Mendicité culturelle
Ahmed R. Benchemsi
Pour des centaines de milliers de Marocains, renoncer à sa dignité est une posture facile. Parce qu’ils y sont culturellement préparés
Un nouveau chiffre vient de sortir. D’après une étude réalisée pour le ministère du Développement social de Nouzha Skalli, il y a 200 000 mendiants au Maroc, dont 120 000 “mendiants professionnels” – c’est-à-dire qui vivent la mendicité comme un métier, et non comme une extrémité à laquelle la pauvreté les a réduits. Pourquoi ? Le calcul est
vite fait : d’après la même étude, chacun d’eux gagne 300 DH par jour en moyenne, et pour certains, cela va jusqu’à 700. Même si on ne retient que le chiffre de 300 DH, cela fait, pour 6 jours de “travail” par semaine, 7800 DH de revenu mensuel, net d’impôts ! Quand on sait que le SMIG plafonne à 2000…
Comment sortir de cette impasse ? Le département de Mme Skalli dit en être encore au stade de la “réflexion”. La ministre convient déjà, en tout cas, que la loi existante (qui prévoit un mois à deux ans de prison pour ceux qui mendient tout en “ayant des moyens de subsistance ou en étant en mesure de se les procurer par le travail”, et qui exploitent des enfants dans ce but)… est tout bonnement inapplicable, sous peine de générer de graves troubles sociaux. Comment déterminer avec certitude qui “est en mesure de travailler” et qui ne l’est pas ? Selon quels critères ? Et par quelles méthodes, sur le terrain ? Parmi les nouvelles pistes de législation retenues, celle qui prévoit de “confisquer” les biens amassés par les mendiants professionnels. Là aussi, comment les différencier des autres sans causer de terribles injustices – et risquer, encore une fois, de sérieux troubles ? Laissons Mme Skalli “réfléchir” (et souhaitons-lui bon courage, parce qu’à l’appui de sa “réflexion”, elle ne dispose que de 20 malheureux millions de dirhams, et de l’espoir d’une “approche concertée avec d’autres acteurs”) et réfléchissons, nous, à ce qui nous a menés à cette situation.
J’ai personnellement eu l’occasion, à plusieurs reprises, de voyager dans des pays où le niveau de vie est comparable au nôtre (comme l’Algérie), ou nettement inférieur – notamment en Afrique subsaharienne, et particulièrement en Mauritanie, officiellement un des pays les plus pauvres de la planète. Eh bien j’y ai vu infiniment moins de mendiants qu’au Maroc, pour ne pas dire aucun. Ce n’est donc pas une question de pauvreté, mais de mentalité.
Le Marocain aurait-il une âme de mendiant ?
L’affirmer serait sans doute un peu fort. Mais on ne peut s’empêcher de penser au paradigme social qui, aujourd’hui encore, régente notre “vivre ensemble” : le bonne vieille dualité “haggar/mahgour”, ou “méprisant/méprisé”. En l’absence d’une culture de l’égalité (fortement présente en Algérie, par exemple), le Marocain lambda se définira toujours comme le “supérieur” des uns et, à contrario, “l’inférieur” des autres. Il n’y a qu’une seule personne dans ce pays qui échappe à cette dualité : le roi, à qui on fait allégeance, à qui on embrasse la main et qui, statutairement, ne peut être “l’inférieur” de personne. Une personne sur 30 millions, c’est tout de même peu. À l’autre extrémité de la pyramide sociale, on trouve des centaines de milliers, voire des millions de gens. Comment vont-ils se définir ? Forcément comme des “inférieurs”, puisqu’ils n’ont personne à qui imposer leur “supériorité”. Du coup, renoncer à sa dignité et tendre la main (même quand on n’en a pas besoin pour vivre) devient une posture facile, qu’on adopte sans blocage psychologique particulier. Parce qu’on y est culturellement préparé. Quand on ne mendie pas de l’argent dans la rue, on mendie des faveurs, des agréments, une promotion, tout et n’importe quoi, pourvu que cela passe par une posture de soumission.
Tout cela dépasse de loin les compétences de la courageuse Mme Skalli. Mais la problématique mérite d’être posée dans sa globalité. Au-delà de mesures législatives à l’efficacité discutable, c’est à une réforme globale des mentalités qu’il faut s’attaquer, et il est indispensable que l’exemple vienne de haut. Du plus haut. Vœu pieux ?
telquel
Ahmed R. Benchemsi
Pour des centaines de milliers de Marocains, renoncer à sa dignité est une posture facile. Parce qu’ils y sont culturellement préparés
Un nouveau chiffre vient de sortir. D’après une étude réalisée pour le ministère du Développement social de Nouzha Skalli, il y a 200 000 mendiants au Maroc, dont 120 000 “mendiants professionnels” – c’est-à-dire qui vivent la mendicité comme un métier, et non comme une extrémité à laquelle la pauvreté les a réduits. Pourquoi ? Le calcul est
vite fait : d’après la même étude, chacun d’eux gagne 300 DH par jour en moyenne, et pour certains, cela va jusqu’à 700. Même si on ne retient que le chiffre de 300 DH, cela fait, pour 6 jours de “travail” par semaine, 7800 DH de revenu mensuel, net d’impôts ! Quand on sait que le SMIG plafonne à 2000…
Comment sortir de cette impasse ? Le département de Mme Skalli dit en être encore au stade de la “réflexion”. La ministre convient déjà, en tout cas, que la loi existante (qui prévoit un mois à deux ans de prison pour ceux qui mendient tout en “ayant des moyens de subsistance ou en étant en mesure de se les procurer par le travail”, et qui exploitent des enfants dans ce but)… est tout bonnement inapplicable, sous peine de générer de graves troubles sociaux. Comment déterminer avec certitude qui “est en mesure de travailler” et qui ne l’est pas ? Selon quels critères ? Et par quelles méthodes, sur le terrain ? Parmi les nouvelles pistes de législation retenues, celle qui prévoit de “confisquer” les biens amassés par les mendiants professionnels. Là aussi, comment les différencier des autres sans causer de terribles injustices – et risquer, encore une fois, de sérieux troubles ? Laissons Mme Skalli “réfléchir” (et souhaitons-lui bon courage, parce qu’à l’appui de sa “réflexion”, elle ne dispose que de 20 malheureux millions de dirhams, et de l’espoir d’une “approche concertée avec d’autres acteurs”) et réfléchissons, nous, à ce qui nous a menés à cette situation.
J’ai personnellement eu l’occasion, à plusieurs reprises, de voyager dans des pays où le niveau de vie est comparable au nôtre (comme l’Algérie), ou nettement inférieur – notamment en Afrique subsaharienne, et particulièrement en Mauritanie, officiellement un des pays les plus pauvres de la planète. Eh bien j’y ai vu infiniment moins de mendiants qu’au Maroc, pour ne pas dire aucun. Ce n’est donc pas une question de pauvreté, mais de mentalité.
Le Marocain aurait-il une âme de mendiant ?
L’affirmer serait sans doute un peu fort. Mais on ne peut s’empêcher de penser au paradigme social qui, aujourd’hui encore, régente notre “vivre ensemble” : le bonne vieille dualité “haggar/mahgour”, ou “méprisant/méprisé”. En l’absence d’une culture de l’égalité (fortement présente en Algérie, par exemple), le Marocain lambda se définira toujours comme le “supérieur” des uns et, à contrario, “l’inférieur” des autres. Il n’y a qu’une seule personne dans ce pays qui échappe à cette dualité : le roi, à qui on fait allégeance, à qui on embrasse la main et qui, statutairement, ne peut être “l’inférieur” de personne. Une personne sur 30 millions, c’est tout de même peu. À l’autre extrémité de la pyramide sociale, on trouve des centaines de milliers, voire des millions de gens. Comment vont-ils se définir ? Forcément comme des “inférieurs”, puisqu’ils n’ont personne à qui imposer leur “supériorité”. Du coup, renoncer à sa dignité et tendre la main (même quand on n’en a pas besoin pour vivre) devient une posture facile, qu’on adopte sans blocage psychologique particulier. Parce qu’on y est culturellement préparé. Quand on ne mendie pas de l’argent dans la rue, on mendie des faveurs, des agréments, une promotion, tout et n’importe quoi, pourvu que cela passe par une posture de soumission.
Tout cela dépasse de loin les compétences de la courageuse Mme Skalli. Mais la problématique mérite d’être posée dans sa globalité. Au-delà de mesures législatives à l’efficacité discutable, c’est à une réforme globale des mentalités qu’il faut s’attaquer, et il est indispensable que l’exemple vienne de haut. Du plus haut. Vœu pieux ?
telquel
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