Il faut parfois rompre pour « se sauver », c’est-à-dire à la fois fuir et sauver sa peau, se sauver en
rompant avec ce qui menace ou empêche d’exister. Cela peut être les autres, mais aussi parfois soi-
même, qui me censure, me bride. Il faut alors créer, par la rupture, les conditions d’apparition et de
réalisation de soi. Rompre pour révéler la personne que l’on veut être, pour exister en première
personne et non plus comme une marionnette ou un fétiche. Assumer son identité dans ce qu’elle peut
avoir de dérangeant, de décevant ou d’impossible au regard des autres et particulièrement des proches.
Faire le pari d’un devenir autre, dont les conditions d’émergence exigent la rupture.
Mais que se passe-t-il lorsque la rupture est involontaire, subie, vécue sur le mode de l’accident, de la
catastrophe ou de la tragédie ? Ce que l’on nomme parfois des « parenthèses de l’existence » – la
maladie, la dépression, le deuil – n’en sont pas ; elles engendrent le plus souvent une modification
profonde de la manière de penser et de vivre. Elles sont en elles-mêmes un principe de rupture, que je
peux reconnaître, revendiquer, dans l’optique d’une nouvelle vie, comme si cette épreuve du feu m’avait
purifié, débarrassé des scories de l’existence, mais que je peux aussi nier et refermer comme une
expérience sans conséquence. Dossier clos, affaire classée sans suite. Mais la faille que le drame a fait
apparaître continue de s’élargir en silence et les fêlures de chacun sont les prémisses des ruptures à
venir. L’enfant blessé fragilise l’adulte qu’il deviendra.
Si certains événements provoquent les ruptures, peut-être n’en sont-ils que le déclencheur ou le
prétexte ? La fêlure intime n’était-elle pas déjà là depuis longtemps, prête à se propager et à faire éclater
l’unité du moi ?
On évoque souvent le nouveau sujet qui surgit d’une rupture existentielle comme un diable hors de sa
boîte. On parle de « renaissance », de « nouveau départ ». Les expressions ne manquent pas pour exalter
cette seconde chance donnée au sujet d’être plus intensément ou plus authentiquement lui-même.
Comme si la rupture permettait de s’approcher de soi, d’un soi véritable dont la société, la famille, le
monde nous avait éloignés. Dans cette dialectique positive où la rupture nous révèle à nous-mêmes, il y
a peut-être une illusion fondamentale. On suppose en effet qu’il existe quelque chose comme un « soi »,
une identité vraie, celle de l’accomplissement, celle dans laquelle le sujet se réalise dans sa singularité,
exprime son individualité, la déploie. Mais cette « nouvelle vie », cette métamorphose du sujet est-elle
autre chose qu’une consolation, une reconstruction a posteriori nécessaire pour supporter le drame,
pour donner un sens à l’absurdité de la mort, de la maladie, de l’accident ?
L’idée de la rupture révélatrice présuppose l’existence d’une esquisse d’être, d’une essence à actualiser,
d’une vocation, d’une destinée. La rupture me permettrait d’atteindre le cœur de mon identité, dans la
mise à l’épreuve. La douleur aurait un sens et chacun d’entre nous une identité propre. Mais suis-je
autre chose que ces ruptures elles-mêmes ? Ne suis-je pas seulement l’effet d’accidents, de hasards,
modelés par le monde extérieur ? N’est-ce pas la somme de ces petites ruptures incessantes et
inaperçues qui me font devenir tel que je suis ? Nous serions alors plus « rompus » que « rompant »,
passifs et subissant les fractures de nos existences qui redessinent nos vies.
Mais qu’est-ce qu’être rompu ? Suis-je seulement passif quand je subis ce coup, quand je supporte cette
déchirure ? Suis-je si faible quand j’endure ? Le dictionnaire est ici plus précieux que les ouvrages de
développement personnel. Il nous rappelle que l’on est aussi « rompu à ». Quelque chose en nous
résiste à l’anéantissement dans l’épreuve de la rupture. L’être « rompu à » découvre sa puissance de
résistance. Ce que je supporte dit quelque chose de ma force. Reste à comprendre pourquoi certains
cèdent et s’effondrent sous la violence de l’arrachement là où d’autres s’étonnent de rester vivants,
même amputés d’une partie de leur vie ? Qu’est-ce qui fait que je suis brisé ou au contraire renforcé par
l’épreuve ? Que pouvons-nous faire de nos ruptures ? Et que font-elles de nous ?
Après Nietzsche et Kierkegaard, faut-il encore penser la rupture ? Oui, sans doute, parce qu’elle a
changé de forme, parce qu’elle est plus présente, parce qu’elle pourrait être la forme nouvelle ou à venir
de notre existence, en général. Peut-être sommes-nous entrés dans une époque de la rupture ou un
moment de rupture. Sur le plan écologique et donc économique et politique, il nous faut repenser de
manière urgente nos façons de vivre, de communiquer, de nous déplacer, notre habitude de nous
accaparer les richesses et cesser de nier l’épuisement des ressources auquel ce comportement nous
conduit. Assumer la rupture serait alors la preuve de la maturité, face à la nécessité d’un changement
vital, que ce soit sur le plan d’une existence individuelle ou de la survie collective. Elle exprimerait la
prise de conscience de nos responsabilités. Mais il faut aussi intégrer intellectuellement l’idée d’un
changement nécessaire, d’une catastrophe à venir et arrêter de croire à une permanence du monde, une
recréation indéfinie de la nature. Accepter que la configuration n’est plus celle de la cyclité, mais que
nous sommes face à un moment de rupture écologique. Cela demande de travailler sur notre tendance
spontanée au déni face à la perspective des grandes ruptures que sont l’altération (altération de la nature
ou des hommes) ou la perte définitive. Il faut affronter nos grandes peurs et réfléchir à une pédagogie
de la rupture.
Mais nous sommes aussi dans un moment de rupture, parce que celle-ci s’est inscrite depuis plusieurs
décennies dans l’horizon quotidien, en s’articulant (trompeusement?) à une certaine idée de la liberté –
ou du caprice et de l’inconstance : les couples tanguent, les familles se recomposent, comme dans un
jeu de cartes, minimisant la douleur de la rupture et sa gravité. On pourrait se séparer dans le
« consentement ». La rupture, devenue statistique banale, dirait quelque chose de l’individualisme et des
revendications de chacun au « bonheur » et à l’« épanouissement ». Dans l’univers du travail, changer de
paradigme, notamment sous l’influence des innovations technologiques, est devenu le critère d’une
sorte de sélection naturelle. Le temps de publier cet ouvrage et les exemples que l’on pourrait donner
de mutations technologiques seront déjà obsolètes. S’adapter, être flexible, nomade, sans attaches.
Passer d’un schéma de compréhension à un autre. Inventer de nouveaux codes pour interpréter et
surtout rentabiliser le monde. Mais aussi lâcher du lest, se débarrasser de ce qui nous ralentit, de ceux
qui ne suivent pas le rythme. Les ruptures de notre époque sont sans pitié.
Claire Marin, Rupture(s) (2019)
rompant avec ce qui menace ou empêche d’exister. Cela peut être les autres, mais aussi parfois soi-
même, qui me censure, me bride. Il faut alors créer, par la rupture, les conditions d’apparition et de
réalisation de soi. Rompre pour révéler la personne que l’on veut être, pour exister en première
personne et non plus comme une marionnette ou un fétiche. Assumer son identité dans ce qu’elle peut
avoir de dérangeant, de décevant ou d’impossible au regard des autres et particulièrement des proches.
Faire le pari d’un devenir autre, dont les conditions d’émergence exigent la rupture.
Mais que se passe-t-il lorsque la rupture est involontaire, subie, vécue sur le mode de l’accident, de la
catastrophe ou de la tragédie ? Ce que l’on nomme parfois des « parenthèses de l’existence » – la
maladie, la dépression, le deuil – n’en sont pas ; elles engendrent le plus souvent une modification
profonde de la manière de penser et de vivre. Elles sont en elles-mêmes un principe de rupture, que je
peux reconnaître, revendiquer, dans l’optique d’une nouvelle vie, comme si cette épreuve du feu m’avait
purifié, débarrassé des scories de l’existence, mais que je peux aussi nier et refermer comme une
expérience sans conséquence. Dossier clos, affaire classée sans suite. Mais la faille que le drame a fait
apparaître continue de s’élargir en silence et les fêlures de chacun sont les prémisses des ruptures à
venir. L’enfant blessé fragilise l’adulte qu’il deviendra.
Si certains événements provoquent les ruptures, peut-être n’en sont-ils que le déclencheur ou le
prétexte ? La fêlure intime n’était-elle pas déjà là depuis longtemps, prête à se propager et à faire éclater
l’unité du moi ?
On évoque souvent le nouveau sujet qui surgit d’une rupture existentielle comme un diable hors de sa
boîte. On parle de « renaissance », de « nouveau départ ». Les expressions ne manquent pas pour exalter
cette seconde chance donnée au sujet d’être plus intensément ou plus authentiquement lui-même.
Comme si la rupture permettait de s’approcher de soi, d’un soi véritable dont la société, la famille, le
monde nous avait éloignés. Dans cette dialectique positive où la rupture nous révèle à nous-mêmes, il y
a peut-être une illusion fondamentale. On suppose en effet qu’il existe quelque chose comme un « soi »,
une identité vraie, celle de l’accomplissement, celle dans laquelle le sujet se réalise dans sa singularité,
exprime son individualité, la déploie. Mais cette « nouvelle vie », cette métamorphose du sujet est-elle
autre chose qu’une consolation, une reconstruction a posteriori nécessaire pour supporter le drame,
pour donner un sens à l’absurdité de la mort, de la maladie, de l’accident ?
L’idée de la rupture révélatrice présuppose l’existence d’une esquisse d’être, d’une essence à actualiser,
d’une vocation, d’une destinée. La rupture me permettrait d’atteindre le cœur de mon identité, dans la
mise à l’épreuve. La douleur aurait un sens et chacun d’entre nous une identité propre. Mais suis-je
autre chose que ces ruptures elles-mêmes ? Ne suis-je pas seulement l’effet d’accidents, de hasards,
modelés par le monde extérieur ? N’est-ce pas la somme de ces petites ruptures incessantes et
inaperçues qui me font devenir tel que je suis ? Nous serions alors plus « rompus » que « rompant »,
passifs et subissant les fractures de nos existences qui redessinent nos vies.
Mais qu’est-ce qu’être rompu ? Suis-je seulement passif quand je subis ce coup, quand je supporte cette
déchirure ? Suis-je si faible quand j’endure ? Le dictionnaire est ici plus précieux que les ouvrages de
développement personnel. Il nous rappelle que l’on est aussi « rompu à ». Quelque chose en nous
résiste à l’anéantissement dans l’épreuve de la rupture. L’être « rompu à » découvre sa puissance de
résistance. Ce que je supporte dit quelque chose de ma force. Reste à comprendre pourquoi certains
cèdent et s’effondrent sous la violence de l’arrachement là où d’autres s’étonnent de rester vivants,
même amputés d’une partie de leur vie ? Qu’est-ce qui fait que je suis brisé ou au contraire renforcé par
l’épreuve ? Que pouvons-nous faire de nos ruptures ? Et que font-elles de nous ?
Après Nietzsche et Kierkegaard, faut-il encore penser la rupture ? Oui, sans doute, parce qu’elle a
changé de forme, parce qu’elle est plus présente, parce qu’elle pourrait être la forme nouvelle ou à venir
de notre existence, en général. Peut-être sommes-nous entrés dans une époque de la rupture ou un
moment de rupture. Sur le plan écologique et donc économique et politique, il nous faut repenser de
manière urgente nos façons de vivre, de communiquer, de nous déplacer, notre habitude de nous
accaparer les richesses et cesser de nier l’épuisement des ressources auquel ce comportement nous
conduit. Assumer la rupture serait alors la preuve de la maturité, face à la nécessité d’un changement
vital, que ce soit sur le plan d’une existence individuelle ou de la survie collective. Elle exprimerait la
prise de conscience de nos responsabilités. Mais il faut aussi intégrer intellectuellement l’idée d’un
changement nécessaire, d’une catastrophe à venir et arrêter de croire à une permanence du monde, une
recréation indéfinie de la nature. Accepter que la configuration n’est plus celle de la cyclité, mais que
nous sommes face à un moment de rupture écologique. Cela demande de travailler sur notre tendance
spontanée au déni face à la perspective des grandes ruptures que sont l’altération (altération de la nature
ou des hommes) ou la perte définitive. Il faut affronter nos grandes peurs et réfléchir à une pédagogie
de la rupture.
Mais nous sommes aussi dans un moment de rupture, parce que celle-ci s’est inscrite depuis plusieurs
décennies dans l’horizon quotidien, en s’articulant (trompeusement?) à une certaine idée de la liberté –
ou du caprice et de l’inconstance : les couples tanguent, les familles se recomposent, comme dans un
jeu de cartes, minimisant la douleur de la rupture et sa gravité. On pourrait se séparer dans le
« consentement ». La rupture, devenue statistique banale, dirait quelque chose de l’individualisme et des
revendications de chacun au « bonheur » et à l’« épanouissement ». Dans l’univers du travail, changer de
paradigme, notamment sous l’influence des innovations technologiques, est devenu le critère d’une
sorte de sélection naturelle. Le temps de publier cet ouvrage et les exemples que l’on pourrait donner
de mutations technologiques seront déjà obsolètes. S’adapter, être flexible, nomade, sans attaches.
Passer d’un schéma de compréhension à un autre. Inventer de nouveaux codes pour interpréter et
surtout rentabiliser le monde. Mais aussi lâcher du lest, se débarrasser de ce qui nous ralentit, de ceux
qui ne suivent pas le rythme. Les ruptures de notre époque sont sans pitié.
Claire Marin, Rupture(s) (2019)
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