Une épopée coloniale: Kaddour Ben Ghabrit
Algérien naturalisé marocain et parisien d’adoption, talentueux fonctionnaire du sultan puis fidèle serviteur du colonialisme français, représentant de l’islam de France, homme d’engagement et de salons mondains. Son destin fut fabuleux, ambivalent, voire ambigu.
Le clap de fin s’est fait entendre début octobre, après dix semaines de tournage entre Paris et Rabat. Dans Les Hommes libres, qui sortira ce printemps, le réalisateur franco-marocain Ismaël Ferroukhi revient sur un épisode méconnu de la France occupée : quand la Mosquée de Paris a abrité et sauvé plusieurs centaines de résistants et d’enfants juifs. Au cœur de cette entreprise, un homme à la destinée fascinante : Si Kaddour Ben Ghabrit, fondateur en 1922 de la Mosquée de Paris, qu’il dirigea jusqu’à sa mort en 1954. Penseur et premier représentant de l’islam de France, Si Kaddour Ben Ghabrit demeure surtout connu, au Maroc, comme le principal artisan des accords de Fès qui scellèrent le Protectorat en 1912. Aujourd’hui, c’est sous les mosaïques bleu-vert d’un patio de La Mosquée de Paris, au cœur du Quartier latin, que repose le corps du « plus parisien des Marocains », tel qu’on le surnommait. Ben Ghabrit était pourtant algérien, né en 1868 à Sidi-Bel-Abbès, dans une grande famille originaire de Tlemcen. A la Thaalibiya d’Alger puis à la Qarawiyyine de Fès, le jeune Abdelkader acquiert une solide formation bilingue.
Négociateur « passe-partout »
Conseiller en législature musulmane en Algérie, il devient en 1892 « Drogman » (de « Torjman », soit interprète et traducteur) dans à la Légation de France à Tanger, ville dans laquelle il ouvre en 1904 une Ecole franco-arabe. «Remarqué pour la qualité de ses notes en français et sa maîtrise des codes religieux, il se voit confier des missions officieuses (par le sultan, ndlr) à partir de 1895 », écrit l’historienne Jalila Sbai (auteur de Trajectoire d’un homme et d’une idée : Si Kaddour Ben Ghabrit et l’Islam de France, 1892-1926). 1895, année à partir de laquelle le sultan Moulay Abdelaziz accorde la nationalité marocaine aux Algériens résidant au Maroc, où nombreux ont trouvé refuge lors de la colonisation française de l’Algérie.
« Le plus parisien des Marocains »
« Agent de liaison entre le Makhzen et les autorités religieuses, il accompagne activement la mise en place du protectorat sur le Maroc. Celui qu’on appelle à la Légation de France « notre passe partout » y devient un cadre titulaire. Jouant des codes et des traditions aussi bien musulmanes que françaises, il deviendra consul général honoraire à Fès puis directeur du protocole du sultan marocain », poursuit Jalila Sbai. Dans « Si Kaddour », le docteur Henri Dubois-Roquebert, chirurgien particulier du sultan du Maroc de 1937 à 1971, rapporte ce témoignage : « J’ai eu souvent l’occasion de m’entretenir avec Si Kaddour de cette accusation qu’on lui lançait, d’avoir livré le Maroc à la France. Il rétorquait qu’en agissant ainsi, il avait en réalité sauvé le pays menacé d’être dépecé par les convoitises étrangères ». Après la Grande Guerre, sa carrière prend une dimension nouvelle. Il fonde à Alger la Société des Habous et Lieux Saints de l’Islam, destinée à faciliter le Haj des pèlerins d’Afrique du nord. A partir de 1920, cette structure qu’il dirige se concentre sur le projet de construction à Paris d’un institut et d’une mosquée qui symboliseraient l’amitié de l’hexagone et de l’islam, et la mémoire des 100 000 soldats musulmans tombés pour la France pendant la guerre. C’est devant un parterre de personnalités que la Grande-Mosquée, splendeur hispano-mauresque inspirée de la Qarawiyyine de Fès, est inaugurée en 1926.
Pose de la première pierre de la Mosquée de Paris en 1922. A droite, le Maréchal Lyautey, s’adressant à Ben Ghabrit. © AFP
Un an auparavant, Si Kaddour Ben Ghabrit est promu ministre plénipotentiaire et officier de la Légion d’Honneur. « Cet Algérien était devenu, non seulement le plus Parisien des Marocains mais une des figures les plus en vue du Tout-Paris, (…) ses relations étaient étendues dans tous les cercles diplomatiques, politiques, journalistiques, mondains », rapporte le Docteur Henri Dubois-Roquebert, qui fit sa connaissance dans un salon. «Il recevait beaucoup dans sa résidence, située à proximité de la mosquée et initiait les Parisiens aux joies gastronomiques, nouvelles pour eux, de la pastilla et du méchoui », poursuit-il. A cette époque, la Mosquée de Paris elle-même devient un centre de la vie parisienne, avec son hammam, son restaurant, son centre culturel.
Sauveur de résistants et de juifs
Mais Si Kaddour Ben Ghabrit le mondain n’en a pas moins été un homme d’engagement. Dans la France occupée, entre 1940 et 1944, la Mosquée de Paris, par ses caves et son accès au cours d’eau de la Bièvre, fut un lieu d’accueil et de refuge provisoire pour des résistants – prisonniers de guerre nord-africains évadés des camps allemands – ainsi que des juifs – notamment des enfants – après la promulgation des lois antisémites de Vichy. C’est ce que raconte le réalisateur Derri Berkani dans son documentaire La Mosquée de Paris, une résistance oubliée, diffusé sur France 3 en 1991. Membre des Francs-tireurs et partisans algériens (FTP), appelé aussi Groupe kabyle et essentiellement constitué d’ouvriers algériens laïcs, le père de Derri Berkani est tombé sous les balles de miliciens près de la Mosquée. C’est en reconstituant les faits que l’auteur découvre le rôle conjoint des FTP et de la Mosquée de Paris pour protéger les personnes menacées, dans l’attente de papiers leur permettant de gagner la zone libre ou franchir la Méditerranée. Si Kaddour Ben Ghabrit, homme de réseaux d’un autre ordre, qui, sur le plan officiel, sert la main à Pétain et reçoit des touristes allemands, est au cœur de ce dispositif d’aide clandestin. Un épisode méconnu de l’histoire de France, voire passé sous silence. Son ampleur demeure difficile à évaluer, et, en l’absence d’archives permettant un vrai travail d’historien, fait l’objet de conflits mémoriels (voir encadré).
A l’issue de la guerre, ce « serviteur de l’Empire », écrit Jalila Sbai, qui avait grandement contribué à installer la Protectorat français, « se fait négociateur des termes de l’indépendance des pays d’Afrique du Nord ». Agé de 86 ans, malade, il assiste aux frémissements des mouvements nationalistes du Maghreb et meurt à Paris le 30 juin 1954, quelques mois avant le début de l’insurrection algérienne, et deux ans avant l’indépendance marocaine.
La « résistance oubliée » de la Mosquée de Paris
difficile d’établir le nombre de personnes sauvées par Si Kaddour Ben Ghabrit. « Il n’y avait pas de limite à l’hébergement. 1732 personnes au total de 1940 à 1944 n’y étaient pas toutes ensemble au même moment, les adultes dans les sous-sols, les enfants au dessus », témoigne Albert Assouline dans le documentaire de Derri Berkani, La Mosquée de Paris, une résistance oubliée. Un chiffre contesté par l’Association des filles et fils de déportés juifs de France emmenée par Serge Klarsfeld. « Il n’y avait pas que des juifs mais aussi des résistants. Et ce chiffre ne représente qu’une dizaine de personnes par semaine sur deux ans, sachant que la Mosquée était un refuge provisoire », rétorque Anne-Paule Derczansky, présidente des Bâtisseuses de paix, une association de femmes qui veulent reconstruire une solidarité judéo-arabe pour contrer les ravages, au-delà de leurs frontières, du conflit israélo-palestinien. « Sans souvenir heureux, positif du passé, on ne peut construire l’avenir » : c’est ce principe qui guide Annie-Paule Derczansky dans sa lutte pour faire connaître le rôle de Si Kaddour Ben Ghabrit et de la Mosquée de Paris sous Vichy. Mais les difficultés sont nombreuses : hormis Salim Hilali, Albert Assouline et le Dr Somia (du réseau de l’hôpital franco-musulman de Paris), aucun témoin direct, même indirect, ne s’est exprimé. L’appel lancé en 2005, afin que la Médaille des Justes du Mémorial Yad Vashem soit remise aux descendants de Si Kaddour Ben Ghabrit, est demeuré infructueux.
Cerise Maréchaud
Zaman
Algérien naturalisé marocain et parisien d’adoption, talentueux fonctionnaire du sultan puis fidèle serviteur du colonialisme français, représentant de l’islam de France, homme d’engagement et de salons mondains. Son destin fut fabuleux, ambivalent, voire ambigu.
Le clap de fin s’est fait entendre début octobre, après dix semaines de tournage entre Paris et Rabat. Dans Les Hommes libres, qui sortira ce printemps, le réalisateur franco-marocain Ismaël Ferroukhi revient sur un épisode méconnu de la France occupée : quand la Mosquée de Paris a abrité et sauvé plusieurs centaines de résistants et d’enfants juifs. Au cœur de cette entreprise, un homme à la destinée fascinante : Si Kaddour Ben Ghabrit, fondateur en 1922 de la Mosquée de Paris, qu’il dirigea jusqu’à sa mort en 1954. Penseur et premier représentant de l’islam de France, Si Kaddour Ben Ghabrit demeure surtout connu, au Maroc, comme le principal artisan des accords de Fès qui scellèrent le Protectorat en 1912. Aujourd’hui, c’est sous les mosaïques bleu-vert d’un patio de La Mosquée de Paris, au cœur du Quartier latin, que repose le corps du « plus parisien des Marocains », tel qu’on le surnommait. Ben Ghabrit était pourtant algérien, né en 1868 à Sidi-Bel-Abbès, dans une grande famille originaire de Tlemcen. A la Thaalibiya d’Alger puis à la Qarawiyyine de Fès, le jeune Abdelkader acquiert une solide formation bilingue.
Négociateur « passe-partout »
Conseiller en législature musulmane en Algérie, il devient en 1892 « Drogman » (de « Torjman », soit interprète et traducteur) dans à la Légation de France à Tanger, ville dans laquelle il ouvre en 1904 une Ecole franco-arabe. «Remarqué pour la qualité de ses notes en français et sa maîtrise des codes religieux, il se voit confier des missions officieuses (par le sultan, ndlr) à partir de 1895 », écrit l’historienne Jalila Sbai (auteur de Trajectoire d’un homme et d’une idée : Si Kaddour Ben Ghabrit et l’Islam de France, 1892-1926). 1895, année à partir de laquelle le sultan Moulay Abdelaziz accorde la nationalité marocaine aux Algériens résidant au Maroc, où nombreux ont trouvé refuge lors de la colonisation française de l’Algérie.
« Le plus parisien des Marocains »
« Agent de liaison entre le Makhzen et les autorités religieuses, il accompagne activement la mise en place du protectorat sur le Maroc. Celui qu’on appelle à la Légation de France « notre passe partout » y devient un cadre titulaire. Jouant des codes et des traditions aussi bien musulmanes que françaises, il deviendra consul général honoraire à Fès puis directeur du protocole du sultan marocain », poursuit Jalila Sbai. Dans « Si Kaddour », le docteur Henri Dubois-Roquebert, chirurgien particulier du sultan du Maroc de 1937 à 1971, rapporte ce témoignage : « J’ai eu souvent l’occasion de m’entretenir avec Si Kaddour de cette accusation qu’on lui lançait, d’avoir livré le Maroc à la France. Il rétorquait qu’en agissant ainsi, il avait en réalité sauvé le pays menacé d’être dépecé par les convoitises étrangères ». Après la Grande Guerre, sa carrière prend une dimension nouvelle. Il fonde à Alger la Société des Habous et Lieux Saints de l’Islam, destinée à faciliter le Haj des pèlerins d’Afrique du nord. A partir de 1920, cette structure qu’il dirige se concentre sur le projet de construction à Paris d’un institut et d’une mosquée qui symboliseraient l’amitié de l’hexagone et de l’islam, et la mémoire des 100 000 soldats musulmans tombés pour la France pendant la guerre. C’est devant un parterre de personnalités que la Grande-Mosquée, splendeur hispano-mauresque inspirée de la Qarawiyyine de Fès, est inaugurée en 1926.
Pose de la première pierre de la Mosquée de Paris en 1922. A droite, le Maréchal Lyautey, s’adressant à Ben Ghabrit. © AFP
Un an auparavant, Si Kaddour Ben Ghabrit est promu ministre plénipotentiaire et officier de la Légion d’Honneur. « Cet Algérien était devenu, non seulement le plus Parisien des Marocains mais une des figures les plus en vue du Tout-Paris, (…) ses relations étaient étendues dans tous les cercles diplomatiques, politiques, journalistiques, mondains », rapporte le Docteur Henri Dubois-Roquebert, qui fit sa connaissance dans un salon. «Il recevait beaucoup dans sa résidence, située à proximité de la mosquée et initiait les Parisiens aux joies gastronomiques, nouvelles pour eux, de la pastilla et du méchoui », poursuit-il. A cette époque, la Mosquée de Paris elle-même devient un centre de la vie parisienne, avec son hammam, son restaurant, son centre culturel.
Sauveur de résistants et de juifs
Mais Si Kaddour Ben Ghabrit le mondain n’en a pas moins été un homme d’engagement. Dans la France occupée, entre 1940 et 1944, la Mosquée de Paris, par ses caves et son accès au cours d’eau de la Bièvre, fut un lieu d’accueil et de refuge provisoire pour des résistants – prisonniers de guerre nord-africains évadés des camps allemands – ainsi que des juifs – notamment des enfants – après la promulgation des lois antisémites de Vichy. C’est ce que raconte le réalisateur Derri Berkani dans son documentaire La Mosquée de Paris, une résistance oubliée, diffusé sur France 3 en 1991. Membre des Francs-tireurs et partisans algériens (FTP), appelé aussi Groupe kabyle et essentiellement constitué d’ouvriers algériens laïcs, le père de Derri Berkani est tombé sous les balles de miliciens près de la Mosquée. C’est en reconstituant les faits que l’auteur découvre le rôle conjoint des FTP et de la Mosquée de Paris pour protéger les personnes menacées, dans l’attente de papiers leur permettant de gagner la zone libre ou franchir la Méditerranée. Si Kaddour Ben Ghabrit, homme de réseaux d’un autre ordre, qui, sur le plan officiel, sert la main à Pétain et reçoit des touristes allemands, est au cœur de ce dispositif d’aide clandestin. Un épisode méconnu de l’histoire de France, voire passé sous silence. Son ampleur demeure difficile à évaluer, et, en l’absence d’archives permettant un vrai travail d’historien, fait l’objet de conflits mémoriels (voir encadré).
A l’issue de la guerre, ce « serviteur de l’Empire », écrit Jalila Sbai, qui avait grandement contribué à installer la Protectorat français, « se fait négociateur des termes de l’indépendance des pays d’Afrique du Nord ». Agé de 86 ans, malade, il assiste aux frémissements des mouvements nationalistes du Maghreb et meurt à Paris le 30 juin 1954, quelques mois avant le début de l’insurrection algérienne, et deux ans avant l’indépendance marocaine.
La « résistance oubliée » de la Mosquée de Paris
difficile d’établir le nombre de personnes sauvées par Si Kaddour Ben Ghabrit. « Il n’y avait pas de limite à l’hébergement. 1732 personnes au total de 1940 à 1944 n’y étaient pas toutes ensemble au même moment, les adultes dans les sous-sols, les enfants au dessus », témoigne Albert Assouline dans le documentaire de Derri Berkani, La Mosquée de Paris, une résistance oubliée. Un chiffre contesté par l’Association des filles et fils de déportés juifs de France emmenée par Serge Klarsfeld. « Il n’y avait pas que des juifs mais aussi des résistants. Et ce chiffre ne représente qu’une dizaine de personnes par semaine sur deux ans, sachant que la Mosquée était un refuge provisoire », rétorque Anne-Paule Derczansky, présidente des Bâtisseuses de paix, une association de femmes qui veulent reconstruire une solidarité judéo-arabe pour contrer les ravages, au-delà de leurs frontières, du conflit israélo-palestinien. « Sans souvenir heureux, positif du passé, on ne peut construire l’avenir » : c’est ce principe qui guide Annie-Paule Derczansky dans sa lutte pour faire connaître le rôle de Si Kaddour Ben Ghabrit et de la Mosquée de Paris sous Vichy. Mais les difficultés sont nombreuses : hormis Salim Hilali, Albert Assouline et le Dr Somia (du réseau de l’hôpital franco-musulman de Paris), aucun témoin direct, même indirect, ne s’est exprimé. L’appel lancé en 2005, afin que la Médaille des Justes du Mémorial Yad Vashem soit remise aux descendants de Si Kaddour Ben Ghabrit, est demeuré infructueux.
Cerise Maréchaud
Zaman
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