Le Journal hebdomadaire a publié en janvier un dossier intéressant sur ce qu’on pourrait appeler désormais la «communauté chrétienne marocaine». On connaissais l’existence d’une communauté juive, depuis bien avant l’islamisation du pays. Actuellement, elle se réduit à quelques milliers d’individus, après l’exode massif des années 60, surtout vers Israël et le Canada. Il y avait bien quelques catholiques convertis, hérités du protectorat ou des années qui ont suivi l’indépendance, mais ils n’ont jamais constitué une communauté, au vrai sens du terme. Du côté de l’islam, il y a depuis longtemps des chiites, et même quelques centaines de bahaïs, cette religion originale, née au XIXe siècle en Iran et qui compte une dizaine de millions d’adeptes dans le monde. Les bahaïs sont rejetés par l’islam officiel dans toutes ses tendances. Ils sont un peu les Cathares de l’islam.
Le phénomène décrit dans le dossier du Journal est nouveau. Il commence dans les années 70, lorsque des évangélistes suisses et américains ont commencé à s’activer au Maroc. Aujourd’hui, les effectifs de ces nouveaux chrétiens sont évalués, selon les estimations les plus généreuses, à quelque 40.000 personnes. Ce n’est pas négligeable dans un pays dont la religion officielle est l’islam et dont la population est très conservatrice. On s’étonne même qu’une telle communauté passe inaperçue dans le paysage confessionnel du pays. Car qui dit religion, dit exercice de culte et, surtout, lieux de culte. Mais le Maroc étant ce qu’il est, c’est-à-dire le pays des contrastes et des contradictions, les chrétiens marocains sont contraints d’exercer dans la clandestinité, en attendant des jours meilleurs.
La Constitution marocaine, ce joyau très contesté, pour autant qu’on puisse la considérer comme la loi suprême, décrète que le Maroc est un pays musulman. Mais en même temps, elle consacre la liberté du culte. Cette subtilité très levantine du législateur veut simplement dire que les autres communautés existantes peuvent exercer en toute liberté leur culte, et elles sont même protégés (en fait, le seul cas est celui des Juifs marocains), à condition qu’elles ne fassent pas de prosélytisme : en terre d’islam, seuls les musulmans sont autorisés à le faire. Bien sûr, cette liberté de culte ne s’applique pas aux musulmans. L’apostasie est sévèrement punie par la loi. La condamnation peut aller jusqu’à la peine de mort dans certains pays. On comprend bien l’attitude des islamistes qui se sentent bien appuyés par la loi quand ils qualifient certains artistes, intellectuels ou acteurs de la vie politique d’athées (histoire de leur faire peur ou de les faire taire), lorsqu’il arrive à ces derniers d’oser afficher des positions critiques sur la religion et sa pratique.
L’enquête menée par l’hebdomadaire a sûrement été suscitée par la visite effectuée au Maroc sur invitation, quelques temps auparavant, par un évangéliste américain connu, Josh McDowell. Bien reçu, il était venu, semble-t-il, en plus de l’invitation officielle, pour prendre des contacts secrets avec la communauté protestante marocaine. Il semblerait même que l’Etat marocain voie d’un bon œil le développement de cette communauté. D’abord parce que c’est dans sa tradition de protéger les minorités confessionnelles, qui se révèlent souvent être très actives économiquement et socialement. D’autant plus que cette vague d’évangélisation touche surtout des franges de la bourgeoisie marocaine. Il paraîtrait que les Américains tablent sur la conversion de 10 % de la population à l’horizon 2020. Dans leur esprit, le protestantisme américain ayant produit le capitalisme et la démocratie de l’oncle Sam, il n’y a pas de raison que cette religion n’ait pas le même effet dans une société musulmane. Le Maroc, qui vient d’engager un processus de démocratisation, pourrait constituer dans quelques années, un modèle de tolérance, de liberté et de démocratie dans ce Grand Moyen-Orient récemment décrété laboratoire géopolitique par l’administration américaine. Il est vrai que même les pays arabes qui possèdent une forte communauté chrétienne (Liban, Egypte, Soudan, Irak…) ne sont pas des modèles de cohabitation et de tolérance.
De toute façon, il est clair que la démocratie passe aussi par ça: accepter la différence. On comprend que cela puisse être difficile pour la population musulmane (éduquée à l’ombre du mythe de l’unité de la umma islamique et dans l’évidence que l’islam étant la dernière et donc la meilleure religion, il est impossible qu’on s’en détourne) d’accepter de voir des Marocains se convertir au christianisme. Mais on devrait y arriver un jour si cette population s’imprègne des valeurs démocratiques. Ce qui met un peu mal à l’aise, c’est qu’une partie des Marocains risque de troquer un islam rigoureux, qui peine à cohabiter avec la démocratie, contre la religion de l’Amérique profonde, qui n’a rien à envier, en matière de bigoterie et d’illuminisme, à l’islamisme le plus dur. Cela risque aussi d’ajouter de l’eau au moulin des islamistes qui clament depuis longtemps que l’Occident, sous couvert de grands idéaux démocratiques, veut surtout christianiser le monde arabe, discours qui nous ramène mille ans plus tôt, au temps des Croisades, discours que, hélas, l’Amérique de Bush semble cautionner.
Les démocrates, les agnostiques, les libres-penseurs et les athées peuvent toujours espérer que dans un Maroc où cohabiterait vraiment plusieurs confessions, où on aurait vraiment la liberté d’embrasser la religion qu’on veut, on fasse enfin une place à la laïcité. Car avec les trois religions monothéistes, on est sûr d’avoir un Etat laïc, comme les grandes démocraties occidentales. En tout cas, mieux qu’en Irak actuellement, où les Américains, malgré leur armada, peinent à imposer la non-inscription de l’islam dans la nouvelle constitution, malgré les Kurdes, qui ne rêvent que de leur indépendance et qui cautionneraient volontiers un Etat laïc, malgré aussi la petite communauté chrétienne du pays. Ils sont à plaindre les pauvres Irakiens : à peine sortis d’une dictature aux allures laïques mais sanguinaire, ils sont pris en main par des religieux sunnites et chiites.
Pour l’anecdote, une personne à qui j’ai fait un compte-rendu du contenu du dossier du Journal m’a répondu après mûre réflexion: «Et combien ils donnent les Américains pour qu’on se convertisse?» Devant mon étonnement, elle m’a répondu: «C’est le même Dieu d’Abraham qu’ils adorent, n’est-ce pas ? Alors le prier dans une religion ou dans l’autre, qu’est-ce que cela change?» Tout ceci pour dire que le Maroc pourrait constituer un terrain fertile pour une évangélisation massive. Demain, on aura une religion pour l’élite, et une religion pour le peuple. Une partie de la population aura troqué quelques certitudes pour d’autres. On se serait attendu à ce que les Américains, qui se vantent d’avoir la plus vieille démocratie au monde, mettent plus d’entrain à exporter les idées des lumières qu’à envoyer des légions d’évangélistes.
Hicham Raji
Le phénomène décrit dans le dossier du Journal est nouveau. Il commence dans les années 70, lorsque des évangélistes suisses et américains ont commencé à s’activer au Maroc. Aujourd’hui, les effectifs de ces nouveaux chrétiens sont évalués, selon les estimations les plus généreuses, à quelque 40.000 personnes. Ce n’est pas négligeable dans un pays dont la religion officielle est l’islam et dont la population est très conservatrice. On s’étonne même qu’une telle communauté passe inaperçue dans le paysage confessionnel du pays. Car qui dit religion, dit exercice de culte et, surtout, lieux de culte. Mais le Maroc étant ce qu’il est, c’est-à-dire le pays des contrastes et des contradictions, les chrétiens marocains sont contraints d’exercer dans la clandestinité, en attendant des jours meilleurs.
La Constitution marocaine, ce joyau très contesté, pour autant qu’on puisse la considérer comme la loi suprême, décrète que le Maroc est un pays musulman. Mais en même temps, elle consacre la liberté du culte. Cette subtilité très levantine du législateur veut simplement dire que les autres communautés existantes peuvent exercer en toute liberté leur culte, et elles sont même protégés (en fait, le seul cas est celui des Juifs marocains), à condition qu’elles ne fassent pas de prosélytisme : en terre d’islam, seuls les musulmans sont autorisés à le faire. Bien sûr, cette liberté de culte ne s’applique pas aux musulmans. L’apostasie est sévèrement punie par la loi. La condamnation peut aller jusqu’à la peine de mort dans certains pays. On comprend bien l’attitude des islamistes qui se sentent bien appuyés par la loi quand ils qualifient certains artistes, intellectuels ou acteurs de la vie politique d’athées (histoire de leur faire peur ou de les faire taire), lorsqu’il arrive à ces derniers d’oser afficher des positions critiques sur la religion et sa pratique.
L’enquête menée par l’hebdomadaire a sûrement été suscitée par la visite effectuée au Maroc sur invitation, quelques temps auparavant, par un évangéliste américain connu, Josh McDowell. Bien reçu, il était venu, semble-t-il, en plus de l’invitation officielle, pour prendre des contacts secrets avec la communauté protestante marocaine. Il semblerait même que l’Etat marocain voie d’un bon œil le développement de cette communauté. D’abord parce que c’est dans sa tradition de protéger les minorités confessionnelles, qui se révèlent souvent être très actives économiquement et socialement. D’autant plus que cette vague d’évangélisation touche surtout des franges de la bourgeoisie marocaine. Il paraîtrait que les Américains tablent sur la conversion de 10 % de la population à l’horizon 2020. Dans leur esprit, le protestantisme américain ayant produit le capitalisme et la démocratie de l’oncle Sam, il n’y a pas de raison que cette religion n’ait pas le même effet dans une société musulmane. Le Maroc, qui vient d’engager un processus de démocratisation, pourrait constituer dans quelques années, un modèle de tolérance, de liberté et de démocratie dans ce Grand Moyen-Orient récemment décrété laboratoire géopolitique par l’administration américaine. Il est vrai que même les pays arabes qui possèdent une forte communauté chrétienne (Liban, Egypte, Soudan, Irak…) ne sont pas des modèles de cohabitation et de tolérance.
De toute façon, il est clair que la démocratie passe aussi par ça: accepter la différence. On comprend que cela puisse être difficile pour la population musulmane (éduquée à l’ombre du mythe de l’unité de la umma islamique et dans l’évidence que l’islam étant la dernière et donc la meilleure religion, il est impossible qu’on s’en détourne) d’accepter de voir des Marocains se convertir au christianisme. Mais on devrait y arriver un jour si cette population s’imprègne des valeurs démocratiques. Ce qui met un peu mal à l’aise, c’est qu’une partie des Marocains risque de troquer un islam rigoureux, qui peine à cohabiter avec la démocratie, contre la religion de l’Amérique profonde, qui n’a rien à envier, en matière de bigoterie et d’illuminisme, à l’islamisme le plus dur. Cela risque aussi d’ajouter de l’eau au moulin des islamistes qui clament depuis longtemps que l’Occident, sous couvert de grands idéaux démocratiques, veut surtout christianiser le monde arabe, discours qui nous ramène mille ans plus tôt, au temps des Croisades, discours que, hélas, l’Amérique de Bush semble cautionner.
Les démocrates, les agnostiques, les libres-penseurs et les athées peuvent toujours espérer que dans un Maroc où cohabiterait vraiment plusieurs confessions, où on aurait vraiment la liberté d’embrasser la religion qu’on veut, on fasse enfin une place à la laïcité. Car avec les trois religions monothéistes, on est sûr d’avoir un Etat laïc, comme les grandes démocraties occidentales. En tout cas, mieux qu’en Irak actuellement, où les Américains, malgré leur armada, peinent à imposer la non-inscription de l’islam dans la nouvelle constitution, malgré les Kurdes, qui ne rêvent que de leur indépendance et qui cautionneraient volontiers un Etat laïc, malgré aussi la petite communauté chrétienne du pays. Ils sont à plaindre les pauvres Irakiens : à peine sortis d’une dictature aux allures laïques mais sanguinaire, ils sont pris en main par des religieux sunnites et chiites.
Pour l’anecdote, une personne à qui j’ai fait un compte-rendu du contenu du dossier du Journal m’a répondu après mûre réflexion: «Et combien ils donnent les Américains pour qu’on se convertisse?» Devant mon étonnement, elle m’a répondu: «C’est le même Dieu d’Abraham qu’ils adorent, n’est-ce pas ? Alors le prier dans une religion ou dans l’autre, qu’est-ce que cela change?» Tout ceci pour dire que le Maroc pourrait constituer un terrain fertile pour une évangélisation massive. Demain, on aura une religion pour l’élite, et une religion pour le peuple. Une partie de la population aura troqué quelques certitudes pour d’autres. On se serait attendu à ce que les Américains, qui se vantent d’avoir la plus vieille démocratie au monde, mettent plus d’entrain à exporter les idées des lumières qu’à envoyer des légions d’évangélistes.
Hicham Raji
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