Les Américains sont-ils pressés de quitter l'Irak à cause des snipers ?
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A quoi pensait-il ce jeune GI derrière la visière transparente de son casque ? Etait-il heureux d'avoir quitté sa Californie ou son Texas natal ? Satisfait de se trouver là, sous un beau soleil d'automne, en plein coeur d'une ville en fièvre nommée Bagdad ? Comptait-il plutôt avec angoisse les jours qui le séparaient de la quille ? Avait-il peur de mourir ? Avait-il jamais tué quiconque avec cette grosse mitrailleuse qu'il empoignait ce jour-là dans la tourelle de son blindé ?
A 200 mètres de là, de l'autre côté du grand carrefour, Juba l'Irakien ne se posait sans doute pas ces questions. Allongé sur un matelas à l'intérieur d'un minibus aux vitres teintées, Juba était là pour tuer. L'oeil vissé à son viseur, la respiration lente, il prenait son temps, étudiait le vent qui s'engouffrait dans les feuillages d'un eucalyptus, corrigeait sa visée en fonction, cherchait sa cible, le meilleur angle de tir pour son fusil à lunette.
Le viseur du Dragonov de fabrication russe qu'il soignait comme un trésor passait d'une cible potentielle à l'autre. Elles étaient quatre. Serait-ce ce soldat harnaché comme un templier des temps modernes qui s'éloignait du blindé, s'approchait du trottoir, observait une à une les voitures qui passaient lentement devant lui dans le grand charivari urbain ? Ou bien cet autre, là derrière, les mains crispées sur son fusil d'assaut, qui dévisageait les passants d'un oeil soupçonneux, tandis qu'eux-mêmes le contournaient sans le regarder, s'efforçant de l'ignorer et poursuivant leur chemin ?
Juba n'a pas droit à l'erreur. Une seule balle doit être tirée, une seule. C'est une règle de survie. Ensuite, comme à l'accoutumée, il faudra dégager, doucement, sans se presser, et sans attirer l'attention, se perdre dans le grand flot mécanique. La caméra qui tient toute la scène dans son collimateur zoome alternativement sur chacun des soldats. L'objectif s'arrête un instant sur le servant de la mitrailleuse. Est-ce lui le maillon faible ?
Sur le trottoir, les soldats marchent, s'arrêtent, font demi-tour, repartent. Lui, le mitrailleur, est coincé dans sa tourelle. Statique par nature. Impossible de deviner ses traits. Trop loin. On n'aperçoit que sa tête casquée, ses bras, le haut du torse. Le zoom repart, revient, s'arrête définitivement sur lui. Son destin est tranché. Un claquement sec, une éphémère volute de fumée qui s'échappe de son casque, les bras qui se lèvent dans un ultime spasme, l'homme s'effondre comme une poupée de chiffon derrière son blindage. La balle, calibre 7,62, lui a fracassé la tête.
Distribué fin octobre à la sortie des mosquées avec les friandises traditionnelles des fêtes de l'Aïd qui marquent la fin du ramadan, la mort du GI enregistrée sur un DVD dont Le Monde s'est procuré une copie est devenue un véritable "hit", le "must" d'une jeunesse irakienne désemparée par la guerre, aux trois quarts sans travail, totalement désoeuvrée. Les bons jours, moins d'un tiers des étudiants de la ville ose encore se rendre à des cours le plus souvent désertés par des enseignants qui fuient le pays en masse. Il y a maintenant près de quatre ans que les cinémas, les théâtres et les salles de jeu de la capitale ont fermé leurs portes. De toute façon, avec le couvre-feu qui commence chaque soir à 20 heures, il n'y a plus que la télé, les centaines de chaînes satellites qu'on peut désormais capter. Et l'Internet. Sous la dictature de Saddam Hussein, tout cela était interdit. Merci l'Amérique...
Grâce à elle, outre les enregistrements offerts et échangés sous le manteau, le mythe de Juba est un immense succès en ligne. Les "exploits" du franc-tireur ont été vus par au moins 35 000 Irakiens sur les sites appropriés. Pour les garçons et filles qui se bousculent dans les cafés Internet ouverts un peu partout depuis l'invasion d'avril 2003, Juba est devenu un héros, peut-être le seul de cette épouvantable période. Entre 100 000 et 650 000 Irakiens - nul ne sait précisément, les estimations s'envolent - ont perdu la vie depuis près de quatre ans. Près de 2 millions d'autres, les élites surtout, ont abandonné leur pays pour se réfugier ailleurs.
Un pays qui vit au moins deux guerres simultanées, celle menée par, au bas mot, 20 000 "insurgés" contre l'occupation militaire étrangère et celle qui oppose les milliers de gangsters et de miliciens affiliés aux diverses formations politico-religieuses en lutte pour le contrôle d'une parcelle de pouvoir. Les Arabes chiites et sunnites irakiens ont des visions diamétralement opposées de la situation politique. Les assassinats sectaires, les enlèvements collectifs et les attentats aveugles qui tuent chaque jour des dizaines de civils et de policiers irakiens terrorisent à peu près tout le monde et ne sont ouvertement soutenus par personne. Qui pourrait applaudir pareille boucherie qui sature les cimetières ?
A en croire les sondages, dont les conclusions se reflètent largement dans les conversations qu'on peut encore avoir à Bagdad avec des Irakiens "ordinaires" de toutes confessions, le seul dénominateur commun entre les deux grandes communautés arabes du pays est la détestation de "l'occupant". D'où l'indiscutable succès de "Juba le sniper" qui lui, comme le souligne gravement Taher M., un jeune Bagdadi de 21 ans, "ne tue que des infidèles". "Dans le carnage ambiant, explique un ami sociologue, les actions de Juba paraissent au moins dans la norme des guerres."
Qui est ce mystérieux "Zorro arabe" qui laisse presque à chaque fois sur les lieux un papier ou un graffiti de deux lignes disant à peu près que "ce qui a été pris par le sang ne peut être repris que dans le sang" ? A la vérité, nul n'en sait trop rien. "C'est une légende urbaine fabriquée par la propagande terroriste via un habile montage de séquences qui mettent probablement en scène plusieurs snipers", explique-t-on au quartier général américain à Bagdad. Peut-être.
Une seule chose est sûre, le ou les tireurs semblent bel et bien appartenir à un même groupe armé, dénommé "Armée islamique en Irak", une organisation clandestine formée dès l'été 2003 et essentiellement constituée, semble-t-il, de nationalistes irakiens sunnites plutôt proches des Frères musulmans. N'appartenant pas à la mouvance d'Al-Qaida en Irak - l'Armée avait par exemple appelé à voter en 2005 contre la nouvelle Constitution irakienne, alors que l'organisation fondée par Oussama Ben Laden juge l'exercice du vote "non islamique par nature" -, l'objectif annoncé de "Jaish-al-Islami", son nom en arabe, est d'expulser toutes les forces étrangères de l'ancienne Mésopotamie.
La suite
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A quoi pensait-il ce jeune GI derrière la visière transparente de son casque ? Etait-il heureux d'avoir quitté sa Californie ou son Texas natal ? Satisfait de se trouver là, sous un beau soleil d'automne, en plein coeur d'une ville en fièvre nommée Bagdad ? Comptait-il plutôt avec angoisse les jours qui le séparaient de la quille ? Avait-il peur de mourir ? Avait-il jamais tué quiconque avec cette grosse mitrailleuse qu'il empoignait ce jour-là dans la tourelle de son blindé ?
A 200 mètres de là, de l'autre côté du grand carrefour, Juba l'Irakien ne se posait sans doute pas ces questions. Allongé sur un matelas à l'intérieur d'un minibus aux vitres teintées, Juba était là pour tuer. L'oeil vissé à son viseur, la respiration lente, il prenait son temps, étudiait le vent qui s'engouffrait dans les feuillages d'un eucalyptus, corrigeait sa visée en fonction, cherchait sa cible, le meilleur angle de tir pour son fusil à lunette.
Le viseur du Dragonov de fabrication russe qu'il soignait comme un trésor passait d'une cible potentielle à l'autre. Elles étaient quatre. Serait-ce ce soldat harnaché comme un templier des temps modernes qui s'éloignait du blindé, s'approchait du trottoir, observait une à une les voitures qui passaient lentement devant lui dans le grand charivari urbain ? Ou bien cet autre, là derrière, les mains crispées sur son fusil d'assaut, qui dévisageait les passants d'un oeil soupçonneux, tandis qu'eux-mêmes le contournaient sans le regarder, s'efforçant de l'ignorer et poursuivant leur chemin ?
Juba n'a pas droit à l'erreur. Une seule balle doit être tirée, une seule. C'est une règle de survie. Ensuite, comme à l'accoutumée, il faudra dégager, doucement, sans se presser, et sans attirer l'attention, se perdre dans le grand flot mécanique. La caméra qui tient toute la scène dans son collimateur zoome alternativement sur chacun des soldats. L'objectif s'arrête un instant sur le servant de la mitrailleuse. Est-ce lui le maillon faible ?
Sur le trottoir, les soldats marchent, s'arrêtent, font demi-tour, repartent. Lui, le mitrailleur, est coincé dans sa tourelle. Statique par nature. Impossible de deviner ses traits. Trop loin. On n'aperçoit que sa tête casquée, ses bras, le haut du torse. Le zoom repart, revient, s'arrête définitivement sur lui. Son destin est tranché. Un claquement sec, une éphémère volute de fumée qui s'échappe de son casque, les bras qui se lèvent dans un ultime spasme, l'homme s'effondre comme une poupée de chiffon derrière son blindage. La balle, calibre 7,62, lui a fracassé la tête.
Distribué fin octobre à la sortie des mosquées avec les friandises traditionnelles des fêtes de l'Aïd qui marquent la fin du ramadan, la mort du GI enregistrée sur un DVD dont Le Monde s'est procuré une copie est devenue un véritable "hit", le "must" d'une jeunesse irakienne désemparée par la guerre, aux trois quarts sans travail, totalement désoeuvrée. Les bons jours, moins d'un tiers des étudiants de la ville ose encore se rendre à des cours le plus souvent désertés par des enseignants qui fuient le pays en masse. Il y a maintenant près de quatre ans que les cinémas, les théâtres et les salles de jeu de la capitale ont fermé leurs portes. De toute façon, avec le couvre-feu qui commence chaque soir à 20 heures, il n'y a plus que la télé, les centaines de chaînes satellites qu'on peut désormais capter. Et l'Internet. Sous la dictature de Saddam Hussein, tout cela était interdit. Merci l'Amérique...
Grâce à elle, outre les enregistrements offerts et échangés sous le manteau, le mythe de Juba est un immense succès en ligne. Les "exploits" du franc-tireur ont été vus par au moins 35 000 Irakiens sur les sites appropriés. Pour les garçons et filles qui se bousculent dans les cafés Internet ouverts un peu partout depuis l'invasion d'avril 2003, Juba est devenu un héros, peut-être le seul de cette épouvantable période. Entre 100 000 et 650 000 Irakiens - nul ne sait précisément, les estimations s'envolent - ont perdu la vie depuis près de quatre ans. Près de 2 millions d'autres, les élites surtout, ont abandonné leur pays pour se réfugier ailleurs.
Un pays qui vit au moins deux guerres simultanées, celle menée par, au bas mot, 20 000 "insurgés" contre l'occupation militaire étrangère et celle qui oppose les milliers de gangsters et de miliciens affiliés aux diverses formations politico-religieuses en lutte pour le contrôle d'une parcelle de pouvoir. Les Arabes chiites et sunnites irakiens ont des visions diamétralement opposées de la situation politique. Les assassinats sectaires, les enlèvements collectifs et les attentats aveugles qui tuent chaque jour des dizaines de civils et de policiers irakiens terrorisent à peu près tout le monde et ne sont ouvertement soutenus par personne. Qui pourrait applaudir pareille boucherie qui sature les cimetières ?
A en croire les sondages, dont les conclusions se reflètent largement dans les conversations qu'on peut encore avoir à Bagdad avec des Irakiens "ordinaires" de toutes confessions, le seul dénominateur commun entre les deux grandes communautés arabes du pays est la détestation de "l'occupant". D'où l'indiscutable succès de "Juba le sniper" qui lui, comme le souligne gravement Taher M., un jeune Bagdadi de 21 ans, "ne tue que des infidèles". "Dans le carnage ambiant, explique un ami sociologue, les actions de Juba paraissent au moins dans la norme des guerres."
Qui est ce mystérieux "Zorro arabe" qui laisse presque à chaque fois sur les lieux un papier ou un graffiti de deux lignes disant à peu près que "ce qui a été pris par le sang ne peut être repris que dans le sang" ? A la vérité, nul n'en sait trop rien. "C'est une légende urbaine fabriquée par la propagande terroriste via un habile montage de séquences qui mettent probablement en scène plusieurs snipers", explique-t-on au quartier général américain à Bagdad. Peut-être.
Une seule chose est sûre, le ou les tireurs semblent bel et bien appartenir à un même groupe armé, dénommé "Armée islamique en Irak", une organisation clandestine formée dès l'été 2003 et essentiellement constituée, semble-t-il, de nationalistes irakiens sunnites plutôt proches des Frères musulmans. N'appartenant pas à la mouvance d'Al-Qaida en Irak - l'Armée avait par exemple appelé à voter en 2005 contre la nouvelle Constitution irakienne, alors que l'organisation fondée par Oussama Ben Laden juge l'exercice du vote "non islamique par nature" -, l'objectif annoncé de "Jaish-al-Islami", son nom en arabe, est d'expulser toutes les forces étrangères de l'ancienne Mésopotamie.
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