Rejetée par sa famille, partie de chez elle pour rejoindre son amoureux, Samia n’a pas eu de chance. Comme de nombreuses mineures des villes à fortes traditions conservatrices, elle a cru qu’elle pourrait vivre un conte de fées loin de chez elle. Violée, vendue, elle vit aujourd’hui dans la rue, prête à tout pour manger.
«Lamia lamgataa. C’est mon surnom. Je suis disponible, accessible, prête à assouvir les désirs de tout le monde.» Samia, 17 ans, a gardé ses traits fins d’adolescente mais n’en a plus l’innocence. Les cernes ont marqué ses yeux et les malheurs ont crispé son visage. Ses cheveux courts teints en blond accentuent sa pâleur naturelle. Jamais elle n’aurait imaginé que sa vie allait prendre un tel tournant. Qu’elle deviendrait cette fille à l’accent de voyou, cette zenda (caïd, ndlr) qui erre dans les rues d’Alger. «Il y a encore un an, je me voyais déjà esthéticienne dans un salon sophistiqué, occupée à prendre soin de mes clientes, qui verraient belles et nonchalantes dans les miroirs, confie-t-elle. Mettre valeur le charme féminin, ça a toujours été mon dada.»
Aujourd’hui, Samia n’ose plus se regarder dans une glace. «Ça ne sert à rien d’essayer de camoufler cette balafre, dit-elle, en nous montrant la cicatrice qui court de la base de son cou jusqu’à sa bouche. Ma vie est moche.» Samia fait partie de ces mineurs fugueurs qui meublent les colonnes des faits divers. Dans son milieu, on appelle ça «lahrib». Pour son «amour», Laïd, scolarisé dans le même lycée, à Médéa, elle s’est enfuie de chez elle et elle l’a payé très cher. «Je l’ai aimé, chéri de toutes mes forces. Je ne rêvais que d’être près de lui. Je lui racontais tout et je faisais l’école buissonnière rien que pour le retrouver. Il m’a promis le mariage et s’est approché de ma famille pour demander ma main. Devant son jeune âge et sa condition sociale, mon père a refusé. Ma famille conservatrice ne pouvait pas accepter que leur fille prenne sa liberté et vive pleinement son choix.»
Le père de Samia confisque le téléphone à sa fille et menace de mettre fin à sa scolarité. «De toutes les façons, tu n’es pas brillante !», m’a-t-il lancé. Mais elle tente une nouvelle fois de convaincre son père. «Furieux, il me frappe sans que ma mère ne bouge le petit doigt. Mes frères m’expliquent qu’ils se sentent touchés dans leur honneur et qu’ils vont régler son compte à Laïd, raconte Samia, qui enchaîne joint sur joint. Ils s’en sont pris à lui. Heureusement, Laïd s’en est sorti avec quelques blessures par couteau mais il n’a pas osé porter plainte.»
Ainsi, «poussée par mes copines, j’ai franchi le pas en suivant Laïd, qui a organisé la fuite de mon domicile.» «Je lisais dans les journaux que de nombreuses filles de mon âge avait fait pareil. Je m’imaginais un conte de fées où mon beau prince viendrait me chercher pour que nous partions vivre loin ensemble.» Invitée à un mariage, Samia demande à sa mère la permission de sortir pour s’acheter une robe pour l’occasion. Pour la première fois depuis plusieurs mois, elle met le nez hors de chez elle. «Mon père m’accompagna et m’acheta une longue robe noire que je garde dans mes bagages malgré toutes ces péripéties.»
Violée
Le jour J, elle s’échappe par la porte située à l’arrière de la maison où se tient la fête. «On s’était donné rendez-vous dans une ferme tout près mais Laïd n’est pas venu. J’ai commencé à douter, je ne savais plus quoi faire. Il était 22h, trop tard pour que je rentre chez moi. Mon père m’aurait tuée. Alors j’ai continué à attendre.» Jusqu’à ce qu’elle entende une camionnette approcher. Pour elle, ça ne fait pas de doute, Laïd arrive. Elle sort de sa cachette et s’aperçoit qu’à bord du véhicule se trouve une bande de jeunes complètement ivres.
«Pendant l’interrogatoire qu’ils m’ont fait subir, l’un d’eux m’a reconnue. Naïvement, je leur ai demandé d’appeler Laïd. Ils sont restés là en continuant à boire et à fumer des joints. Vers 5h du matin, l’un d’eux s’est approché de moi et m’a demandé de le suivre. J’ai tenté de résister mais je savais que cela ne servirait à rien. Je suis montée dans la camionnette. Tous voulaient, à leur tour, me violer. Mounir, l’un d’eux, a voulu m’aider et soi-disant un de ses amis m’accompagnerait jusqu’à Blida. Ils m’ont demandé de rester cachée dans une cave aménagée.» A bout de forces, Samia obéit. «Mounir continuait à abuser de moi. Ses amis ont aussi fini par obtenir ce qu’ils voulaient. Je me sentais sale, je voulais fuir. Le quatrième jour, la bande m’a fait subir les pires sévices : pendant qu’ils me violaient, ils éteignaient leur cigarette sur mes fesses. Une mara (scarification, ndlr) pour marquer le corps d’une victime.»
Zetla
Déterminée à sauver sa peau, Samia s’enfuit. «J’ai pris le premier bus qui s’est arrêté, sans avoir de quoi payer un ticket. Un jeune, apparemment doux et attentionné, s’est approché de moi, s’est présenté – il s’appelait Rafik – et m’a proposé de m’aider. Il ressemblait beaucoup à Laïd. Une fois descendus du bus, il n’arrêtait pas d’appeler ses amis, si bien que j’ai commencé à douter de ses bonnes intentions. Il m’a mise dans un taxi, payé le chauffeur 1000 DA et lui a demandé de partir pour Baraki.» Une demi-heure plus tard, Samia s’est retrouvée dans un local sans fenêtre, séparé en deux par un rideau et gardé par deux chiens. Au fond, une planche posée sur quelques briques faisait office de lit, avec un matelas affaissé et des couvertures. Il y avait aussi un jerricane d’eau et quelques ustensiles de cuisine, un réchaud à gaz butane et un four.
«A son tour, il me demanda de ne jamais sortir de là et m’enferma à double tour sous prétexte qu’il partait faire des courses. En rangeant le local, je découvre des plaques de couleur marron. Au début, je pensais qu’il s’agissait de pâte de dattes. En fait, c’était de la résine de cannabis, de la zetla, que je consomme aujourd’hui comme des bonbons. Et puis Rafik est revenu avec de quoi manger, deux sandwichs. Il voulait que je lui raconte toute mon histoire. Bien sûr, il a abusé de moi, et plus tard, ramené ses amis pour qu’ils en profitent. Ce n’était plus qu’une habitude. Rafik me faisait comprendre que je lui revenais cher et que je devais participer au budget du ménage, raconte-t-elle sans regret mais avec de la crainte dans la voix. J’ai mis du temps avant de comprendre qu’il me vendait à d’autres. Un jour, une de ses connaissances, un vieil alcoolique, sadique, m’a demandé de le suivre chez lui. Sous la contrainte, j’ai dû m’exécuter. Mais sur place, j’ai trouvé un couteau et tout en le menaçant, je lui ai volé son argent et me suis enfuie en pleine nuit.»
Dans un bus pour Alger, à nouveau approchée par un inconnu qui lui demande de le suivre, Samia obtempère. «Je savais ce qui allait m’arriver mais je m’en fichais complètement. Bien au contraire, j’ai appris à être plus forte et plus dure avec les hommes. Je me suis retrouvée dans la forêt de Beni Messous. Encore une fois, j’ai été violée, maltraitée, j’ai vécu toutes sortes de sévices. Je me suis encore enfuie. La cavale me connaît.» De main en main, de tournante en tournante, Samia finit par atterrir au square Port Saïd, la plaque tournante des vagabonds qui s’y retrouvent pour se sentir en sécurité. Samia fait la connaissance d’autres jeunes filles, toutes dans la même situation. «Je me suis vite intégrée à ce petit milieu des filles de la rue. Il y avait aussi des SDF. On a appris à se connaître et à vivre ensemble, dans un local en contrebas de Djamâa El Kebir», souligne-t-elle.
Pour elle, ce qu’elle fait n’est pas vraiment de la prostitution. Dans ses paroles, il n’y a plus d’émotion, surtout pas de regrets. Sa famille, elle ne veut plus en entendre parler et ne sait même pas si ses proches l’ont cherchée. «Je vis de mon corps, m’offrant au premier venu. Jusqu’à ce que Rafik me rattrape. D’un coup de lame de rasoir, il m’a défigurée à jamais. Un malheur n’arrive jamais seul. Une fois à l’hôpital, j’ai appris que j’étais enceinte. Je ne connais pas le papa.»
Par Zouheir Aït Mouhoub
«Lamia lamgataa. C’est mon surnom. Je suis disponible, accessible, prête à assouvir les désirs de tout le monde.» Samia, 17 ans, a gardé ses traits fins d’adolescente mais n’en a plus l’innocence. Les cernes ont marqué ses yeux et les malheurs ont crispé son visage. Ses cheveux courts teints en blond accentuent sa pâleur naturelle. Jamais elle n’aurait imaginé que sa vie allait prendre un tel tournant. Qu’elle deviendrait cette fille à l’accent de voyou, cette zenda (caïd, ndlr) qui erre dans les rues d’Alger. «Il y a encore un an, je me voyais déjà esthéticienne dans un salon sophistiqué, occupée à prendre soin de mes clientes, qui verraient belles et nonchalantes dans les miroirs, confie-t-elle. Mettre valeur le charme féminin, ça a toujours été mon dada.»
Aujourd’hui, Samia n’ose plus se regarder dans une glace. «Ça ne sert à rien d’essayer de camoufler cette balafre, dit-elle, en nous montrant la cicatrice qui court de la base de son cou jusqu’à sa bouche. Ma vie est moche.» Samia fait partie de ces mineurs fugueurs qui meublent les colonnes des faits divers. Dans son milieu, on appelle ça «lahrib». Pour son «amour», Laïd, scolarisé dans le même lycée, à Médéa, elle s’est enfuie de chez elle et elle l’a payé très cher. «Je l’ai aimé, chéri de toutes mes forces. Je ne rêvais que d’être près de lui. Je lui racontais tout et je faisais l’école buissonnière rien que pour le retrouver. Il m’a promis le mariage et s’est approché de ma famille pour demander ma main. Devant son jeune âge et sa condition sociale, mon père a refusé. Ma famille conservatrice ne pouvait pas accepter que leur fille prenne sa liberté et vive pleinement son choix.»
Le père de Samia confisque le téléphone à sa fille et menace de mettre fin à sa scolarité. «De toutes les façons, tu n’es pas brillante !», m’a-t-il lancé. Mais elle tente une nouvelle fois de convaincre son père. «Furieux, il me frappe sans que ma mère ne bouge le petit doigt. Mes frères m’expliquent qu’ils se sentent touchés dans leur honneur et qu’ils vont régler son compte à Laïd, raconte Samia, qui enchaîne joint sur joint. Ils s’en sont pris à lui. Heureusement, Laïd s’en est sorti avec quelques blessures par couteau mais il n’a pas osé porter plainte.»
Ainsi, «poussée par mes copines, j’ai franchi le pas en suivant Laïd, qui a organisé la fuite de mon domicile.» «Je lisais dans les journaux que de nombreuses filles de mon âge avait fait pareil. Je m’imaginais un conte de fées où mon beau prince viendrait me chercher pour que nous partions vivre loin ensemble.» Invitée à un mariage, Samia demande à sa mère la permission de sortir pour s’acheter une robe pour l’occasion. Pour la première fois depuis plusieurs mois, elle met le nez hors de chez elle. «Mon père m’accompagna et m’acheta une longue robe noire que je garde dans mes bagages malgré toutes ces péripéties.»
Violée
Le jour J, elle s’échappe par la porte située à l’arrière de la maison où se tient la fête. «On s’était donné rendez-vous dans une ferme tout près mais Laïd n’est pas venu. J’ai commencé à douter, je ne savais plus quoi faire. Il était 22h, trop tard pour que je rentre chez moi. Mon père m’aurait tuée. Alors j’ai continué à attendre.» Jusqu’à ce qu’elle entende une camionnette approcher. Pour elle, ça ne fait pas de doute, Laïd arrive. Elle sort de sa cachette et s’aperçoit qu’à bord du véhicule se trouve une bande de jeunes complètement ivres.
«Pendant l’interrogatoire qu’ils m’ont fait subir, l’un d’eux m’a reconnue. Naïvement, je leur ai demandé d’appeler Laïd. Ils sont restés là en continuant à boire et à fumer des joints. Vers 5h du matin, l’un d’eux s’est approché de moi et m’a demandé de le suivre. J’ai tenté de résister mais je savais que cela ne servirait à rien. Je suis montée dans la camionnette. Tous voulaient, à leur tour, me violer. Mounir, l’un d’eux, a voulu m’aider et soi-disant un de ses amis m’accompagnerait jusqu’à Blida. Ils m’ont demandé de rester cachée dans une cave aménagée.» A bout de forces, Samia obéit. «Mounir continuait à abuser de moi. Ses amis ont aussi fini par obtenir ce qu’ils voulaient. Je me sentais sale, je voulais fuir. Le quatrième jour, la bande m’a fait subir les pires sévices : pendant qu’ils me violaient, ils éteignaient leur cigarette sur mes fesses. Une mara (scarification, ndlr) pour marquer le corps d’une victime.»
Zetla
Déterminée à sauver sa peau, Samia s’enfuit. «J’ai pris le premier bus qui s’est arrêté, sans avoir de quoi payer un ticket. Un jeune, apparemment doux et attentionné, s’est approché de moi, s’est présenté – il s’appelait Rafik – et m’a proposé de m’aider. Il ressemblait beaucoup à Laïd. Une fois descendus du bus, il n’arrêtait pas d’appeler ses amis, si bien que j’ai commencé à douter de ses bonnes intentions. Il m’a mise dans un taxi, payé le chauffeur 1000 DA et lui a demandé de partir pour Baraki.» Une demi-heure plus tard, Samia s’est retrouvée dans un local sans fenêtre, séparé en deux par un rideau et gardé par deux chiens. Au fond, une planche posée sur quelques briques faisait office de lit, avec un matelas affaissé et des couvertures. Il y avait aussi un jerricane d’eau et quelques ustensiles de cuisine, un réchaud à gaz butane et un four.
«A son tour, il me demanda de ne jamais sortir de là et m’enferma à double tour sous prétexte qu’il partait faire des courses. En rangeant le local, je découvre des plaques de couleur marron. Au début, je pensais qu’il s’agissait de pâte de dattes. En fait, c’était de la résine de cannabis, de la zetla, que je consomme aujourd’hui comme des bonbons. Et puis Rafik est revenu avec de quoi manger, deux sandwichs. Il voulait que je lui raconte toute mon histoire. Bien sûr, il a abusé de moi, et plus tard, ramené ses amis pour qu’ils en profitent. Ce n’était plus qu’une habitude. Rafik me faisait comprendre que je lui revenais cher et que je devais participer au budget du ménage, raconte-t-elle sans regret mais avec de la crainte dans la voix. J’ai mis du temps avant de comprendre qu’il me vendait à d’autres. Un jour, une de ses connaissances, un vieil alcoolique, sadique, m’a demandé de le suivre chez lui. Sous la contrainte, j’ai dû m’exécuter. Mais sur place, j’ai trouvé un couteau et tout en le menaçant, je lui ai volé son argent et me suis enfuie en pleine nuit.»
Dans un bus pour Alger, à nouveau approchée par un inconnu qui lui demande de le suivre, Samia obtempère. «Je savais ce qui allait m’arriver mais je m’en fichais complètement. Bien au contraire, j’ai appris à être plus forte et plus dure avec les hommes. Je me suis retrouvée dans la forêt de Beni Messous. Encore une fois, j’ai été violée, maltraitée, j’ai vécu toutes sortes de sévices. Je me suis encore enfuie. La cavale me connaît.» De main en main, de tournante en tournante, Samia finit par atterrir au square Port Saïd, la plaque tournante des vagabonds qui s’y retrouvent pour se sentir en sécurité. Samia fait la connaissance d’autres jeunes filles, toutes dans la même situation. «Je me suis vite intégrée à ce petit milieu des filles de la rue. Il y avait aussi des SDF. On a appris à se connaître et à vivre ensemble, dans un local en contrebas de Djamâa El Kebir», souligne-t-elle.
Pour elle, ce qu’elle fait n’est pas vraiment de la prostitution. Dans ses paroles, il n’y a plus d’émotion, surtout pas de regrets. Sa famille, elle ne veut plus en entendre parler et ne sait même pas si ses proches l’ont cherchée. «Je vis de mon corps, m’offrant au premier venu. Jusqu’à ce que Rafik me rattrape. D’un coup de lame de rasoir, il m’a défigurée à jamais. Un malheur n’arrive jamais seul. Une fois à l’hôpital, j’ai appris que j’étais enceinte. Je ne connais pas le papa.»
Par Zouheir Aït Mouhoub
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