadre marketing chez Boeing : « Ce sont les contribuables français qui paieront pour l’A3XX »

Noël Forgeard ne lâche rien. Et, le 30 avril, il part à Dubaï pour signer, avec la compagnie Emirates, la première commande ferme pour 5 appareils. Le premier effet de l’annonce vient d’outre-Atlantique. Dès le lendemain, la représentante américaine au Commerce de l’administration Clinton brandit l’éventualité d’une procédure devant l’OMC, contre les aides publiques des gouvernements européens destinées à l’A3XX. De son côté, Boeing essaye de couper l’herbe sous les pieds d’Airbus, proposant aux compagnies aériennes une version allongée de son 747. Vrai programme ou simple intox ? En tout cas, la manoeuvre de déstabilisation fonctionne. Au Salon de Berlin au mois de mai, Richard Branson, le patron de Virgin Atlantic, se déclare prêt à acheter 12 gros-porteurs. Une moitié pour Airbus, l’autre pour Boeing.

23 juin 2000 : Airbus lance l’A 380

Jean-Luc Lagardère, patron de Matra : « Le match Boeing-Airbus sera la bataille du prochain millénaire »

Plus personne n’y croyait. Et, pourtant, le vendredi 23 juin 2000, dans un hôtel parisien, la presse est convoquée pour l’annonce, tant de fois repoussée, de la création de la nouvelle société Airbus et du lancement officiel de son super-jumbo. Cela aura été douloureux jusqu’au bout. Après des mois de négociation, toujours pas d’accord pour la répartition du travail entre Français et Allemands. Seule certitude : ce sera bien au siège d’Airbus que l’avion sera assemblé. Le reste attendra.

La classe politique européenne applaudit ce projet de 10,7 milliards d’euros et vante les 150 000 salariés européens qui travailleront pour la bestiole. Six mois plus tard, le plus gros avion du monde s’appelle A380. La machine industrielle et commerciale peut se mettre en route. Et Airbus avance vite. Boeing panique, change trois fois de stratégie. Abandonne son super 747, lance puis jette son projet d’avion supersonique Sonic Cruiser, et enfin se rabat sur son 7E7. Mais les Américains ne lâchent pas prise. En pleine campagne présidentielle, l’administration Bush dénonce l’accord de 1992 qui règle la question des aides publiques. Bruxelles et Washington se sont donnés jusqu’en avril pour trouver un accord. Sans attendre, les commandes d’A380 pleuvent. Hier, le compteur était à 139 engagements fermes, pour un programme calculé pour gagner de l’argent à partir du 250e. Restait à convaincre les Chinois. Chez Airbus, on ne désespérait pas de pouvoir ce matin annoncer une commande pour une poignée d’avions.

Par Grégoire BISEAU, www.liberation.fr