Un triangle difficile : l’Algérie, le Maroc et la France
Ayant vaincu chez elle une insurrection islamiste – les responsables parlent aujourd’hui des groupes armés comme d’une menace « résiduelle » – l’Algérie se considère comme un îlot de stabilité entouré de pays instables.34
Sa stratégie régionale consiste à établir une « politique de voisinage » qui favorise l’intégration horizontale entre les pays du Sahel, l’Algérie jouant à la fois le rôle de pivot et de protecteur, par opposition au voisinage plutôt tourné vers l’Occident (vers la France, les Etats-Unis et d’autres puissances étrangères) pour résoudre ses problèmes. Parallèlement, Alger résiste aux pressions l’incitant à devenir le « gendarme de la région » sous-traité pour protéger l’Occident de la violence jihadiste et de l’immigration clandestine ou intervenir militairement dans les crises régionales.35
Si elle souhaite s’affirmer comme une puissance régionale, elle veut le faire selon ses propres conditions, notamment parce que ses responsables considèrent que la politique occidentale récente – en particulier l’intervention de l’Otan en Libye – est très mal conçue et irresponsable.36
L’Algérie est également soucieuse de maintenir la cohérence de sa doctrine traditionnelle de politique étrangère.37 La démarche de l’Algérie face aux crises libyenne, malienne et tunisienne ne peut pas être considérée indépendamment de ses relations avec le Maroc, son rival traditionnel, ou avec la France et les Etats-Unis qui ont signalé le Sahel comme une préoccupation prioritaire et dont les politiques et la volonté d’afficher leur puissance peuvent s’opposer aux intérêts algériens. Dans un sens, la nouvelle politique de voisinage vise à affirmer l’influence du pays dans la région, que ce soit dans le contexte d’une telle concurrence ou pour éviter que ses intérêts et positions soient ignorés à des moments décisifs (comme en Libye en 2011).
Les relations et les rivalités entre l’Algérie, le Maroc et la France sont particuliè- rement importantes. Alger et Rabat ont tendance à considérer les relations bilaté- rales sur la base d’un jeu à somme nulle : tout gain en stature régionale pour l’un est considéré automatiquement par l’autre comme une perte pour lui-même.38
Le Maroc perçoit l’hégémonie algérienne au Sahel comme une menace pour son influence croissante en Afrique de l’Ouest (il est le plus gros investisseur africain dans la ré- gion) et pour ses revendications sur le Sahara occidental, en particulier sur le plan diplomatique, étant donné que la plupart des pays ayant reconnu la République arabe sahraouie démocratique (RASD) du Mouvement Polisario sont africains. Cela a poussé le Maroc à quitter l’UA pour protester contre l’adhésion de la RASD, ce qui l’a marginalisé dans la diplomatie du continent en dehors de son rôle en Afrique de l’Ouest.39
L’Algérie considère le Maroc comme un trublion plutôt qu’un rival.40
L’amélioration ou le déclin des relations entre Alger et Rabat avec Paris est à son tour également considéré comme se faisant au détriment de l’autre.41 Les relations franco-algériennes sont, pour les deux pays, compliquées par une guerre d’indépendance qui continue à résonner dans la politique nationale – surtout pour une classe politique algérienne ancrée dans le credo révolutionnaire du Front de libération nationale. L’Algérie considère la France comme un véritable rival au Sahel, même si elle est également un partenaire.
La France a une forte présence militaire et un rayonnement politique important dans ses deux anciennes colonies, le Mali et le Niger, et plus généralement en Afrique francophone. Si les responsables pensent que l’action militaire de la France en Libye et au Mali a eu des effets déstabilisateurs et a nui aux intérêts algériens,42 les deux pays ont des intérêts de sécurité communs et ont renforcé la coopération entre leurs armées et leurs services de renseignement au cours des dernières années.43
Au demeurant, ils continuent pourtant à avoir une approche fortement divergente en matière de sécurité au Sahel, en particulier en ce qui concerne le recours à la force militaire. Conformément à la résolution 2085 (20 décembre 2012) du Conseil de sécurité de l’ONU autorisant le déploiement d’une mission de soutien dirigée par l’Afrique pour rétablir l’ordre constitutionnel et l’intégrité territoriale du Mali et une demande officielle de l’aide française par les autorités intérimaires maliennes, l’Algérie a coopéré avec l’opération Serval, l’intervention militaire dirigée par la France. Un agent retraité des services de renseignements algériens a déclaré : L’opération militaire française a été soutenue par l’ONU. Face à un Etat malien qui s’effrite et au chaos qui se propageait, les Français ont rapidement présenté une résolution à l’ONU autorisant l’emploi de la force au Mali.
Le gouvernement malien a accepté la présence des forces françaises, et l’Algérie ne peut donc pas s’y opposer.44
Cela étant dit, l’Algérie est insatisfaite de la mesure relativement limitée dans laquelle la France a partagé ses informations sur ses activités au nord du Mali, des opérations qui ont une incidence directe sur l’Algérie, notamment par le biais de l’afflux de réfugiés ou des combattants en fuite.45 Oberlé, « Hollande s’empêtre dans la rivalité maroco-algérienne », Le Figaro, 6 janvier 2015. Les relations se sont améliorées en 2015 après l’intervention de Hollande dans la crise.
L’Algérie est également en compétition avec la France pour façonner l’infrastructure de sécurité de la région. Alger est le principal partisan du processus de Nouakchott, lancé par l’UA en mars 2013, qui réunit onze pays du Maghreb, du Sahel et d’Afrique de l’Ouest pour promouvoir la coopération régionale en matière de sécurité.46
L’Algérie considère ce processus comme une alternative aussi bien à la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) qui a été incapable de faire face à la crise malienne en 2012, qu’aux forces de maintien de la paix de l’ONU qui ne disposent pas d’un cadre politique.47 Des responsables affirment que le processus de Nouakchott a déjà amélioré de façon mesurable l’échange de renseignements, et des formations conjointes de personnel et de patrouilles mixtes sont envisagées. Au Sahel, la France promeut une approche différente de la sécurité qui miroite parfois celle de l’Algérie. Elle a par exemple lancé une Unité régionale de fusion de renseignements lors d’une réunion à Paris, juste après l’enlèvement en 2014 par Boko Haram de plusieurs centaines de jeunes filles d’une école de Chibok (Nigéria).
Cette unité présente des similitudes frappantes avec l’Unité de fusion et de liaison, basée à Alger, qui consiste en une plateforme d’échange d’informations créée en 2010 et réunissant les chefs des services de renseignement des Etats du Sahel préoccupés par les menaces transfrontalières. Un jour après le lancement du processus de Nouakchott, le « G5 du Sahel » soutenu par la France (un cadre pour promouvoir la coordination de la sécurité entre la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Tchad et le Burkina Faso), a convoqué un sommet extraordinaire à Nouakchott. Les chefs d’Etat du Mali, de la Mauritanie et le Burkina Faso ont participé aux sommets consécutifs.
Enfin, en juillet 2014, la France a lancé l’opération Barkhane, qui a succédé à l’opération Serval, non seulement pour poursuivre ses opérations au Mali, mais aussi pour établir une architecture de collecte de renseignements et une capacité de projection de force à travers le Sahel, notamment par le biais des bases installées au Tchad, au Niger, en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso. Le principal partenaire régional de la France est le Tchad, le seul pays du Sahel en mesure de déployer des troupes dans la région. Barkhane est une opération plus ambitieuse, plus militarisée visant à apporter la stabilité au Sahel. C’est la raison pour laquelle l’Algérie la voit comme une tentative d’encerclement de la part de la France et de ses alliés, qui réduirait encore l’influence de l’Algérie et ouvrirait la voie à des interventions militaires supplémentaires à ses frontières. Cette situation est particulièrement préoccupante dans le contexte du resserrement des relations en matière de sécurité entre la Tunisie et l’Occident (notamment l’Otan) et la possibilité d’une nouvelle intervention militaire occidentale en Libye pour freiner les flux migratoires et/ou combattre l’Etat islamique (EI).
L’Algérie et ses voisins : Rapport Moyen-Orient et Afrique du Nord N°164, 12 octobre 2015
International Crisis Group
Ayant vaincu chez elle une insurrection islamiste – les responsables parlent aujourd’hui des groupes armés comme d’une menace « résiduelle » – l’Algérie se considère comme un îlot de stabilité entouré de pays instables.34
Sa stratégie régionale consiste à établir une « politique de voisinage » qui favorise l’intégration horizontale entre les pays du Sahel, l’Algérie jouant à la fois le rôle de pivot et de protecteur, par opposition au voisinage plutôt tourné vers l’Occident (vers la France, les Etats-Unis et d’autres puissances étrangères) pour résoudre ses problèmes. Parallèlement, Alger résiste aux pressions l’incitant à devenir le « gendarme de la région » sous-traité pour protéger l’Occident de la violence jihadiste et de l’immigration clandestine ou intervenir militairement dans les crises régionales.35
Si elle souhaite s’affirmer comme une puissance régionale, elle veut le faire selon ses propres conditions, notamment parce que ses responsables considèrent que la politique occidentale récente – en particulier l’intervention de l’Otan en Libye – est très mal conçue et irresponsable.36
L’Algérie est également soucieuse de maintenir la cohérence de sa doctrine traditionnelle de politique étrangère.37 La démarche de l’Algérie face aux crises libyenne, malienne et tunisienne ne peut pas être considérée indépendamment de ses relations avec le Maroc, son rival traditionnel, ou avec la France et les Etats-Unis qui ont signalé le Sahel comme une préoccupation prioritaire et dont les politiques et la volonté d’afficher leur puissance peuvent s’opposer aux intérêts algériens. Dans un sens, la nouvelle politique de voisinage vise à affirmer l’influence du pays dans la région, que ce soit dans le contexte d’une telle concurrence ou pour éviter que ses intérêts et positions soient ignorés à des moments décisifs (comme en Libye en 2011).
Les relations et les rivalités entre l’Algérie, le Maroc et la France sont particuliè- rement importantes. Alger et Rabat ont tendance à considérer les relations bilaté- rales sur la base d’un jeu à somme nulle : tout gain en stature régionale pour l’un est considéré automatiquement par l’autre comme une perte pour lui-même.38
Le Maroc perçoit l’hégémonie algérienne au Sahel comme une menace pour son influence croissante en Afrique de l’Ouest (il est le plus gros investisseur africain dans la ré- gion) et pour ses revendications sur le Sahara occidental, en particulier sur le plan diplomatique, étant donné que la plupart des pays ayant reconnu la République arabe sahraouie démocratique (RASD) du Mouvement Polisario sont africains. Cela a poussé le Maroc à quitter l’UA pour protester contre l’adhésion de la RASD, ce qui l’a marginalisé dans la diplomatie du continent en dehors de son rôle en Afrique de l’Ouest.39
L’Algérie considère le Maroc comme un trublion plutôt qu’un rival.40
L’amélioration ou le déclin des relations entre Alger et Rabat avec Paris est à son tour également considéré comme se faisant au détriment de l’autre.41 Les relations franco-algériennes sont, pour les deux pays, compliquées par une guerre d’indépendance qui continue à résonner dans la politique nationale – surtout pour une classe politique algérienne ancrée dans le credo révolutionnaire du Front de libération nationale. L’Algérie considère la France comme un véritable rival au Sahel, même si elle est également un partenaire.
La France a une forte présence militaire et un rayonnement politique important dans ses deux anciennes colonies, le Mali et le Niger, et plus généralement en Afrique francophone. Si les responsables pensent que l’action militaire de la France en Libye et au Mali a eu des effets déstabilisateurs et a nui aux intérêts algériens,42 les deux pays ont des intérêts de sécurité communs et ont renforcé la coopération entre leurs armées et leurs services de renseignement au cours des dernières années.43
Au demeurant, ils continuent pourtant à avoir une approche fortement divergente en matière de sécurité au Sahel, en particulier en ce qui concerne le recours à la force militaire. Conformément à la résolution 2085 (20 décembre 2012) du Conseil de sécurité de l’ONU autorisant le déploiement d’une mission de soutien dirigée par l’Afrique pour rétablir l’ordre constitutionnel et l’intégrité territoriale du Mali et une demande officielle de l’aide française par les autorités intérimaires maliennes, l’Algérie a coopéré avec l’opération Serval, l’intervention militaire dirigée par la France. Un agent retraité des services de renseignements algériens a déclaré : L’opération militaire française a été soutenue par l’ONU. Face à un Etat malien qui s’effrite et au chaos qui se propageait, les Français ont rapidement présenté une résolution à l’ONU autorisant l’emploi de la force au Mali.
Le gouvernement malien a accepté la présence des forces françaises, et l’Algérie ne peut donc pas s’y opposer.44
Cela étant dit, l’Algérie est insatisfaite de la mesure relativement limitée dans laquelle la France a partagé ses informations sur ses activités au nord du Mali, des opérations qui ont une incidence directe sur l’Algérie, notamment par le biais de l’afflux de réfugiés ou des combattants en fuite.45 Oberlé, « Hollande s’empêtre dans la rivalité maroco-algérienne », Le Figaro, 6 janvier 2015. Les relations se sont améliorées en 2015 après l’intervention de Hollande dans la crise.
L’Algérie est également en compétition avec la France pour façonner l’infrastructure de sécurité de la région. Alger est le principal partisan du processus de Nouakchott, lancé par l’UA en mars 2013, qui réunit onze pays du Maghreb, du Sahel et d’Afrique de l’Ouest pour promouvoir la coopération régionale en matière de sécurité.46
L’Algérie considère ce processus comme une alternative aussi bien à la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) qui a été incapable de faire face à la crise malienne en 2012, qu’aux forces de maintien de la paix de l’ONU qui ne disposent pas d’un cadre politique.47 Des responsables affirment que le processus de Nouakchott a déjà amélioré de façon mesurable l’échange de renseignements, et des formations conjointes de personnel et de patrouilles mixtes sont envisagées. Au Sahel, la France promeut une approche différente de la sécurité qui miroite parfois celle de l’Algérie. Elle a par exemple lancé une Unité régionale de fusion de renseignements lors d’une réunion à Paris, juste après l’enlèvement en 2014 par Boko Haram de plusieurs centaines de jeunes filles d’une école de Chibok (Nigéria).
Cette unité présente des similitudes frappantes avec l’Unité de fusion et de liaison, basée à Alger, qui consiste en une plateforme d’échange d’informations créée en 2010 et réunissant les chefs des services de renseignement des Etats du Sahel préoccupés par les menaces transfrontalières. Un jour après le lancement du processus de Nouakchott, le « G5 du Sahel » soutenu par la France (un cadre pour promouvoir la coordination de la sécurité entre la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Tchad et le Burkina Faso), a convoqué un sommet extraordinaire à Nouakchott. Les chefs d’Etat du Mali, de la Mauritanie et le Burkina Faso ont participé aux sommets consécutifs.
Enfin, en juillet 2014, la France a lancé l’opération Barkhane, qui a succédé à l’opération Serval, non seulement pour poursuivre ses opérations au Mali, mais aussi pour établir une architecture de collecte de renseignements et une capacité de projection de force à travers le Sahel, notamment par le biais des bases installées au Tchad, au Niger, en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso. Le principal partenaire régional de la France est le Tchad, le seul pays du Sahel en mesure de déployer des troupes dans la région. Barkhane est une opération plus ambitieuse, plus militarisée visant à apporter la stabilité au Sahel. C’est la raison pour laquelle l’Algérie la voit comme une tentative d’encerclement de la part de la France et de ses alliés, qui réduirait encore l’influence de l’Algérie et ouvrirait la voie à des interventions militaires supplémentaires à ses frontières. Cette situation est particulièrement préoccupante dans le contexte du resserrement des relations en matière de sécurité entre la Tunisie et l’Occident (notamment l’Otan) et la possibilité d’une nouvelle intervention militaire occidentale en Libye pour freiner les flux migratoires et/ou combattre l’Etat islamique (EI).
L’Algérie et ses voisins : Rapport Moyen-Orient et Afrique du Nord N°164, 12 octobre 2015
International Crisis Group
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