La danseuse prostituée dite « Ouled Naïl », entre mythe et réalité (1830-1962). Des rapports sociaux et des pratiques concrètes.
Barkahoum FERHATI
Cet article traite des rapports entre colonisés et coloniaux à travers un sujet tabou : la prostitution. Une pratique qui perturbe l’ordre social de la société coloniale que l’on veut morale selon ses propres référents. Elle se dote d’un certain nombre de moyens pour maîtriser, canaliser et surveiller cette pratique et pour cause les maladies vénériennes qui hantaient les esprits. Jusqu’au moment où la raison économique, celle du tourisme notamment, va l’emporter. « L’Ouled Naïl » (un terme générique qui englobait des statuts de courtisane, concubine, danseuse et prostituée) va répondre à cette demande.
Un ensemble de statuts ou de rôles bien précis dans la société colonisée : le passage de l’un à l’autre s’effectue à travers des rituels que la société coloniale ne pouvait percevoir.
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Plan
Construction d’un espace social de la prostitution
Du café maure à beit el kbira (la grande maison)
Des maisons de tolérance à la rue dite « rue des Ouled Naïl »
Reconstitution des « usages » indigènes liées à l’activité prostitutionnelle
M’bita, nuitée de danse
Le costume et ses accessoires
La société locale indigène face à ses déviantes
L’entrée dans la prostitution : recrutement et apprentissage
Les possibilités de « sortie » du cadre de la prostitution
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Texte intégral
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1Les conclusions de ma recherche sont fondées sur l’enquête que j’ai menée pendant plusieurs années - dans les archives1 et sur le terrain - sur l’évolution du groupe social qui, en Algérie a servi de support à la représentation orientaliste, littéraire et iconographique, de la sexualité vénale. Ce groupe est repérable au moyen d’une reconstruction, au centre de laquelle il y a la « danseuse-prostituée » dite Ouled Naïl2, un statut au demeurant problématique, à la fois réel et fantasmé. La cité de Bou-Saâda3, terrain de ma recherche, considérée comme une région « impropre »4 à la mise en valeur coloniale, fut longtemps tenue à distance - relativement bien sûr - de la « civilisation » et de la modernisation. Aussi a-t-elle maintenu tant bien que mal ses caractéristiques propres, supposées archaïques, jusqu’à ce qu’on décide pour elle d’un destin touristique. Le monde des courtisanes et des concubines, celui des « femmes libres » auquel est attaché ce groupe, qu’on a cru faire disparaître avec l’arrêté du 12 août 1830 qui classa les filles publiques en « officielles » et en « clandestines », va resurgir pour se réorganiser autour de la nouvelle économie touristique. Dans ce contexte, comment la société locale s’accommode-t-elle historiquement de ses “déviants”, mais aussi s’approprie-t-elle, en même temps qu’elle les rejette, les modes de vies imposés par le système colonial ?
Construction d’un espace social de la prostitution
2La population de Bou-Saâda était traditionnellement formée de plusieurs composantes dont chacune vivait dans son espace propre. Il y avait les Arabes, les Juifs, les Mozabites, les Européens, les Militaires, et enfin les filles publiques, desquelles va émerger le groupe des danseuses dites « Ouled Naïl », celles qui animaient les visites officielles et les fêtes. On envisagera ici son intégration dans le marché du tourisme, en prenant en compte plus particulièrement son espace, ainsi que les danses et le costume qui lui étaient propres.
Du café maure à beit el kbira (la grande maison)
3En 1845, au moment où elle a commencé à être colonisée5, la cité de Bou-Saâda abritait une population de 5 000 personnes, dont l’activité principale s’articulait autour du commerce des laines. Elle reçut alors une garnison6 de plus de 500 hommes. Le soir, les commerçants et les militaires se réunissaient dans les cafés maures pour se distraire. Faidherbe, l’ingénieur du génie militaire qui fortifiait la ville, observait : « Au café maure, des jeunes filles des Ouled Naïl, couvertes de vêtements et d’ornements bizarres, dansent au son de cette étrange musique »7.
4C’était au mezouard, un agent désigné au temps du beyelik (période ottomane), qu’il revenait d’assurer la surveillance des filles publiques et de lever l’impôt. Une institution qui fut reconduite pendant quelques temps par l’administration coloniale. En 1850, jugée archaïque, elle fut remplacée par la police des mœurs8. On affecta alors aux filles publiques un lieu spécifique, appelé par Galland « l’Asile des Naïlia » qu’on installa sur la place, bordée d’un côté par les boutiques indigènes, de l’autre par le Commissariat de police et la « maison d’école »9. Tandis que leur visite sanitaire s’effectuait à l’ambulance militaire jusqu’à la réalisation de l’hôpital militaire en 1853. On leur aménagea une salle pour la visite et une seconde pour l’hospitalisation. Le quartier réservé était né. Organisé autour d’une cour centrale entourée de seize à dix-huit cabanons, dont chacun était destiné à loger deux femmes prostituées, il était nommé localement Beit el kbira10 (la grande maison) ; terme qui désigne en arabe une tribu de « grande tente » ou une grande famille. A ce terme est associée une circonspection que la mémoire locale n’évoque qu’avec répugnance. Le terme tabeg el kelb, la patte levée du chien, rappelle l’image abjecte qu’avait engendré ce lieu. Un lieu qui resta, pendant longtemps, au centre de la vie économique et sociale de la cité. Vers les années 1930, on contesta cette localisation, il fut alors déplacé vers les berges de l’Oued de Bou-Saâda. A ce bâtiment on annexa un dispensaire appelé sbitar el hibç (l’infirmerie prison). On se souvient encore à Bou-Saada de l’intransigeance du docteur Nicolaï11. Sa réputation y était connue de tous. Les filles publiques ont été définitivement enfermées dans ce nouvel espace, dont elles ne sortaient plus que sur autorisation. On était au début du XXe siècle, au moment de l’émergence de la bourgeoisie puritaine et du réformisme religieux12 qui s’affirmèrent avec l’évolution urbaine de la cité.
Des maisons de tolérance à la rue dite « rue des Ouled Naïl »
5Au cours des années 1930, la population de Bou-Saada atteint 50 000 âmes ; l’urbanisation et l’euphorie touristique aidant, la topographie de la prostitution va, dès lors, se modifier. Autour de beit el kabira, installée sur les berges de l’oued, vont s’établir peu à peu des maisons de tolérance. Elles formèrent la rue de la « tolérance », appelée communément la « rue des Ouled Naïl ». Officiellement, cette rue était baptisée la rue Bosquet, du nom d’un des héros de l’Armée d’Afrique dont on perdit la trace. La mémoire évoque plutôt, z’gag el qanqi, la rue de la Lanterne qui fut l’une des premières à être éclairée. En 1952, cette rue était formée d’une vingtaine de maisons de tolérance abritant chacune en moyenne cinq filles prostituées. Chaque « maison » était désignée du terme haush f’lana, la « propriété » d’une telle. En Islam, il n’est pas exclu qu’une femme, célibataire, épouse, veuve ou divorcée, possède des biens mobiliers et immobiliers dont elle conserve l’entière disposition. Chaque « maison » était donc désignée du nom de sa propriétaire, et souvent par son origine tribale. Par exemple, on garde le souvenir de haush Zaïdania el M’dukaniya, une véritable artiste venue d’un village voisin M’Dukan. D’une rare beauté dit-on, elle fut le modèle préféré du peintre orientaliste Etienne Dinet (1864-1929)13.
6La rue des Ouled Naïl était, à Bou-Saada, la plus animée de la ville. En apparence bien sûr, puisque la rue de l’amour et de la joie était aussi un lieu de mort et de bagarres. Il ne se passait pas un jour sans que la police ou l’armée n’interviennent. Qui ne se souvient de l’émeute de 1932 ? Une bagarre entre clients qui se disputaient les faveurs d’une prostituée dégénéra en une véritable révolte qui souleva presque toute la ville. L’administration centrale avait même cru à une rébellion populaire suscitée par les nationalistes. Le Gouverneur Général y dépêcha une commission pour enquêter14. Le lieu de l’amour vénal de nouveau au centre de la cité, les voies y conduisant furent murées. Une manière de dénoncer l’infamie et de s’en distancer. Comme à Alger où faute de disposer d’un espace propre à la prostitution, l’inscription « Maison honnête » au frontispice des maisons indiquait la frontière à ne pas franchir. Ou encore à Tunis, où les portes des filles publiques étaient marquées d’une teinte rouge, tahmir. Mais la visée économique était telle que cette distanciation était quelque peu escamotée. En effet, le syndicat d’initiative insérait la « rue des Ouled Naïl » dans son programme de visite, d’» attraction touristique » et faisait de la maison de tolérance une « maison de danse ». Une mise en scène dans laquelle la fille publique, consciente plus que jamais de son nouveau rôle, mit à contribution tout son savoir-faire.
Barkahoum FERHATI
Cet article traite des rapports entre colonisés et coloniaux à travers un sujet tabou : la prostitution. Une pratique qui perturbe l’ordre social de la société coloniale que l’on veut morale selon ses propres référents. Elle se dote d’un certain nombre de moyens pour maîtriser, canaliser et surveiller cette pratique et pour cause les maladies vénériennes qui hantaient les esprits. Jusqu’au moment où la raison économique, celle du tourisme notamment, va l’emporter. « L’Ouled Naïl » (un terme générique qui englobait des statuts de courtisane, concubine, danseuse et prostituée) va répondre à cette demande.
Un ensemble de statuts ou de rôles bien précis dans la société colonisée : le passage de l’un à l’autre s’effectue à travers des rituels que la société coloniale ne pouvait percevoir.
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Construction d’un espace social de la prostitution
Du café maure à beit el kbira (la grande maison)
Des maisons de tolérance à la rue dite « rue des Ouled Naïl »
Reconstitution des « usages » indigènes liées à l’activité prostitutionnelle
M’bita, nuitée de danse
Le costume et ses accessoires
La société locale indigène face à ses déviantes
L’entrée dans la prostitution : recrutement et apprentissage
Les possibilités de « sortie » du cadre de la prostitution
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1Les conclusions de ma recherche sont fondées sur l’enquête que j’ai menée pendant plusieurs années - dans les archives1 et sur le terrain - sur l’évolution du groupe social qui, en Algérie a servi de support à la représentation orientaliste, littéraire et iconographique, de la sexualité vénale. Ce groupe est repérable au moyen d’une reconstruction, au centre de laquelle il y a la « danseuse-prostituée » dite Ouled Naïl2, un statut au demeurant problématique, à la fois réel et fantasmé. La cité de Bou-Saâda3, terrain de ma recherche, considérée comme une région « impropre »4 à la mise en valeur coloniale, fut longtemps tenue à distance - relativement bien sûr - de la « civilisation » et de la modernisation. Aussi a-t-elle maintenu tant bien que mal ses caractéristiques propres, supposées archaïques, jusqu’à ce qu’on décide pour elle d’un destin touristique. Le monde des courtisanes et des concubines, celui des « femmes libres » auquel est attaché ce groupe, qu’on a cru faire disparaître avec l’arrêté du 12 août 1830 qui classa les filles publiques en « officielles » et en « clandestines », va resurgir pour se réorganiser autour de la nouvelle économie touristique. Dans ce contexte, comment la société locale s’accommode-t-elle historiquement de ses “déviants”, mais aussi s’approprie-t-elle, en même temps qu’elle les rejette, les modes de vies imposés par le système colonial ?
Construction d’un espace social de la prostitution
2La population de Bou-Saâda était traditionnellement formée de plusieurs composantes dont chacune vivait dans son espace propre. Il y avait les Arabes, les Juifs, les Mozabites, les Européens, les Militaires, et enfin les filles publiques, desquelles va émerger le groupe des danseuses dites « Ouled Naïl », celles qui animaient les visites officielles et les fêtes. On envisagera ici son intégration dans le marché du tourisme, en prenant en compte plus particulièrement son espace, ainsi que les danses et le costume qui lui étaient propres.
Du café maure à beit el kbira (la grande maison)
3En 1845, au moment où elle a commencé à être colonisée5, la cité de Bou-Saâda abritait une population de 5 000 personnes, dont l’activité principale s’articulait autour du commerce des laines. Elle reçut alors une garnison6 de plus de 500 hommes. Le soir, les commerçants et les militaires se réunissaient dans les cafés maures pour se distraire. Faidherbe, l’ingénieur du génie militaire qui fortifiait la ville, observait : « Au café maure, des jeunes filles des Ouled Naïl, couvertes de vêtements et d’ornements bizarres, dansent au son de cette étrange musique »7.
4C’était au mezouard, un agent désigné au temps du beyelik (période ottomane), qu’il revenait d’assurer la surveillance des filles publiques et de lever l’impôt. Une institution qui fut reconduite pendant quelques temps par l’administration coloniale. En 1850, jugée archaïque, elle fut remplacée par la police des mœurs8. On affecta alors aux filles publiques un lieu spécifique, appelé par Galland « l’Asile des Naïlia » qu’on installa sur la place, bordée d’un côté par les boutiques indigènes, de l’autre par le Commissariat de police et la « maison d’école »9. Tandis que leur visite sanitaire s’effectuait à l’ambulance militaire jusqu’à la réalisation de l’hôpital militaire en 1853. On leur aménagea une salle pour la visite et une seconde pour l’hospitalisation. Le quartier réservé était né. Organisé autour d’une cour centrale entourée de seize à dix-huit cabanons, dont chacun était destiné à loger deux femmes prostituées, il était nommé localement Beit el kbira10 (la grande maison) ; terme qui désigne en arabe une tribu de « grande tente » ou une grande famille. A ce terme est associée une circonspection que la mémoire locale n’évoque qu’avec répugnance. Le terme tabeg el kelb, la patte levée du chien, rappelle l’image abjecte qu’avait engendré ce lieu. Un lieu qui resta, pendant longtemps, au centre de la vie économique et sociale de la cité. Vers les années 1930, on contesta cette localisation, il fut alors déplacé vers les berges de l’Oued de Bou-Saâda. A ce bâtiment on annexa un dispensaire appelé sbitar el hibç (l’infirmerie prison). On se souvient encore à Bou-Saada de l’intransigeance du docteur Nicolaï11. Sa réputation y était connue de tous. Les filles publiques ont été définitivement enfermées dans ce nouvel espace, dont elles ne sortaient plus que sur autorisation. On était au début du XXe siècle, au moment de l’émergence de la bourgeoisie puritaine et du réformisme religieux12 qui s’affirmèrent avec l’évolution urbaine de la cité.
Des maisons de tolérance à la rue dite « rue des Ouled Naïl »
5Au cours des années 1930, la population de Bou-Saada atteint 50 000 âmes ; l’urbanisation et l’euphorie touristique aidant, la topographie de la prostitution va, dès lors, se modifier. Autour de beit el kabira, installée sur les berges de l’oued, vont s’établir peu à peu des maisons de tolérance. Elles formèrent la rue de la « tolérance », appelée communément la « rue des Ouled Naïl ». Officiellement, cette rue était baptisée la rue Bosquet, du nom d’un des héros de l’Armée d’Afrique dont on perdit la trace. La mémoire évoque plutôt, z’gag el qanqi, la rue de la Lanterne qui fut l’une des premières à être éclairée. En 1952, cette rue était formée d’une vingtaine de maisons de tolérance abritant chacune en moyenne cinq filles prostituées. Chaque « maison » était désignée du terme haush f’lana, la « propriété » d’une telle. En Islam, il n’est pas exclu qu’une femme, célibataire, épouse, veuve ou divorcée, possède des biens mobiliers et immobiliers dont elle conserve l’entière disposition. Chaque « maison » était donc désignée du nom de sa propriétaire, et souvent par son origine tribale. Par exemple, on garde le souvenir de haush Zaïdania el M’dukaniya, une véritable artiste venue d’un village voisin M’Dukan. D’une rare beauté dit-on, elle fut le modèle préféré du peintre orientaliste Etienne Dinet (1864-1929)13.
6La rue des Ouled Naïl était, à Bou-Saada, la plus animée de la ville. En apparence bien sûr, puisque la rue de l’amour et de la joie était aussi un lieu de mort et de bagarres. Il ne se passait pas un jour sans que la police ou l’armée n’interviennent. Qui ne se souvient de l’émeute de 1932 ? Une bagarre entre clients qui se disputaient les faveurs d’une prostituée dégénéra en une véritable révolte qui souleva presque toute la ville. L’administration centrale avait même cru à une rébellion populaire suscitée par les nationalistes. Le Gouverneur Général y dépêcha une commission pour enquêter14. Le lieu de l’amour vénal de nouveau au centre de la cité, les voies y conduisant furent murées. Une manière de dénoncer l’infamie et de s’en distancer. Comme à Alger où faute de disposer d’un espace propre à la prostitution, l’inscription « Maison honnête » au frontispice des maisons indiquait la frontière à ne pas franchir. Ou encore à Tunis, où les portes des filles publiques étaient marquées d’une teinte rouge, tahmir. Mais la visée économique était telle que cette distanciation était quelque peu escamotée. En effet, le syndicat d’initiative insérait la « rue des Ouled Naïl » dans son programme de visite, d’» attraction touristique » et faisait de la maison de tolérance une « maison de danse ». Une mise en scène dans laquelle la fille publique, consciente plus que jamais de son nouveau rôle, mit à contribution tout son savoir-faire.
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