Réformer l’islam pour lui permettre de devenir une force de transformation du monde tarik ramadan
je vous demande de bien vouloir lire avant de vous prononcez
Article publié dans Le Soir (Belgique) du 04.04.06
Cela fait des décennies que l’on parle de réforme dans le monde musulman. Les débats sont intenses entre les tenants de « la nécessaire réforme » destinée à libérer l’esprit musulman et ceux qui s’y opposent parce qu’elle cacherait soit une trahison des principes de l’islam soit une dangereuse occidentalisation. Les musulmans peinent à trouver des réponses adéquates aux défis contemporains : les crises (religieuse, identitaire, scientifique, politique ou économique) sont profondes et un réveil s’impose mais les divergences quant aux moyens et aux finalités de cet engagement sont inextricables.
Le concept qui revient le plus souvent dans les débats est celui d’« ijtihâd » signifiant « la lecture critique des textes de référence » (Coran et tradition prophétique) et qui doit permettre de promouvoir une approche historique et contextualisée des textes révélés en même temps qu’il invite la rationalité humaine à plus de créativité dans l’élaboration de réponses aux problèmes de notre temps. Le concept est omniprésent et pourtant rien ne semble évoluer : les crises s’amplifient et l’intelligence musulmane est en panne dans des domaines aussi essentiels que l’éducation, les sciences, la démocratisation, le respect des droits fondamentaux dont ceux des femmes, la violence, etc. Quelles sont les raisons de ces blocages, comment inverser cette malheureuse spirale ?
Les savants musulmans ("ulamâ’") ne sont pas d’accord sur les différentes définitions des concepts clefs de la terminologie islamique.
Pour les littéralistes et les traditionalistes, la « sharî’a » est un corps de lois qui forment un univers de référence clos qui s’oppose à toute évolution et à toute lecture historique et contextualisée. La tradition réformiste, au contraire, a très tôt défini le concept de sharî’a comme « la voie de la fidélité aux principes de l’islam » au coeur de laquelle les domaines du credo et de la pratique (al-aqîda, al-ibadât) sont distincts du domaine des affaires sociales et des relations interpersonnelles (al-mu’âmalât) : les prescriptions sont immuables dans les deux premiers alors les textes offrent une grande latitude à la rationalité humaine dans le second. La tendance réformiste est partout présente mais sa contribution au cours du XXe siècle reste insuffisante.
Cet état de fait est lié aux déficits qui se trouvent au coeur de l’approche réformiste elle-même. Des savants du droit et de la jurisprudence musulmane (fuqahâ’ ) travaillent de façon approfondie sur les textes et proposent de nouvelles interprétations : leur contribution est phénoménale et nul ne peut en ignorer l’importance. Questionnés par le réel, interpellés par la nature des nouveaux défis (scientifiques, sociaux, économiques, etc.), ils tentent d’offrir des réponses adaptées à leur époque et cependant, la nature même de leur travail, exclusivement orienté sur les textes, les met dans une position de perpétuel suivisme. Le monde avance, ils le suivent. Réformer la compréhension des textes consiste donc pour eux à s’adapter aux nouvelles réalités de l’époque.
On pourrait imaginer que cela soit suffisant pour mettre en branle la nécessaire réforme mais force est de constater l’inefficience des propositions. Nous avons affaire à des spécialistes des textes qui discutent du monde sans avoir toujours une compréhension profonde de la complexité des domaines sur lesquels porte leur jugement. Ils s’expriment avec autorité sur l’économie, les sciences exactes ou humaines sans maîtriser les savoirs et les savoir-faire nécessaires non seulement au fait de s’adapter au monde mais surtout à le transformer à la lumière des exigences de l’éthique (respect de l’intégrité de la personne, justice sociale, égalité, etc.)
Les savants et les penseurs musulmans contemporains ne sont une force de propositions dans aucun de ces domaines.
Il s’agit d’une profonde crise d’autorité. Le chaos règne quant à savoir qui parmi les « ulamâ’ » est légitimé à se prononcer : les avis de ces derniers sont souvent contradictoires et personne ne sait très bien à qui se référer. Au surplus, les « ulamâ’ » sont jaloux de leur autorité dans les domaines de l’élaboration de la norme et des opinions juridiques (fatwâ) et ils ressentent souvent comme une intrusion dangereuse la participation des spécialistes des sciences dites « profanes » dans l’élaboration de la jurisprudence contemporaine. Sous prétexte que ces derniers ne sont pas des spécialistes du « droit islamique », ils n’auraient rien à dire sur la question et seraient dénués de toute autorité en la matière.
La réforme radicale dont nous avons besoin se situe très exactement à ce niveau. Il s’agit de déplacer le centre de gravité du pouvoir et de l’autorité des « ulamâ’ » au niveau des fondements du droit et de la jurisprudence islamiques (usûl al-fiqh). En effet, les textes ne sont pas les seules références normatives du droit musulman mais l’univers - le livre du monde selon l’expression d’al-Ghazâlî - est une source qu’il faut placer au même niveau que les textes. Les savants et experts, spécialistes des sciences expérimentales, exactes ou humaines doivent pouvoir contribuer à l’élaboration de l’éthique islamique contemporaine. Maîtrisant les différents domaines de la connaissance, ils sont mieux à même d’orienter la réflexion des « ulamâ’ » et de produire une réforme de transformation par l’éthique plutôt que d’adaptation par la nécessité (comme c’est le cas aujourd’hui).
L’ijtihâd contemporain n’est pas seulement l’affaire des spécialistes des textes. Si nul ne peut contester leurs compétences, il importe de convoquer à la table de cette lecture critique des textes, des femmes - beaucoup plus de femmes - et des hommes versés dans les différents domaines d’activité afin qu’ils proposent de nouvelles orientations de réforme fidèles à l’éthique mais en phase avec la complexité des crises de l’époque. Il s’agit d’établir des espaces d’un ijtihâd paritaire et concerté qui réconcilient les musulmans ordinaires avec leurs références en leur restituant une parole, une compétence, une autorité. Les chantiers sont immenses : la promotion de l’esprit critique, la réforme de l’éducation ; l’élaboration d’une éthique musulmane en matière de sciences ; la proposition d’alternatives économiques (globale autant que locale) ; la transformation radicale du statut des femmes ; la démocratisation, la formation de la société civile autant que la gestion de la violence et du rapport à autrui, etc.
Cette réforme radicale exige la conscientisation de chacun et établit que la libération des esprits ne se fera que par la participation des acteurs directement concernés. Avec les « ulamâ’ » des textes (an-nusûs) nous avons besoin d’« ulamâ’ » du contexte et de l’environnement (al-wâqi’ ) qui soient capables de concrétiser un processus qui offre aux musulmans la possibilité de devenir une force de transformation du monde.
Le rôle de l’Occident et de ses intellectuels est majeur : par leurs questions, par leurs critiques constructives, par leur capacité à écouter la multiplicité des voix musulmanes (et non pas seulement celles qui leur plaisent), ils peuvent devenir les partenaires de cette révolution. Au creuset de cette dynamique, tous les acteurs de ce dialogue découvriront qu’ils partagent de nombreuses valeurs et qu’il est possible non seulement de cheminer ensemble mais de devenir de vrais partenaires afin de rendre ce monde meilleur.
Loin des sirènes qui appelleraient à une modernisation sans valeurs et sans âme, il s’agit d’établir les principes éthiques de la réforme et de la transformation du monde au nom de la justice et de la dignité des êtres humains malheureusement oubliés dans le désordre inhumain de l’actuel ordre globalisé.
je vous demande de bien vouloir lire avant de vous prononcez
Article publié dans Le Soir (Belgique) du 04.04.06
Cela fait des décennies que l’on parle de réforme dans le monde musulman. Les débats sont intenses entre les tenants de « la nécessaire réforme » destinée à libérer l’esprit musulman et ceux qui s’y opposent parce qu’elle cacherait soit une trahison des principes de l’islam soit une dangereuse occidentalisation. Les musulmans peinent à trouver des réponses adéquates aux défis contemporains : les crises (religieuse, identitaire, scientifique, politique ou économique) sont profondes et un réveil s’impose mais les divergences quant aux moyens et aux finalités de cet engagement sont inextricables.
Le concept qui revient le plus souvent dans les débats est celui d’« ijtihâd » signifiant « la lecture critique des textes de référence » (Coran et tradition prophétique) et qui doit permettre de promouvoir une approche historique et contextualisée des textes révélés en même temps qu’il invite la rationalité humaine à plus de créativité dans l’élaboration de réponses aux problèmes de notre temps. Le concept est omniprésent et pourtant rien ne semble évoluer : les crises s’amplifient et l’intelligence musulmane est en panne dans des domaines aussi essentiels que l’éducation, les sciences, la démocratisation, le respect des droits fondamentaux dont ceux des femmes, la violence, etc. Quelles sont les raisons de ces blocages, comment inverser cette malheureuse spirale ?
Les savants musulmans ("ulamâ’") ne sont pas d’accord sur les différentes définitions des concepts clefs de la terminologie islamique.
Pour les littéralistes et les traditionalistes, la « sharî’a » est un corps de lois qui forment un univers de référence clos qui s’oppose à toute évolution et à toute lecture historique et contextualisée. La tradition réformiste, au contraire, a très tôt défini le concept de sharî’a comme « la voie de la fidélité aux principes de l’islam » au coeur de laquelle les domaines du credo et de la pratique (al-aqîda, al-ibadât) sont distincts du domaine des affaires sociales et des relations interpersonnelles (al-mu’âmalât) : les prescriptions sont immuables dans les deux premiers alors les textes offrent une grande latitude à la rationalité humaine dans le second. La tendance réformiste est partout présente mais sa contribution au cours du XXe siècle reste insuffisante.
Cet état de fait est lié aux déficits qui se trouvent au coeur de l’approche réformiste elle-même. Des savants du droit et de la jurisprudence musulmane (fuqahâ’ ) travaillent de façon approfondie sur les textes et proposent de nouvelles interprétations : leur contribution est phénoménale et nul ne peut en ignorer l’importance. Questionnés par le réel, interpellés par la nature des nouveaux défis (scientifiques, sociaux, économiques, etc.), ils tentent d’offrir des réponses adaptées à leur époque et cependant, la nature même de leur travail, exclusivement orienté sur les textes, les met dans une position de perpétuel suivisme. Le monde avance, ils le suivent. Réformer la compréhension des textes consiste donc pour eux à s’adapter aux nouvelles réalités de l’époque.
On pourrait imaginer que cela soit suffisant pour mettre en branle la nécessaire réforme mais force est de constater l’inefficience des propositions. Nous avons affaire à des spécialistes des textes qui discutent du monde sans avoir toujours une compréhension profonde de la complexité des domaines sur lesquels porte leur jugement. Ils s’expriment avec autorité sur l’économie, les sciences exactes ou humaines sans maîtriser les savoirs et les savoir-faire nécessaires non seulement au fait de s’adapter au monde mais surtout à le transformer à la lumière des exigences de l’éthique (respect de l’intégrité de la personne, justice sociale, égalité, etc.)
Les savants et les penseurs musulmans contemporains ne sont une force de propositions dans aucun de ces domaines.
Il s’agit d’une profonde crise d’autorité. Le chaos règne quant à savoir qui parmi les « ulamâ’ » est légitimé à se prononcer : les avis de ces derniers sont souvent contradictoires et personne ne sait très bien à qui se référer. Au surplus, les « ulamâ’ » sont jaloux de leur autorité dans les domaines de l’élaboration de la norme et des opinions juridiques (fatwâ) et ils ressentent souvent comme une intrusion dangereuse la participation des spécialistes des sciences dites « profanes » dans l’élaboration de la jurisprudence contemporaine. Sous prétexte que ces derniers ne sont pas des spécialistes du « droit islamique », ils n’auraient rien à dire sur la question et seraient dénués de toute autorité en la matière.
La réforme radicale dont nous avons besoin se situe très exactement à ce niveau. Il s’agit de déplacer le centre de gravité du pouvoir et de l’autorité des « ulamâ’ » au niveau des fondements du droit et de la jurisprudence islamiques (usûl al-fiqh). En effet, les textes ne sont pas les seules références normatives du droit musulman mais l’univers - le livre du monde selon l’expression d’al-Ghazâlî - est une source qu’il faut placer au même niveau que les textes. Les savants et experts, spécialistes des sciences expérimentales, exactes ou humaines doivent pouvoir contribuer à l’élaboration de l’éthique islamique contemporaine. Maîtrisant les différents domaines de la connaissance, ils sont mieux à même d’orienter la réflexion des « ulamâ’ » et de produire une réforme de transformation par l’éthique plutôt que d’adaptation par la nécessité (comme c’est le cas aujourd’hui).
L’ijtihâd contemporain n’est pas seulement l’affaire des spécialistes des textes. Si nul ne peut contester leurs compétences, il importe de convoquer à la table de cette lecture critique des textes, des femmes - beaucoup plus de femmes - et des hommes versés dans les différents domaines d’activité afin qu’ils proposent de nouvelles orientations de réforme fidèles à l’éthique mais en phase avec la complexité des crises de l’époque. Il s’agit d’établir des espaces d’un ijtihâd paritaire et concerté qui réconcilient les musulmans ordinaires avec leurs références en leur restituant une parole, une compétence, une autorité. Les chantiers sont immenses : la promotion de l’esprit critique, la réforme de l’éducation ; l’élaboration d’une éthique musulmane en matière de sciences ; la proposition d’alternatives économiques (globale autant que locale) ; la transformation radicale du statut des femmes ; la démocratisation, la formation de la société civile autant que la gestion de la violence et du rapport à autrui, etc.
Cette réforme radicale exige la conscientisation de chacun et établit que la libération des esprits ne se fera que par la participation des acteurs directement concernés. Avec les « ulamâ’ » des textes (an-nusûs) nous avons besoin d’« ulamâ’ » du contexte et de l’environnement (al-wâqi’ ) qui soient capables de concrétiser un processus qui offre aux musulmans la possibilité de devenir une force de transformation du monde.
Le rôle de l’Occident et de ses intellectuels est majeur : par leurs questions, par leurs critiques constructives, par leur capacité à écouter la multiplicité des voix musulmanes (et non pas seulement celles qui leur plaisent), ils peuvent devenir les partenaires de cette révolution. Au creuset de cette dynamique, tous les acteurs de ce dialogue découvriront qu’ils partagent de nombreuses valeurs et qu’il est possible non seulement de cheminer ensemble mais de devenir de vrais partenaires afin de rendre ce monde meilleur.
Loin des sirènes qui appelleraient à une modernisation sans valeurs et sans âme, il s’agit d’établir les principes éthiques de la réforme et de la transformation du monde au nom de la justice et de la dignité des êtres humains malheureusement oubliés dans le désordre inhumain de l’actuel ordre globalisé.
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