Al Adl Wal Ihsane. Kidnapping, violence et espionnage…
Un jeune avocat affirme avoir été séquestré puis torturé par des membres d’Al Adl à Fès. La Jamaâ l’accuse d’être un agent des services secrets. Enquête sur un imbroglio qui en dit long sur la nature des rapports, extrêmement compliqués, qui lient la Jamaâ de Abdeslam Yassine à l’Etat.
L’affaire n’a pas encore livré tous ses secrets. Mais elle risque déjà d’éclabousser des leaders influents d’Al Adl Wal Ihsane, et de ternir l’image de la Jamaâ islamiste. Depuis plus de dix jours en effet, huit dirigeants de la confrérie de Cheikh Yassine (dont sept en état d’arrestation) sont poursuivis pour “séquestration et torture” d’un jeune avocat à Fès. Une première. Les faits remontent au lundi 28 juin. Dès les premières heures de la matinée, sept responsables locaux d’Al Adl à Fès sont arrêtés par des forces spéciales à leurs domiciles. Ils sont immédiatement transférés (on le saura plus tard) au siège de la Brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ) à Casablanca.
Dans son tout premier communiqué, la Jamaâ parle donc de “kidnapping pour des raisons encore inconnues”. Elle dévoile cependant l’identité des militants disparus. Enseignants ou fonctionnaires, ils assument presque tous des responsabilités au sein de la section locale d’Al Adl.
En début d’après-midi, une dépêche officielle dévoile l’objet de l’arrestation : une plainte directe déposée par Mohamed Elrhazy, avocat à Fès, pour séquestration et torture physique et morale. L’information fait l’effet d’une bombe au quartier général de la Jamaâ. Dans la précipitation, cette dernière publie un nouveau communiqué où elle accuse le jeune avocat d’être “un agent des services de renseignement marocains”. Il aurait été démasqué puis exclu de l’association islamiste il y a près de deux mois. Pourquoi ne pas l’avoir annoncé en son temps dans ce cas ? Mystère.
Depuis le déclenchement de cette nouvelle affaire, les responsables de la confrérie refusent de répondre aux questions des journalistes. “Inutile d’insister, nous a expliqué Hassan Bennajeh, directeur du bureau du porte-parole d’Al Adl. Nous publions des communiqués officiels qui traduisent fidèlement nos positions”. Même quand le porte-parole officiel, Fathallah Arsalane, répond aux questions des internautes sur le site de la Jamaâ, il se contente de tout rejeter en bloc et d’accuser, sans preuves, les services secrets d’avoir monté le dossier de toutes pièces.
Ascension fulgurante
Une attitude qui n’étonne pas outre mesure Mohamed Elrhazy, décidé quant à lui à rompre le silence. Le jeune avocat nous donne rendez-vous dans un quartier excentré de la capitale spirituelle. Décontracté mais méfiant, il refuse de dévoiler toutes ses cartes. “Je ne peux pas tout dire aujourd’hui. Les informations que je détiens sont très sensibles et pourront encore me servir pour la suite des évènements”.
Natif de Fès en 1972, Mohamed Elrhazy commence par rejoindre les rangs du parti de l’Istiqlal avant d’intégrer Al Adl Wal Ihsane au début des années 2000. C’est alors un militant de base qui fait doucement son apprentissage idéologique. “J’assistais aux réunions coraniques et aux conseils de prêche. On étudiait les livres de Cheikh Abdeslam Yassine. C’est une sorte d’étape initiatique par laquelle passent tous les militants de la Jamaâ”, nous explique Elrhazy. Mais notre homme se fait assez vite remarquer. En tant qu’avocat, il est régulièrement consulté par les “frères”. Il prend même la défense de certains parmi eux. En quelques années, il devient responsable des avocats adlistes pour toute la région Est, couvrant Fès, Oujda et Errachidia. Il intègre également la section locale du cercle politique d’Al Adl, la fameuse Da’ira Siyassiya, et participe à plusieurs réunions plus ou moins secrètes au Maroc, en Syrie ou au Liban.
“Cette ascension rapide renseigne sur le déficit de cadres au sein de la Jamaâ. Infiltré ou pas, force est de constater que ce jeune homme a très vite accédé à des postes de responsabilités assez sensibles”, commente le politologue Mohamed Darif. Mais Mohamed Elrhazy vit assez mal son nouveau statut parmi les frères. “J’ai découvert qu’il y avait un grand décalage entre le discours idéologique servi aux militants de base et les modes de fonctionnement du cercle politique et de l’appareil de la Jamaâ”, nous confie-t-il. “Il n’y a pas de véritable démocratie interne. Les élections ne servent, par exemple, qu’à légitimer des désignations décidées au niveau central et communiquées aux militants par différentes voies”.
Un évènement, survenu en mai 2010, précipite la démission de notre jeune avocat. “Je ne donnerai pas de détails concernant cet évènement, mais disons qu’il s’agit de la préparation d’une action très dangereuse, en totale contradiction avec les principes élémentaires affichés par la Jamaâ”, affirme Elrhazy. De quoi s’agit-il exactement ? Une note confidentielle, citant des sources proches de l’affaire, évoque “des intentions destructrices” d’Al Adl. Impossible, pour le moment, d’en savoir plus au sujet de ces “intentions ” (attentats ? manifestations de rues ? incitation à l’insurrection civile ?).
Quatre heures en enfer
Toujours est-il que Mohamed Elrhazy remet sa lettre de démission (sous pli fermé) le lundi 17 mai à Hicham Houari, secrétaire local du Cercle politique de la Jamaâ à Fès. Vendredi, ce dernier rappelle le jeune avocat et lui donne rendez-vous dans l’après-midi. Objectif : discuter des motivations réelles de sa démission. En milieu d’après-midi, les deux hommes se dirigent donc vers une maison où ils ont l’habitude de se réunir. Sous prétexte de travaux dans l’immeuble, ils décident, au dernier moment, de changer le lieu de leur rencontre. “Sur le chemin menant vers le nouvel appartement, raconte Elrhazy, j’ai remarqué que d’autres responsables locaux de la Jamaâ nous suivaient en voiture”. Une fois à l’intérieur de la maison, Elrhazy découvre un salon à la décoration assez sommaire. Deux gros bonnets d’Al Adl font subitement leur apparition et interpellent violement le jeune avocat. “On ne t’a pas dit qu’on ne démissionne pas d’Al Adl Wal Ihsane ? Pour qui tu te prends ?”, lui lancent-ils sur un ton menaçant. Mohamed Elrhazy tente de s’expliquer quand Hicham Houari le pousse violemment sur un canapé et lui ordonne de lui remettre son téléphone portable, ses clés de voiture et son portefeuille. Elrhazy affirme même avoir été dénudé avant de subir une fouille au corps assez musclée. “Ils ont commencé à me rouer de coups sur des parties assez sensibles. Je suis tombé par terre, j’appelais au secours. Ils m’ont alors dit qu’ils étaient capables de me liquider, de me mettre dans un sac et de me balancer du haut d’une falaise sans que personne ne s’en rendre compte”, raconte Elrhazy. Toujours selon lui, un “militant” lui a même mis un gros couteau sous la gorge, demandant à son supérieur l’autorisation pour “égorger l’impie”. Geste d’intimidation ou volonté réelle de tuer ? “Sur le coup, je n’en savais rien. A chaque fois que cela risquait de déraper, le responsable d’Al Adl à Fès intervenait pour faire cesser la torture. Ils voulaient en fait me dicter un texte où je revenais sur ma démission mais j’ai refusé”, raconte Elrhazy.
Les sept Adlistes passent alors à la vitesse supérieure et lui font écouter (Elrhazy ne donne pas les détails) un enregistrement contenant des communications téléphoniques privées. Comment y ont-ils eu accès ? Que contenaient ces enregistrements ? Impossible de savoir. “Toujours est-il, rappelle cette source judiciaire à Fès, qu’un ingénieur télécoms est également poursuivi dans le cadre de cette affaire. Il a théoriquement accès à ce genre de documents, il est possible que la fuite des enregistrements téléphoniques provienne de lui”.
Après plus de deux heures de négociations, le groupe parvient enfin à un accord. Mohamed Elrhazy devra tourner une vidéo où il reconnaît être un agent infiltré au sein de la Jamaâ. Le jeune avocat accepte. “Je voulais en finir et sauver ma peau. En plus, l’enregistrement est une preuve de la séquestration et de la torture que j’ai subies”, affirme-t-il. Problème : la police n’a pas retrouvé la cassette contenant le film des évènements. “Le film a sans doute été transmis aux dirigeants nationaux de la Jamaâ, mais les ordinateurs personnels des huit prévenus ont été saisis et peuvent contenir des traces”, affirme pour sa part une source proche de l’enquête. Peu après 22h, Mohamed Elrhazy retrouve enfin sa liberté et rentre chez lui, “encore sous le choc”, affirme-t-il. Il laisse passer le week-end avant de consulter un médecin qui constate des séquelles nécessitant 35 jours d’arrêt de travail.
Un jeune avocat affirme avoir été séquestré puis torturé par des membres d’Al Adl à Fès. La Jamaâ l’accuse d’être un agent des services secrets. Enquête sur un imbroglio qui en dit long sur la nature des rapports, extrêmement compliqués, qui lient la Jamaâ de Abdeslam Yassine à l’Etat.
L’affaire n’a pas encore livré tous ses secrets. Mais elle risque déjà d’éclabousser des leaders influents d’Al Adl Wal Ihsane, et de ternir l’image de la Jamaâ islamiste. Depuis plus de dix jours en effet, huit dirigeants de la confrérie de Cheikh Yassine (dont sept en état d’arrestation) sont poursuivis pour “séquestration et torture” d’un jeune avocat à Fès. Une première. Les faits remontent au lundi 28 juin. Dès les premières heures de la matinée, sept responsables locaux d’Al Adl à Fès sont arrêtés par des forces spéciales à leurs domiciles. Ils sont immédiatement transférés (on le saura plus tard) au siège de la Brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ) à Casablanca.
Dans son tout premier communiqué, la Jamaâ parle donc de “kidnapping pour des raisons encore inconnues”. Elle dévoile cependant l’identité des militants disparus. Enseignants ou fonctionnaires, ils assument presque tous des responsabilités au sein de la section locale d’Al Adl.
En début d’après-midi, une dépêche officielle dévoile l’objet de l’arrestation : une plainte directe déposée par Mohamed Elrhazy, avocat à Fès, pour séquestration et torture physique et morale. L’information fait l’effet d’une bombe au quartier général de la Jamaâ. Dans la précipitation, cette dernière publie un nouveau communiqué où elle accuse le jeune avocat d’être “un agent des services de renseignement marocains”. Il aurait été démasqué puis exclu de l’association islamiste il y a près de deux mois. Pourquoi ne pas l’avoir annoncé en son temps dans ce cas ? Mystère.
Depuis le déclenchement de cette nouvelle affaire, les responsables de la confrérie refusent de répondre aux questions des journalistes. “Inutile d’insister, nous a expliqué Hassan Bennajeh, directeur du bureau du porte-parole d’Al Adl. Nous publions des communiqués officiels qui traduisent fidèlement nos positions”. Même quand le porte-parole officiel, Fathallah Arsalane, répond aux questions des internautes sur le site de la Jamaâ, il se contente de tout rejeter en bloc et d’accuser, sans preuves, les services secrets d’avoir monté le dossier de toutes pièces.
Ascension fulgurante
Une attitude qui n’étonne pas outre mesure Mohamed Elrhazy, décidé quant à lui à rompre le silence. Le jeune avocat nous donne rendez-vous dans un quartier excentré de la capitale spirituelle. Décontracté mais méfiant, il refuse de dévoiler toutes ses cartes. “Je ne peux pas tout dire aujourd’hui. Les informations que je détiens sont très sensibles et pourront encore me servir pour la suite des évènements”.
Natif de Fès en 1972, Mohamed Elrhazy commence par rejoindre les rangs du parti de l’Istiqlal avant d’intégrer Al Adl Wal Ihsane au début des années 2000. C’est alors un militant de base qui fait doucement son apprentissage idéologique. “J’assistais aux réunions coraniques et aux conseils de prêche. On étudiait les livres de Cheikh Abdeslam Yassine. C’est une sorte d’étape initiatique par laquelle passent tous les militants de la Jamaâ”, nous explique Elrhazy. Mais notre homme se fait assez vite remarquer. En tant qu’avocat, il est régulièrement consulté par les “frères”. Il prend même la défense de certains parmi eux. En quelques années, il devient responsable des avocats adlistes pour toute la région Est, couvrant Fès, Oujda et Errachidia. Il intègre également la section locale du cercle politique d’Al Adl, la fameuse Da’ira Siyassiya, et participe à plusieurs réunions plus ou moins secrètes au Maroc, en Syrie ou au Liban.
“Cette ascension rapide renseigne sur le déficit de cadres au sein de la Jamaâ. Infiltré ou pas, force est de constater que ce jeune homme a très vite accédé à des postes de responsabilités assez sensibles”, commente le politologue Mohamed Darif. Mais Mohamed Elrhazy vit assez mal son nouveau statut parmi les frères. “J’ai découvert qu’il y avait un grand décalage entre le discours idéologique servi aux militants de base et les modes de fonctionnement du cercle politique et de l’appareil de la Jamaâ”, nous confie-t-il. “Il n’y a pas de véritable démocratie interne. Les élections ne servent, par exemple, qu’à légitimer des désignations décidées au niveau central et communiquées aux militants par différentes voies”.
Un évènement, survenu en mai 2010, précipite la démission de notre jeune avocat. “Je ne donnerai pas de détails concernant cet évènement, mais disons qu’il s’agit de la préparation d’une action très dangereuse, en totale contradiction avec les principes élémentaires affichés par la Jamaâ”, affirme Elrhazy. De quoi s’agit-il exactement ? Une note confidentielle, citant des sources proches de l’affaire, évoque “des intentions destructrices” d’Al Adl. Impossible, pour le moment, d’en savoir plus au sujet de ces “intentions ” (attentats ? manifestations de rues ? incitation à l’insurrection civile ?).
Quatre heures en enfer
Toujours est-il que Mohamed Elrhazy remet sa lettre de démission (sous pli fermé) le lundi 17 mai à Hicham Houari, secrétaire local du Cercle politique de la Jamaâ à Fès. Vendredi, ce dernier rappelle le jeune avocat et lui donne rendez-vous dans l’après-midi. Objectif : discuter des motivations réelles de sa démission. En milieu d’après-midi, les deux hommes se dirigent donc vers une maison où ils ont l’habitude de se réunir. Sous prétexte de travaux dans l’immeuble, ils décident, au dernier moment, de changer le lieu de leur rencontre. “Sur le chemin menant vers le nouvel appartement, raconte Elrhazy, j’ai remarqué que d’autres responsables locaux de la Jamaâ nous suivaient en voiture”. Une fois à l’intérieur de la maison, Elrhazy découvre un salon à la décoration assez sommaire. Deux gros bonnets d’Al Adl font subitement leur apparition et interpellent violement le jeune avocat. “On ne t’a pas dit qu’on ne démissionne pas d’Al Adl Wal Ihsane ? Pour qui tu te prends ?”, lui lancent-ils sur un ton menaçant. Mohamed Elrhazy tente de s’expliquer quand Hicham Houari le pousse violemment sur un canapé et lui ordonne de lui remettre son téléphone portable, ses clés de voiture et son portefeuille. Elrhazy affirme même avoir été dénudé avant de subir une fouille au corps assez musclée. “Ils ont commencé à me rouer de coups sur des parties assez sensibles. Je suis tombé par terre, j’appelais au secours. Ils m’ont alors dit qu’ils étaient capables de me liquider, de me mettre dans un sac et de me balancer du haut d’une falaise sans que personne ne s’en rendre compte”, raconte Elrhazy. Toujours selon lui, un “militant” lui a même mis un gros couteau sous la gorge, demandant à son supérieur l’autorisation pour “égorger l’impie”. Geste d’intimidation ou volonté réelle de tuer ? “Sur le coup, je n’en savais rien. A chaque fois que cela risquait de déraper, le responsable d’Al Adl à Fès intervenait pour faire cesser la torture. Ils voulaient en fait me dicter un texte où je revenais sur ma démission mais j’ai refusé”, raconte Elrhazy.
Les sept Adlistes passent alors à la vitesse supérieure et lui font écouter (Elrhazy ne donne pas les détails) un enregistrement contenant des communications téléphoniques privées. Comment y ont-ils eu accès ? Que contenaient ces enregistrements ? Impossible de savoir. “Toujours est-il, rappelle cette source judiciaire à Fès, qu’un ingénieur télécoms est également poursuivi dans le cadre de cette affaire. Il a théoriquement accès à ce genre de documents, il est possible que la fuite des enregistrements téléphoniques provienne de lui”.
Après plus de deux heures de négociations, le groupe parvient enfin à un accord. Mohamed Elrhazy devra tourner une vidéo où il reconnaît être un agent infiltré au sein de la Jamaâ. Le jeune avocat accepte. “Je voulais en finir et sauver ma peau. En plus, l’enregistrement est une preuve de la séquestration et de la torture que j’ai subies”, affirme-t-il. Problème : la police n’a pas retrouvé la cassette contenant le film des évènements. “Le film a sans doute été transmis aux dirigeants nationaux de la Jamaâ, mais les ordinateurs personnels des huit prévenus ont été saisis et peuvent contenir des traces”, affirme pour sa part une source proche de l’enquête. Peu après 22h, Mohamed Elrhazy retrouve enfin sa liberté et rentre chez lui, “encore sous le choc”, affirme-t-il. Il laisse passer le week-end avant de consulter un médecin qui constate des séquelles nécessitant 35 jours d’arrêt de travail.
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