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HISTOIRE SECRETE, DE LA GUERRE D’INDEPENDANCE A LA
« TROISIEME GUERRE » D’ALGERIE
par LOUNIS AGGOUN et JEAN-BAPTISTE RIVOIRE
Editions La Découverte, Paris, 2004
Introduction
Ce soir de novembre 2002, la pluie et le vent s’abattent sur l’avenue
Kléber, à Paris. Autour du Centre de conférences internationales, situé non
loin de la Tour Eiffel, des barrières, des policiers : il faut montrer
patte blanche. Grâce à notre équipe de reportage et à la caméra, l’accès
est plus facile. À l’intérieur du bâtiment, de jolies hôtesses en tailleur
s’activent dans un couloir à l’épaisse moquette rouge surplombée par de
magnifiques lustres de cristal. Pour le compte de Pascal Josèphe, un ancien
collaborateur d’Hervé Bourges ayant créé une société de conseil aux patrons
de l’audiovisuel, elles répertorient les journalistes et leur distribuent
de magnifiques dossiers de presse intitulés Djazaïr, une année de l’Algérie
en France.
Parrainées par le Quai d’Orsay, les manifestations prévues dans le cadre de
cette « Année de l’Algérie » sont essentiellement financées par le régime
algérien et par le groupe du milliardaire Rafik Khalifa, un flamboyant
businessman d’Alger qui défraie la chronique depuis quelques mois. Dans le
dossier de presse distribué aux journalistes, pas un mot sur les problèmes
économiques du pays, encore moins sur les très graves atteintes aux droits
humains qui y sont commises depuis 1988. Rebaptisée « Année des généraux »
par certains opposants, l’Année de l’Algérie est manifestement destinée à
améliorer l’image du régime. Pour lui assurer un grand écho médiatique, le
gouvernement français a d’ailleurs incité la plupart des médias publics
(Radio-France, France 2, France 3, France 5) à devenir partenaires de
l’opération.
Dans la salle, une bonne partie de la crème de la « Françalgérie »
officielle a fait le déplacement : plus de mille invités — dont des
réalisateurs prestigieux et des journalistes bien vus par le régime d’Alger
— sont venus écouter les discours de Hervé Bourges, Dominique de Villepin
ou Khalida Toumi. Ancien patron de TF1 et du Conseil supérieur de
l’audiovisuel, Hervé Bourges est d’abord un vieil ami du FLN, ce qui
contribue à expliquer sa nomination à la présidence de « l’Année de
l’Algérie ». Dominique de Villepin, le ministre français des Affaires
étrangères, a longtemps été secrétaire général de l’Élysée. Il connaît bien
les coulisses des relations franco-algériennes. Quant à Khalida Toumi, plus
connue sous le nom, qu’elle a porté jusqu’en 2001, de Khalida Messaoudi,
c’est une militante féministe très active en Algérie. Partisane de l’«
éradication » des islamistes, c’est-à-dire de leur élimination totale, elle
est l’auteur du fameux best-seller Une Algérienne debout, un ouvrage publié
en France en 1995 et vendu à plus de 100 000 exemplaires [1] : elle y
expliquait notamment les raisons de son opposition totale à toute forme
d’islamisme et son engagement aux côtés des généraux « éradicateurs ».
Longtemps députée du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie)
de Saïd Sadi, un parti proche du régime, elle est alors porte-parole du
gouvernement algérien.
Pendant deux heures, Hervé Bourges, Dominique de Villepin et Khalida Toumi
célèbrent à la tribune la « formidable amitié » qui lie la France à
l’Algérie, les « points communs » entre les deux pays, la « bonne humeur »
qui caractérise leurs relations.
Question dérangeante
Quarante-huit heures plus tôt, l’ensemble de la presse française a pourtant
rendu compte de la diffusion sur la chaîne Canal Plus de notre documentaire
confirmant que le « GIA » (Groupe islamique armé, l’un des plus redoutables
mouvements terroristes algériens), notamment responsable des attentats de
Paris en 1995, était à l’époque infiltré et manipulé par les services
secrets algériens, la fameuse Sécurité militaire (de juillet à septembre
1995, des bombes déposées dans le RER parisien avaient provoqué la mort
d’une dizaine de personnes et fait plus de deux cents blessés) [2] .
Désireux de recueillir la réaction du ministre français des Affaires
étrangères aux très graves accusations que nous portions dans ce
documentaire, je profite du micro qui m’est tendu pour poser une question à
laquelle aucun responsable politique français n’a accepté de répondre
durant l’enquête : « M. De Villepin, nous avons enquêté pendant deux ans
sur les “GIA” algériens et il s’avère qu’en 1995, quand ils commettaient
des attentats en France, ils étaient contrôlés par les services secrets
algériens. Cela vous paraît-il être une information importante ? »
Dans la salle, la question provoque un immense brouhaha. Quelques
commentaires fusent : « C’est une honte ! », « Bravo, Canal Plus ! » À la
tribune, le ministre français des Affaires étrangères et Khalida Toumi
blêmissent. Grand orchestrateur de la conférence de presse, Hervé Bourges,
président de l’« Année de l’Algérie », tente d’aider Dominique de Villepin
à se sortir de ce mauvais pas : « Je veux bien laisser le ministre
répondre, mais j’ai oublié de préciser qu’il ne s’agit pas d’une conférence
de presse avec le ministre des Affaires étrangères français sur les
relations franco-algériennes, la situation de l’Algérie aujourd’hui, mais
sur l’année 2003, une année à caractère culturel. Il y a d’autres lieux
pour ce type de questions, qui est peut-être valable, mais ce n’est pas le
jour et ce n’est pas l’endroit.
— Même si les services secrets algériens ont commandité des attentats en
France ?
— Écoutez, Monsieur, je vous retire la parole ! »
La surprise passée, Dominique de Villepin réagit : « Je ne crois pas que
l’on puisse ainsi impunément prendre en otage une manifestation comme la
nôtre. Nous respectons tous la liberté de la presse. Nous faisons face tous
aux questions qui peuvent être posées, mais il y a des moments et des lieux
pour cela et je serai ravi en d’autres circonstances de répondre à une
telle question [3] . » Malgré cette promesse, le ministre ne répondra
jamais à nos demandes d’interviews.
Quelques semaines après cet incident, profitant d’une visite à Strasbourg
du président algérien Abdelaziz Bouteflika, un journaliste de Radio
judaïque FM lui demande à son tour ce qu’il pense des révélations sur
l’implication de la Sécurité militaire algérienne dans les attentats de
Paris en 1995 : « Puis-je vous demander de poser la même question au
président français ? », répond étrangement Abdelaziz Bouteflika. « Ce qu’il
dira, je l’assumerai complètement et sans restriction aucune [4] . »
Le « GIA », sujet tabou
Après plusieurs années d’enquêtes communes pour tenter de comprendre ce qui
se passe réellement en Algérie, Lounis Aggoun et moi-même sommes habitués à
ce genre de dérobade, mais elles nous intriguent toujours autant. Pourquoi
un tel malaise dès qu’on évoque l’action du mystérieux « GIA », le Groupe
islamique armé ? En dix ans de « sale guerre » en Algérie, aucun
journaliste étranger n’a jamais réussi à approcher un membre actif de ce
sanguinaire mouvement terroriste [5] . À notre connaissance, c’est même la
seule « guérilla » au monde dont aucun chef en exercice ne s’est jamais
exprimé dans la presse étrangère.
Pourquoi une telle chape de plomb sur le fonctionnement réel du mouvement
et sur l’identité de ses commanditaires ? Comment expliquer qu’en 1996, un
ancien fondateur du GIA reconnaissant avoir assassiné plusieurs
journalistes ait pu bénéficier d’une loi de « clémence », et puisse se
pavaner aujourd’hui dans plusieurs documentaires diffusés à la télévision
française, où il confirme opportunément les thèses du pouvoir [6] ?
Pourquoi une telle impunité ? Est-il exact, comme l’ont affirmé d’anciens
officiers de la Sécurité militaire, que le « GIA » a été très profondément
infiltré et manipulé par les services secrets algériens, dès 1992, au point
de devenir un groupe « contre-insurrectionnel » [7] ? Pourquoi les
dirigeants algériens interrogés à ce propos, comme le général Khaled
Nezzar, parrain du régime, ou Abdelaziz Bouteflika, devenu président en
1999, renvoient-ils systématiquement vers leurs homologues français, comme
si ceux-ci étaient parfaitement au courant d’une telle manipulation ?
Depuis des années, ces questions nous taraudent, Lounis Aggoun et moi-même.
Militant des droits de l’homme de longue date (il a notamment contribué,
dans les années 1980, avec Ramdane Achab, Arab Aknine et Mouloud Khelil, à
la réalisation de Tafsut, la revue clandestine du Mouvement culturel
berbère, et ce jusqu’en 1988), Lounis est installé en France depuis 1989,
mais il effectue depuis de fréquents voyages en Algérie, où il a conservé
de nombreux contacts. Enquêteur rigoureux, il connaît parfaitement les
rouages du système politique algérien. Pour ma part, j’ai été embarqué vers
Alger en 1972, à l’âge de cinq ans, par des parents désireux d’apporter
leur petite contribution à l’édification d’un État indépendant et…
socialiste. Des « pieds rouges », en somme. Quatre ans d’école primaire
dans la capitale, puis une dernière année en plein Sahara, dans une petite
oasis où mes nouveaux copains ne parlaient qu’arabe, une belle langue
qu’ils m’aideront à apprendre avec une infinie patience. Depuis le milieu
des années 1980, Lounis et moi-même suivons de près ce qui se passe en
Algérie. Mais alors que lui s’y rend régulièrement, je n’y ai effectué
qu’un bref retour aux sources en 1992. À l’été 1996, je m’y rends pour la
première fois en reportage.
Des journalistes sous haute surveillance
Au mois d’août de cette année-là, je suis contacté pour réaliser avec
Faouzia Fékiri, ancienne haut fonctionnaire du régime reconvertie dans la
réalisation de documentaires, un reportage en Algérie pour l’émission Zone
interdite, de la chaîne française M6. Pendant deux semaines, je vais
découvrir ce que les journalistes de télévision révèlent rarement :
l’envers du décor, l’extraordinaire contrôle exercé par les autorités
algériennes sur toutes les équipes de télévision étrangères désireuses de
comprendre ce qui se passe réellement dans le pays. Extrêmement strict, ce
contrôle s’exerce dès la demande du fameux visa « presse ». Obligatoire
pour tout journaliste, il est souvent refusé par les autorités. Pour
obtenir leur feu vert, ma consœur algérienne a dû leur garantir que notre
reportage ne serait pas une enquête et qu’il contiendrait un message simple
: « En Algérie, la vie continue » (il s’agissait précisément du message que
les autorités cherchaient à faire passer en cet été 1996…).
Sur place, malgré de nombreux efforts, il se confirme qu’il est impossible
d’effectuer la moindre enquête sur les coulisses de la « sale guerre ».
Premier problème : l’escorte. Composée de policiers en civil armés de
fusils à pompe, de mitraillettes et de revolvers, elle est renforcée par
plusieurs véhicules de gendarmerie pour tout déplacement en dehors d’Alger,
ce qui rend quasiment impossible un reportage indépendant : comment
interviewer ne serait-ce que de simples citoyens sur un marché quand on est
encadré en permanence par deux individus patibulaires qui n’hésitent pas à
pointer leurs armes vers les passants, comme cela est arrivé à l’auteur de
ces lignes ?
Autre effet pervers de ces escortes : elles informent en permanence leur
hiérarchie du lieu où nous nous trouvons, ce qui permet aux services de
sécurité de perquisitionner notre chambre d’hôtel, voire de visionner nos
cassettes à notre insu quand nous sommes sur le terrain.
Un matin, à force d’obstination, nous parvenons à contacter par téléphone
des habitants de la région de Blida, une ville située à 60 kilomètres au
sud-ouest d’Alger. Malgré la terreur dans laquelle ils survivent, ils
souhaitent témoigner sur la violence des islamistes, mais aussi sur celle
des forces de sécurité. Pour les aider à vaincre leur peur, nous leur
garantissons que leurs visages seront « masqués » à la diffusion. Mais que
vaut cette précaution si l’escorte militaire qui nous accompagne identifie
nos interlocuteurs ? Conscients du danger, ceux-ci nous demandent une seule
chose : « S’il vous plaît, n’arrivez pas avec les militaires, sinon, on ne
pourra pas vous ouvrir la porte. »
Le courage de ces Algériens prêts à témoigner, malgré les risques encourus,
devant des journalistes étrangers m’a toujours impressionné, voire ému.
Naïvement, nous leur promettons de tout faire pour nous débarrasser de
notre escorte. Mais évidemment, celle-ci refuse de nous lâcher d’une
semelle. À Blida, des motards de la préfecture équipés de gyrophares
insistent même pour « escorter » notre convoi de véhicules de gendarmerie à
travers la ville. Bilan : nous ne pourrons jamais recueillir les
témoignages des courageux habitants qui nous avaient donné leur accord de
principe.
De retour à Alger, le lendemain, contrariés par l’omniprésence de nos anges
gardiens, nous tentons de leur fausser compagnie en quittant l’hôtel
Aurassi, où les autorités nous contraignent à résider, à une heure où ils
sont censés être repartis chez eux… Mais quand nous traversons le hall de
cet hôtel très surveillé par la Sécurité militaire, nous avons la mauvaise
surprise de constater que l’un des policiers en civil chargés de nous
surveiller est resté allongé dans un canapé du hall. À notre vue, il bondit
sur ses pieds et nous interdit de sortir.
Dépités, nous en sommes réduits à nous rendre sur une plage pour
interviewer quelques jeunes sur leur vie quotidienne. Nous tombons sur des
adolescents qui vivent de petits trafics, le « trabendo ». Au bout de
quelques minutes, le regard caustique qu’ils portent sur la police suffit à
provoquer la colère et l’intervention d’un jeune policier de notre escorte,
qui va jusqu’à les menacer en arabe devant notre caméra. Blancs comme des
linges, les jeunes ne nous diront plus un mot.
En Algérie, même certains fonctionnaires sont terrorisés par l’État : à la
fin de notre tournage, nous rendons visite à une femme nommée par les
autorités à la tête de la mairie de Baraki, une commune de la banlieue
islamiste d’Alger. En pleine interview, alors que nous avons obtenu toutes
les autorisations de tournage requises, elle est dérangée par un étrange
coup de téléphone. C’est un représentant des « services de sécurité », qui
veut savoir combien nous sommes, quelles questions nous posons… Surpris par
l’incident, je laisse tourner ma caméra. Déstabilisée, notre interlocutrice
doit promettre à son mystérieux interlocuteur de ne « pas aborder les
questions de terrorisme ». Quand elle raccroche, nous lui demandons
pourquoi il est impossible de parler du « GIA ». Blême, elle préfère
écourter l’interview.
À la suite de ce tournage marqué par d’incessants conflits avec notre
escorte, je ne serais plus jamais autorisé à me rendre en reportage en
Algérie. Loin de me signifier clairement leur réticence, les autorités
préféreront la lâcheté : elles ne répondront plus jamais à aucune de mes
nombreuses demandes de visa. Au fil des mois, je découvre que plusieurs
confrères, comme José Garçon, du quotidien Libération, Catherine Jentile,
de TF1, ou Jean-Pierre Tuquoi, du Monde, subissent régulièrement le même
sort. Intrigué par cette situation, je décide de m’intéresser de plus près
à ce qui se passe en Algérie. Fin 1997, de terribles massacres de civils
endeuillent la région d’Alger. Devenu journaliste permanent à l’agence de
télévision Capa, je me mets à sillonner l’Europe à la rencontre de
survivants, d’islamistes exilés ou d’officiers de la Sécurité militaire
ayant quitté leur pays.
En 1999, avec des confrères de Capa et de France 2, nous réalisons
Bentalha, autopsie d’un massacre, une longue enquête consacrée à
l’effroyable tuerie (plus de quatre cents victimes) survenue dans ce
village de l’Algérois dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997 [8] . Le
lendemain de la diffusion de ce documentaire dans « Envoyé spécial », sur
France 2, Mohamed Ghoualmi, ambassadeur d’Algérie en France, contacte
Michèle Cotta, alors patronne de la chaîne publique, et tente, en vain, de
faire interdire la rediffusion du sujet. Il appelle aussi Thierry
Thuillier, l’un des deux journalistes de France 2 qui nous ont aidés, et
lui annonce qu’il lui sera désormais interdit de se rendre en Algérie…
Secrets de famille
Quelques mois après cet épisode, alors que je couvre une manifestation
organisée à Paris contre la visite en France du président Abdelaziz
Bouteflika, Lounis Aggoun m’attrape par le bras. Téléspectateur assidu des
reportages sur l’Algérie, il souhaite nous aider à mieux comprendre ce qui
se passe dans son pays. Comme des millions d’Algériens et de Français, il a
assisté impuissant aux terribles massacres de civils survenus en 1997-1998.
Comme eux, il a été bouleversé que des milliers de civils aient pu être
livrés en pâture, des nuits durant, à des hordes de tueurs qui les ont
massacrés en toute impunité. Connaissant bien Alger et sa région, lui et
moi savons que les victimes des massacres habitaient des banlieues réputées
sympathisantes du FIS, le Front islamique du salut, et que les mystérieux
tueurs du GIA se sont déplacés librement dans des secteurs pourtant
quadrillés par l’armée. Comment expliquer qu’ils aient pu s’enfuir sans
être inquiétés ? Étaient-ils couverts par une partie du haut commandement
militaire ?
Avec Lounis Aggoun, nous nous jurons de découvrir la vérité sur ces
massacres et leurs commanditaires. Algérien, Lounis a l’avantage de pouvoir
se rendre discrètement dans son pays, sans devoir solliciter une quelconque
autorisation de la part des autorités. Ayant conservé de nombreux contacts
sur place, il est un enquêteur précieux. Pendant quatre ans, nous allons
conjuguer nos efforts et travailler avec des journalistes algériens
refusant de renoncer à leur mission fondamentale : informer le monde sur ce
qui se passe réellement dans leur pays. Pour eux comme pour nous, pas
question de travailler en présence d’escortes militaires ou de
gardes-chiourmes islamistes. Pour échapper à la surveillance de la
redoutable Sécurité militaire, il nous faut désormais travailler
clandestinement, fausser compagnie aux « mouchards » qui tentent de nous
dénoncer, changer de domicile chaque nuit, déployer des trésors
d’ingéniosité pour parvenir à rencontrer des témoins hors de toute présence
militaire ou islamiste.
À l’automne 2000, après la diffusion sur Canal Plus d’une enquête réalisée
clandestinement en Algérie et démontrant l’implication de la Sécurité
militaire dans l’assassinat, en juin 1998, du chanteur kabyle Lounès Matoub
[9] , nous avons la surprise d’être contactés à Paris par la DST (Direction
de la surveillance du territoire). Connus pour leur proximité historique
avec les services secrets algériens, les services du contre-espionnage
français nous rendent visite dans les locaux de Canal Plus, chaîne dont le
responsable de la sécurité est un ancien policier des renseignements
généraux. But des deux inspecteurs de la DST : savoir dans quelles
conditions nous avons enquêté en Algérie, qui nous a hébergés, qui a
facilité notre travail…
À la suite de cette étrange réunion au cours de laquelle nous nous
garderons bien de révéler quoi que ce soit à la DST, Lounis et moi décidons
d’être encore plus prudents : nous apprenons à nous méfier des écoutes
téléphoniques et prenons l’habitude de ne plus communiquer entre nous que
par des courriels cryptés, sans même avoir la garantie que ces nouvelles
précautions suffisent à assurer la confidentialité de nos échanges. Au fil
de nos rencontres avec des témoins de la « sale guerre », dont certains
travaillèrent longtemps au cœur de la Sécurité militaire algérienne, nous
commençons à comprendre pourquoi la DST se préoccupe de nos enquêtes :
manifestement, la France est beaucoup plus impliquée qu’on ne le croit dans
ce qui se passe en Algérie. Nos interlocuteurs nous révéleront même
l’existence de terribles « secrets de famille » unissant les services
secrets français et algériens.
Ce sont ces secrets de famille que ce livre se propose d’explorer. Au cours
de nos sept années d’enquête, nous avons interviewé de nombreux témoins et
acteurs jamais entendus en France et lu tout ce que nous avons pu trouver
sur la période : d’innombrables articles de presse (française, algérienne,
anglaise, etc.), rapports d’organisations non gouvernementales sur les
violations des droits de l’homme [10] , et plusieurs dizaines d’ouvrages de
journalistes, historiens et témoins, dont l’étude approfondie s’est révélée
extrêmement utile [11] . Plus récemment, nous avons systématiquement
recoupé les affirmations de plusieurs Algériens mettant en cause l’armée
dans certains crimes jusque-là exclusivement attribués aux islamistes :
avec bien d’autres témoignages, les livres de Nesroulah Yous, survivant et
témoin du massacre de Bentalha [12] , de Habib Souaïdia [13] , un ancien
sous-lieutenant des forces spéciales dont l’histoire a donné naissance à un
best-seller, ou de l’ex-commandant Mohammed Samraoui [14] , qui fut l’un
des plus proches collaborateurs du général Smaïl Lamari, le patron du
contre-espionnage algérien, nous ont ainsi aidés à explorer les coulisses
de la « sale guerre ».
Tout au long de notre enquête, nous avons systématiquement confronté nos
sources à la presse de l’époque, et notamment aux articles du Monde, de
Libération ou du Figaro. La presse algérienne a également été pour nous une
précieuse source d’information, ainsi que certains confrères algériens
aujourd’hui en exil. Enfin, dans le souci d’être complets, nous avons
systématiquement visionné la plupart des documentaires que les télévisions
françaises ou britanniques ont diffusés depuis 1994 à propos de la crise
algérienne.
Cet indispensable — et considérable — travail de recoupement nous a permis
de reconstituer le puzzle de ce qui s’est réellement passé durant cette «
sale guerre » et de mesurer à quel point les opinions publiques française
et algérienne ont été désinformées tout au long de ces seize années.
Certes, notre travail reste probablement incomplet. Difficile, par exemple,
d’être exhaustif sur certaines opérations de guérilla menées par de vrais
groupes armés islamistes dont les actions ont incontestablement contribué à
mettre le pays à feu et à sang, mais qui furent souvent minimisées, voire
passées sous silence sur ordre des autorités. Nous sommes également
conscients que malgré tous nos recoupements, les nuits entières passées à
interviewer des témoins et à vérifier nos informations, l’extraordinaire
opacité entretenue par les « décideurs » algériens fait que certaines
erreurs ont pu se glisser dans notre récit. Nous les espérons mineures.
La « troisième guerre d’Algérie »
Ce qui est certain en revanche, c’est que, malgré les pièces manquantes, le
puzzle ainsi reconstitué est assez complet pour révéler un tableau
absolument terrifiant des « années de sang » que vit le peuple algérien
depuis 1988, et surtout depuis 1992. Le bilan en est connu : près de 200
000 morts, des milliers de « disparus », des centaines de milliers de
personnes déplacées ou exilées. Et, surtout, le déchaînement d’une barbarie
de prime abord incompréhensible : la torture pratiquée à une échelle «
industrielle » par les forces de sécurité, les meurtres et les massacres
les plus atroces attribués tant à ces dernières qu’aux groupes islamistes…
En bref, une société entière gérée par la terreur et entraînée dans une
spirale de l’horreur où la vie humaine n’a plus aucune valeur.
Comment les « décideurs », à peine une poignée d’hommes, agissant
prétendument au nom de la « défense de la démocratie » contre le « péril
vert », ont-ils contribué à plonger leur pays dans une telle sauvagerie,
avec la complicité active de la France officielle ? Pour répondre à cette
question essentielle, nous avons acquis la conviction qu’il ne suffisait
pas de lever les voiles de la désinformation qui prévaut depuis 1992.
L’éclairage historique est indispensable.
Non que la réponse, soulignons-le avec force, serait à rechercher — comme
l’ont laissé entendre nombre d’observateurs — du côté de l’atavisme supposé
d’une société entière qui serait incapable, du fait même de la religion
musulmane ou d’archaïsmes sociaux plus anciens, de résoudre les conflits
qui la traversent autrement que par la violence. Toute l’histoire de
l’Algérie et de son islam pacifique prouve le contraire. En réalité, la
violence totale déchaînée par le régime actuel puise surtout ses sources
dans une longue tradition de gestion du pouvoir par la force brute, qui a
marqué au fer la société algérienne, depuis les débuts de la colonisation
française. C’est ce que nous avons voulu évoquer dans un prologue, en
rappelant que le mépris absolu de la vie des Algériens du peuple est bien
l’atroce fil rouge qui relie les trois guerres dont ils ont été victimes au
cours des deux deniers siècles : la guerre de conquête par la France, de
1830 à 1848, d’essence génocidaire ; la guerre de libération, de 1954 à
1962, marquée par les atrocités commises par l’armée française, mais aussi
par les violences au sein même du camp algérien ; et la « troisième guerre
d’Algérie », celle des généraux des années 1990.
Après ce rappel indispensable, la première partie de ce livre retrace
certains épisodes clés qui, de la victoire des « militaires » sur les «
politiques » au sein du FLN lors de la guerre d’indépendance qui s’est
achevée en 1962, jusqu’à l’annulation des élections législatives de
décembre 1991, contribuent à éclairer les drames des années récentes. Il ne
s’agit évidemment en aucune façon de faire un « résumé historique » de la
guerre de libération et de l’Algérie indépendante — nous renverrons aux
ouvrages de référence en la matière —, mais seulement d’évoquer les
mécanismes de pouvoir, profondément enracinés dans la caste dirigeante, que
sauront utiliser les « décideurs » d’aujourd’hui : nous montrerons ainsi
comment, après la mort du président Houari Boumediene en 1978, le général
Larbi Belkheir, a pu conquérir progressivement, avec ses alliés, une place
dominante au sommet du pouvoir. Au point de constituer ce que l’on pourrait
appeler le « clan français », moins parce que nombre des généraux qui le
composent sont d’anciens officiers de l’armée française [15] , que du fait
que leur puissance provient du contrôle des circuits de corruption : ces
circuits, on le verra, plongent en effet leurs racines dans une partie de
la classe politique et des milieux d’affaires français et forment le noyau
dur de la « Françalgérie ».
À la fin des années 1980, il devient vital pour les hommes de ce clan qui
entourent le président Chadli de privatiser un minimum l’économie
algérienne, officiellement publique et socialiste, afin de pérenniser les
fortunes qu’ils ont commencé à acquérir par le prélèvement de commissions
sur les flux du commerce extérieur. Mais les conservateurs du FLN
s’opposent à cette ouverture. Grâce à la révolte d’octobre 1988, qu’ils ont
secrètement encouragée et sauvagement réprimée, Belkheir et ses collègues
se débarrassent des « vieilles barbes » du FLN : c’est le très paradoxal «
printemps d’Alger ».
Pour les généraux, il n’est toutefois pas question que la privatisation
contrôlée s’accompagne d’une libéralisation économique et d’une véritable
démocratisation politique. Pour contrer leurs opposants démocrates, ils
avaient favorisé tout au long des années 1980 les mouvements islamistes,
jusqu’à légaliser en septembre 1989 le Front islamique du salut. Fin 1991,
le FIS remporte la majorité relative des suffrages lors des premières
élections législatives relativement libres organisées en Algérie.
S’appuyant sur la crainte que le parti islamiste suscite dans le pays et à
l’étranger, les généraux obtiennent alors le soutien de Paris pour
interrompre le processus électoral.
Avec le coup d’État de janvier 1992, commence donc la « troisième guerre
d’Algérie », retracée en détail dans la seconde partie de cet ouvrage. Les
généraux « éradicateurs » — car il s’agit bien pour eux d’« éradiquer »
l’islamisme — combattent l’opposition islamiste, armée ou non, en utilisant
à grande échelle les méthodes de guerre contre-insurrectionnelle apprises
des Français : torture systématique, exécutions extrajudiciaires en masse,
infiltration des maquis islamistes, création de faux maquis agissant
secrètement pour le compte de la Sécurité militaire, « escadrons de la mort
» déguisés en islamistes qui terrorisent la population, recours à des «
supplétifs » par la levée de milices… En janvier 1995, inquiète de la
tournure dramatique que prennent les événements, une partie de la
communauté internationale soutient la « plate-forme de Rome » adoptée par
les principaux partis de l’opposition algérienne, une « offre de paix »
dans laquelle, pour la première fois, le FIS s’engage formellement à
renoncer à toute violence. Menacés par cette initiative, les généraux
décident alors d’instrumentaliser plus encore la violence du GIA, dont ils
contrôlent désormais complètement la direction, pour frapper la France et
la contraindre à ne pas les « lâcher ».
Mais en 1997, l’utilisation du GIA pour massacrer des milliers de civils
dans les banlieues islamistes d’Alger commence à faire douter l’opinion
internationale : le GIA ne serait-il pas une « organisation écran » de la
Sécurité militaire algérienne ? Soupçonné d’être le véritable commanditaire
des massacres, le régime déploie alors en direction de l’opinion publique
internationale l’une des plus formidables campagnes de désinformation mises
en œuvre dans le monde depuis 1945. À cette occasion, on le verra, la
puissance des réseaux de la « Françalgérie » jouera à plein. Car si cette
campagne a bien été conçue dans les officines des services secrets
algériens, elle n’aurait jamais pu être aussi efficace sans les relais
politiques et médiatiques dont ils disposent à Paris.
Aujourd’hui encore, grâce à la terreur que Al-Qaïda, l’organisation
terroriste dirigée par Oussama Ben Laden, inspire à juste titre au monde
entier, les généraux d’Alger, soutenus par la France officielle,
parviennent encore à s’abriter derrière le « diable islamiste » pour
masquer leurs exactions. Jusqu’à quand ?
[1] Khalida Messaoudi, Une Algérienne debout, Flammarion, Paris, 1995.
[2] Jean-Baptiste Rivoire et Romain Icard, Attentats de Paris : enquête sur
les commanditaires, documentaire diffusé dans l’émission « 90 minutes »,
Canal Plus, 4 novembre 2002.
[3] Jean-Baptiste Rivoire et Romain Icard, Édition spéciale droits de
suite, diffusée dans le cadre de « 90 minutes », Canal Plus, juin 2003.
[4] Christophe Nonnenmacher, « Triste année de l’Algérie »,
<www.strasmag.com/monde/triste_annee_algerie.htm > .
[5] Le seul cas connu d’un journaliste étranger qui ait réussi à fausser
compagnie à son escorte pour passer quelques jours dans un maquis islamiste
est celui de Phil Rees, un reporter de la BBC qui a visité en octobre 1994
un maquis de l’Armée islamique du salut (AIS, dont on verra qu’elle était
elle-même en guerre contre le GIA) dans la région de Chlef (voir à ce
propos l’interview de Phil Rees dans Libération, 19-20 novembre 1994).
[6] Il s’agit de Omar Chikhi, présenté par la presse algérienne comme l’«
ex-chef du très redouté maquis de Zbarbar » (voir José Garçon, « Les
révélations sur mesure d’un repenti islamiste algérien », Libération, 19
février 2001). Sur les prestations télévisées de ce personnage, voir
notamment : Malik Aït-Aoudia et Séverine Labat, Vol AF 8969 Alger-Paris,
France 3, 9 mai 2002 ; et Malik Aït-Aoudia et Séverine Labat, Algérie
1988-2000, autopsie d’une tragédie, France 5, octobre 2003.
[7] Le premier témoignage détaillé sur ce point est celui d’un ancien
colonel des services secrets : Mohammed Samraoui, Chronique des années de
sang. Algérie : comment les services secrets ont manipulé les groupes
islamistes, Denoël, Paris, 2003.
[8] Jean-Baptiste Rivoire, Jean-Paul Billault, Thierry Thuillier et Bruno
Girodon, Bentalha, autopsie d’un massacre, documentaire diffusé par la
Télévision suisse romande (émission « Temps présent ») le 8 avril 1999, et
par France 2 (émission « Envoyé spécial ») le 23 septembre 1999.
[9] Michel Despratx, Jean-Baptiste Rivoire, Lounis Aggoun et Marina Ladous,
Algérie, la grande manipulation, documentaire diffusé dans le cadre de
l’émission « 90 minutes », Canal Plus, 31 octobre 2000.
[10] Dont la plupart sont consultables sur le site Web
<www.algeria-watch.org>, une véritable mine d’informations sur la question
et sur bien d’autres relatives à la situation en Algérie. L’association
Algeria-Watch, créée en 1997, est elle-même l’auteur de nombreux rapports
publiés sur son site (l’un des plus impressionnants est celui, publié en
octobre 2003, consacré à l’organisation secrète du système de terreur mis
en place par les généraux algériens à partir de 1992 : Algérie, la machine
de mort. Rapport sur la torture et les centres de détentions secrets).
[11] Voir notamment : Abed Charef, Algérie, le grand dérapage, L’Aube, La
Tour d’Aigues, 1994 ; Reporters sans frontières, Le Drame algérien. Un
peuple en otage, La Découverte, Paris, 1994 (nouvelles éditions : 1995 et
1996) ; Mireille Duteil et Pierre Dévoluy, La Poudrière algérienne,
Calmann-Lévy, Paris, 1994 ; Amine Touati, Algérie, les islamistes à
l’assaut du pouvoir, L’Harmattan, Paris, 1995 ; Roger Faligot et Pascal
Krop, DST, police secrète, Flammarion, Paris, 1999 ; Djallal Malti, La
Nouvelle Guerre d’Algérie, La Découverte, Paris, 1999.
[12] Nesroulah Yous (avec la coll. de Salima Mellah), Qui a tué à Bentalha
? Algérie, chronique d’un massacre annoncé, La Découverte, Paris, 2000.
[13] Habib Souaïdia, La Sale Guerre, La Découverte, Paris, 2001.
[14] Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang, op. cit.
[15] Outre Larbi Belkheir, il s’agit notamment des généraux Khaled Nezzar,
Mohamed Lamari, Mohamed Touati, Ali Tounsi, Mohamed Médiène (dit « Toufik
»), Smaïl Lamari (dit « Smaïn »). À l’exception des deux derniers, tous
sont d’anciens officiers ou sous-officiers de l’armée française. La plupart
ont déserté, plus ou moins tôt, pendant la guerre de libération pour
rejoindre l’ALN — ont les appelle en Algérie les « DAF » (déserteurs de
l’armée française). Ces généraux, liés par des intérêts communs avec
certains cercles du pouvoir en France, s’opposeront tout au long des années
1980 à leurs collègues « anciens maquisards » issus des rangs de l’ALN,
plus marqués par le panarabisme hérité du président égyptien Nasser.
HISTOIRE SECRETE, DE LA GUERRE D’INDEPENDANCE A LA
« TROISIEME GUERRE » D’ALGERIE
par LOUNIS AGGOUN et JEAN-BAPTISTE RIVOIRE
Editions La Découverte, Paris, 2004
Introduction
Ce soir de novembre 2002, la pluie et le vent s’abattent sur l’avenue
Kléber, à Paris. Autour du Centre de conférences internationales, situé non
loin de la Tour Eiffel, des barrières, des policiers : il faut montrer
patte blanche. Grâce à notre équipe de reportage et à la caméra, l’accès
est plus facile. À l’intérieur du bâtiment, de jolies hôtesses en tailleur
s’activent dans un couloir à l’épaisse moquette rouge surplombée par de
magnifiques lustres de cristal. Pour le compte de Pascal Josèphe, un ancien
collaborateur d’Hervé Bourges ayant créé une société de conseil aux patrons
de l’audiovisuel, elles répertorient les journalistes et leur distribuent
de magnifiques dossiers de presse intitulés Djazaïr, une année de l’Algérie
en France.
Parrainées par le Quai d’Orsay, les manifestations prévues dans le cadre de
cette « Année de l’Algérie » sont essentiellement financées par le régime
algérien et par le groupe du milliardaire Rafik Khalifa, un flamboyant
businessman d’Alger qui défraie la chronique depuis quelques mois. Dans le
dossier de presse distribué aux journalistes, pas un mot sur les problèmes
économiques du pays, encore moins sur les très graves atteintes aux droits
humains qui y sont commises depuis 1988. Rebaptisée « Année des généraux »
par certains opposants, l’Année de l’Algérie est manifestement destinée à
améliorer l’image du régime. Pour lui assurer un grand écho médiatique, le
gouvernement français a d’ailleurs incité la plupart des médias publics
(Radio-France, France 2, France 3, France 5) à devenir partenaires de
l’opération.
Dans la salle, une bonne partie de la crème de la « Françalgérie »
officielle a fait le déplacement : plus de mille invités — dont des
réalisateurs prestigieux et des journalistes bien vus par le régime d’Alger
— sont venus écouter les discours de Hervé Bourges, Dominique de Villepin
ou Khalida Toumi. Ancien patron de TF1 et du Conseil supérieur de
l’audiovisuel, Hervé Bourges est d’abord un vieil ami du FLN, ce qui
contribue à expliquer sa nomination à la présidence de « l’Année de
l’Algérie ». Dominique de Villepin, le ministre français des Affaires
étrangères, a longtemps été secrétaire général de l’Élysée. Il connaît bien
les coulisses des relations franco-algériennes. Quant à Khalida Toumi, plus
connue sous le nom, qu’elle a porté jusqu’en 2001, de Khalida Messaoudi,
c’est une militante féministe très active en Algérie. Partisane de l’«
éradication » des islamistes, c’est-à-dire de leur élimination totale, elle
est l’auteur du fameux best-seller Une Algérienne debout, un ouvrage publié
en France en 1995 et vendu à plus de 100 000 exemplaires [1] : elle y
expliquait notamment les raisons de son opposition totale à toute forme
d’islamisme et son engagement aux côtés des généraux « éradicateurs ».
Longtemps députée du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie)
de Saïd Sadi, un parti proche du régime, elle est alors porte-parole du
gouvernement algérien.
Pendant deux heures, Hervé Bourges, Dominique de Villepin et Khalida Toumi
célèbrent à la tribune la « formidable amitié » qui lie la France à
l’Algérie, les « points communs » entre les deux pays, la « bonne humeur »
qui caractérise leurs relations.
Question dérangeante
Quarante-huit heures plus tôt, l’ensemble de la presse française a pourtant
rendu compte de la diffusion sur la chaîne Canal Plus de notre documentaire
confirmant que le « GIA » (Groupe islamique armé, l’un des plus redoutables
mouvements terroristes algériens), notamment responsable des attentats de
Paris en 1995, était à l’époque infiltré et manipulé par les services
secrets algériens, la fameuse Sécurité militaire (de juillet à septembre
1995, des bombes déposées dans le RER parisien avaient provoqué la mort
d’une dizaine de personnes et fait plus de deux cents blessés) [2] .
Désireux de recueillir la réaction du ministre français des Affaires
étrangères aux très graves accusations que nous portions dans ce
documentaire, je profite du micro qui m’est tendu pour poser une question à
laquelle aucun responsable politique français n’a accepté de répondre
durant l’enquête : « M. De Villepin, nous avons enquêté pendant deux ans
sur les “GIA” algériens et il s’avère qu’en 1995, quand ils commettaient
des attentats en France, ils étaient contrôlés par les services secrets
algériens. Cela vous paraît-il être une information importante ? »
Dans la salle, la question provoque un immense brouhaha. Quelques
commentaires fusent : « C’est une honte ! », « Bravo, Canal Plus ! » À la
tribune, le ministre français des Affaires étrangères et Khalida Toumi
blêmissent. Grand orchestrateur de la conférence de presse, Hervé Bourges,
président de l’« Année de l’Algérie », tente d’aider Dominique de Villepin
à se sortir de ce mauvais pas : « Je veux bien laisser le ministre
répondre, mais j’ai oublié de préciser qu’il ne s’agit pas d’une conférence
de presse avec le ministre des Affaires étrangères français sur les
relations franco-algériennes, la situation de l’Algérie aujourd’hui, mais
sur l’année 2003, une année à caractère culturel. Il y a d’autres lieux
pour ce type de questions, qui est peut-être valable, mais ce n’est pas le
jour et ce n’est pas l’endroit.
— Même si les services secrets algériens ont commandité des attentats en
France ?
— Écoutez, Monsieur, je vous retire la parole ! »
La surprise passée, Dominique de Villepin réagit : « Je ne crois pas que
l’on puisse ainsi impunément prendre en otage une manifestation comme la
nôtre. Nous respectons tous la liberté de la presse. Nous faisons face tous
aux questions qui peuvent être posées, mais il y a des moments et des lieux
pour cela et je serai ravi en d’autres circonstances de répondre à une
telle question [3] . » Malgré cette promesse, le ministre ne répondra
jamais à nos demandes d’interviews.
Quelques semaines après cet incident, profitant d’une visite à Strasbourg
du président algérien Abdelaziz Bouteflika, un journaliste de Radio
judaïque FM lui demande à son tour ce qu’il pense des révélations sur
l’implication de la Sécurité militaire algérienne dans les attentats de
Paris en 1995 : « Puis-je vous demander de poser la même question au
président français ? », répond étrangement Abdelaziz Bouteflika. « Ce qu’il
dira, je l’assumerai complètement et sans restriction aucune [4] . »
Le « GIA », sujet tabou
Après plusieurs années d’enquêtes communes pour tenter de comprendre ce qui
se passe réellement en Algérie, Lounis Aggoun et moi-même sommes habitués à
ce genre de dérobade, mais elles nous intriguent toujours autant. Pourquoi
un tel malaise dès qu’on évoque l’action du mystérieux « GIA », le Groupe
islamique armé ? En dix ans de « sale guerre » en Algérie, aucun
journaliste étranger n’a jamais réussi à approcher un membre actif de ce
sanguinaire mouvement terroriste [5] . À notre connaissance, c’est même la
seule « guérilla » au monde dont aucun chef en exercice ne s’est jamais
exprimé dans la presse étrangère.
Pourquoi une telle chape de plomb sur le fonctionnement réel du mouvement
et sur l’identité de ses commanditaires ? Comment expliquer qu’en 1996, un
ancien fondateur du GIA reconnaissant avoir assassiné plusieurs
journalistes ait pu bénéficier d’une loi de « clémence », et puisse se
pavaner aujourd’hui dans plusieurs documentaires diffusés à la télévision
française, où il confirme opportunément les thèses du pouvoir [6] ?
Pourquoi une telle impunité ? Est-il exact, comme l’ont affirmé d’anciens
officiers de la Sécurité militaire, que le « GIA » a été très profondément
infiltré et manipulé par les services secrets algériens, dès 1992, au point
de devenir un groupe « contre-insurrectionnel » [7] ? Pourquoi les
dirigeants algériens interrogés à ce propos, comme le général Khaled
Nezzar, parrain du régime, ou Abdelaziz Bouteflika, devenu président en
1999, renvoient-ils systématiquement vers leurs homologues français, comme
si ceux-ci étaient parfaitement au courant d’une telle manipulation ?
Depuis des années, ces questions nous taraudent, Lounis Aggoun et moi-même.
Militant des droits de l’homme de longue date (il a notamment contribué,
dans les années 1980, avec Ramdane Achab, Arab Aknine et Mouloud Khelil, à
la réalisation de Tafsut, la revue clandestine du Mouvement culturel
berbère, et ce jusqu’en 1988), Lounis est installé en France depuis 1989,
mais il effectue depuis de fréquents voyages en Algérie, où il a conservé
de nombreux contacts. Enquêteur rigoureux, il connaît parfaitement les
rouages du système politique algérien. Pour ma part, j’ai été embarqué vers
Alger en 1972, à l’âge de cinq ans, par des parents désireux d’apporter
leur petite contribution à l’édification d’un État indépendant et…
socialiste. Des « pieds rouges », en somme. Quatre ans d’école primaire
dans la capitale, puis une dernière année en plein Sahara, dans une petite
oasis où mes nouveaux copains ne parlaient qu’arabe, une belle langue
qu’ils m’aideront à apprendre avec une infinie patience. Depuis le milieu
des années 1980, Lounis et moi-même suivons de près ce qui se passe en
Algérie. Mais alors que lui s’y rend régulièrement, je n’y ai effectué
qu’un bref retour aux sources en 1992. À l’été 1996, je m’y rends pour la
première fois en reportage.
Des journalistes sous haute surveillance
Au mois d’août de cette année-là, je suis contacté pour réaliser avec
Faouzia Fékiri, ancienne haut fonctionnaire du régime reconvertie dans la
réalisation de documentaires, un reportage en Algérie pour l’émission Zone
interdite, de la chaîne française M6. Pendant deux semaines, je vais
découvrir ce que les journalistes de télévision révèlent rarement :
l’envers du décor, l’extraordinaire contrôle exercé par les autorités
algériennes sur toutes les équipes de télévision étrangères désireuses de
comprendre ce qui se passe réellement dans le pays. Extrêmement strict, ce
contrôle s’exerce dès la demande du fameux visa « presse ». Obligatoire
pour tout journaliste, il est souvent refusé par les autorités. Pour
obtenir leur feu vert, ma consœur algérienne a dû leur garantir que notre
reportage ne serait pas une enquête et qu’il contiendrait un message simple
: « En Algérie, la vie continue » (il s’agissait précisément du message que
les autorités cherchaient à faire passer en cet été 1996…).
Sur place, malgré de nombreux efforts, il se confirme qu’il est impossible
d’effectuer la moindre enquête sur les coulisses de la « sale guerre ».
Premier problème : l’escorte. Composée de policiers en civil armés de
fusils à pompe, de mitraillettes et de revolvers, elle est renforcée par
plusieurs véhicules de gendarmerie pour tout déplacement en dehors d’Alger,
ce qui rend quasiment impossible un reportage indépendant : comment
interviewer ne serait-ce que de simples citoyens sur un marché quand on est
encadré en permanence par deux individus patibulaires qui n’hésitent pas à
pointer leurs armes vers les passants, comme cela est arrivé à l’auteur de
ces lignes ?
Autre effet pervers de ces escortes : elles informent en permanence leur
hiérarchie du lieu où nous nous trouvons, ce qui permet aux services de
sécurité de perquisitionner notre chambre d’hôtel, voire de visionner nos
cassettes à notre insu quand nous sommes sur le terrain.
Un matin, à force d’obstination, nous parvenons à contacter par téléphone
des habitants de la région de Blida, une ville située à 60 kilomètres au
sud-ouest d’Alger. Malgré la terreur dans laquelle ils survivent, ils
souhaitent témoigner sur la violence des islamistes, mais aussi sur celle
des forces de sécurité. Pour les aider à vaincre leur peur, nous leur
garantissons que leurs visages seront « masqués » à la diffusion. Mais que
vaut cette précaution si l’escorte militaire qui nous accompagne identifie
nos interlocuteurs ? Conscients du danger, ceux-ci nous demandent une seule
chose : « S’il vous plaît, n’arrivez pas avec les militaires, sinon, on ne
pourra pas vous ouvrir la porte. »
Le courage de ces Algériens prêts à témoigner, malgré les risques encourus,
devant des journalistes étrangers m’a toujours impressionné, voire ému.
Naïvement, nous leur promettons de tout faire pour nous débarrasser de
notre escorte. Mais évidemment, celle-ci refuse de nous lâcher d’une
semelle. À Blida, des motards de la préfecture équipés de gyrophares
insistent même pour « escorter » notre convoi de véhicules de gendarmerie à
travers la ville. Bilan : nous ne pourrons jamais recueillir les
témoignages des courageux habitants qui nous avaient donné leur accord de
principe.
De retour à Alger, le lendemain, contrariés par l’omniprésence de nos anges
gardiens, nous tentons de leur fausser compagnie en quittant l’hôtel
Aurassi, où les autorités nous contraignent à résider, à une heure où ils
sont censés être repartis chez eux… Mais quand nous traversons le hall de
cet hôtel très surveillé par la Sécurité militaire, nous avons la mauvaise
surprise de constater que l’un des policiers en civil chargés de nous
surveiller est resté allongé dans un canapé du hall. À notre vue, il bondit
sur ses pieds et nous interdit de sortir.
Dépités, nous en sommes réduits à nous rendre sur une plage pour
interviewer quelques jeunes sur leur vie quotidienne. Nous tombons sur des
adolescents qui vivent de petits trafics, le « trabendo ». Au bout de
quelques minutes, le regard caustique qu’ils portent sur la police suffit à
provoquer la colère et l’intervention d’un jeune policier de notre escorte,
qui va jusqu’à les menacer en arabe devant notre caméra. Blancs comme des
linges, les jeunes ne nous diront plus un mot.
En Algérie, même certains fonctionnaires sont terrorisés par l’État : à la
fin de notre tournage, nous rendons visite à une femme nommée par les
autorités à la tête de la mairie de Baraki, une commune de la banlieue
islamiste d’Alger. En pleine interview, alors que nous avons obtenu toutes
les autorisations de tournage requises, elle est dérangée par un étrange
coup de téléphone. C’est un représentant des « services de sécurité », qui
veut savoir combien nous sommes, quelles questions nous posons… Surpris par
l’incident, je laisse tourner ma caméra. Déstabilisée, notre interlocutrice
doit promettre à son mystérieux interlocuteur de ne « pas aborder les
questions de terrorisme ». Quand elle raccroche, nous lui demandons
pourquoi il est impossible de parler du « GIA ». Blême, elle préfère
écourter l’interview.
À la suite de ce tournage marqué par d’incessants conflits avec notre
escorte, je ne serais plus jamais autorisé à me rendre en reportage en
Algérie. Loin de me signifier clairement leur réticence, les autorités
préféreront la lâcheté : elles ne répondront plus jamais à aucune de mes
nombreuses demandes de visa. Au fil des mois, je découvre que plusieurs
confrères, comme José Garçon, du quotidien Libération, Catherine Jentile,
de TF1, ou Jean-Pierre Tuquoi, du Monde, subissent régulièrement le même
sort. Intrigué par cette situation, je décide de m’intéresser de plus près
à ce qui se passe en Algérie. Fin 1997, de terribles massacres de civils
endeuillent la région d’Alger. Devenu journaliste permanent à l’agence de
télévision Capa, je me mets à sillonner l’Europe à la rencontre de
survivants, d’islamistes exilés ou d’officiers de la Sécurité militaire
ayant quitté leur pays.
En 1999, avec des confrères de Capa et de France 2, nous réalisons
Bentalha, autopsie d’un massacre, une longue enquête consacrée à
l’effroyable tuerie (plus de quatre cents victimes) survenue dans ce
village de l’Algérois dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997 [8] . Le
lendemain de la diffusion de ce documentaire dans « Envoyé spécial », sur
France 2, Mohamed Ghoualmi, ambassadeur d’Algérie en France, contacte
Michèle Cotta, alors patronne de la chaîne publique, et tente, en vain, de
faire interdire la rediffusion du sujet. Il appelle aussi Thierry
Thuillier, l’un des deux journalistes de France 2 qui nous ont aidés, et
lui annonce qu’il lui sera désormais interdit de se rendre en Algérie…
Secrets de famille
Quelques mois après cet épisode, alors que je couvre une manifestation
organisée à Paris contre la visite en France du président Abdelaziz
Bouteflika, Lounis Aggoun m’attrape par le bras. Téléspectateur assidu des
reportages sur l’Algérie, il souhaite nous aider à mieux comprendre ce qui
se passe dans son pays. Comme des millions d’Algériens et de Français, il a
assisté impuissant aux terribles massacres de civils survenus en 1997-1998.
Comme eux, il a été bouleversé que des milliers de civils aient pu être
livrés en pâture, des nuits durant, à des hordes de tueurs qui les ont
massacrés en toute impunité. Connaissant bien Alger et sa région, lui et
moi savons que les victimes des massacres habitaient des banlieues réputées
sympathisantes du FIS, le Front islamique du salut, et que les mystérieux
tueurs du GIA se sont déplacés librement dans des secteurs pourtant
quadrillés par l’armée. Comment expliquer qu’ils aient pu s’enfuir sans
être inquiétés ? Étaient-ils couverts par une partie du haut commandement
militaire ?
Avec Lounis Aggoun, nous nous jurons de découvrir la vérité sur ces
massacres et leurs commanditaires. Algérien, Lounis a l’avantage de pouvoir
se rendre discrètement dans son pays, sans devoir solliciter une quelconque
autorisation de la part des autorités. Ayant conservé de nombreux contacts
sur place, il est un enquêteur précieux. Pendant quatre ans, nous allons
conjuguer nos efforts et travailler avec des journalistes algériens
refusant de renoncer à leur mission fondamentale : informer le monde sur ce
qui se passe réellement dans leur pays. Pour eux comme pour nous, pas
question de travailler en présence d’escortes militaires ou de
gardes-chiourmes islamistes. Pour échapper à la surveillance de la
redoutable Sécurité militaire, il nous faut désormais travailler
clandestinement, fausser compagnie aux « mouchards » qui tentent de nous
dénoncer, changer de domicile chaque nuit, déployer des trésors
d’ingéniosité pour parvenir à rencontrer des témoins hors de toute présence
militaire ou islamiste.
À l’automne 2000, après la diffusion sur Canal Plus d’une enquête réalisée
clandestinement en Algérie et démontrant l’implication de la Sécurité
militaire dans l’assassinat, en juin 1998, du chanteur kabyle Lounès Matoub
[9] , nous avons la surprise d’être contactés à Paris par la DST (Direction
de la surveillance du territoire). Connus pour leur proximité historique
avec les services secrets algériens, les services du contre-espionnage
français nous rendent visite dans les locaux de Canal Plus, chaîne dont le
responsable de la sécurité est un ancien policier des renseignements
généraux. But des deux inspecteurs de la DST : savoir dans quelles
conditions nous avons enquêté en Algérie, qui nous a hébergés, qui a
facilité notre travail…
À la suite de cette étrange réunion au cours de laquelle nous nous
garderons bien de révéler quoi que ce soit à la DST, Lounis et moi décidons
d’être encore plus prudents : nous apprenons à nous méfier des écoutes
téléphoniques et prenons l’habitude de ne plus communiquer entre nous que
par des courriels cryptés, sans même avoir la garantie que ces nouvelles
précautions suffisent à assurer la confidentialité de nos échanges. Au fil
de nos rencontres avec des témoins de la « sale guerre », dont certains
travaillèrent longtemps au cœur de la Sécurité militaire algérienne, nous
commençons à comprendre pourquoi la DST se préoccupe de nos enquêtes :
manifestement, la France est beaucoup plus impliquée qu’on ne le croit dans
ce qui se passe en Algérie. Nos interlocuteurs nous révéleront même
l’existence de terribles « secrets de famille » unissant les services
secrets français et algériens.
Ce sont ces secrets de famille que ce livre se propose d’explorer. Au cours
de nos sept années d’enquête, nous avons interviewé de nombreux témoins et
acteurs jamais entendus en France et lu tout ce que nous avons pu trouver
sur la période : d’innombrables articles de presse (française, algérienne,
anglaise, etc.), rapports d’organisations non gouvernementales sur les
violations des droits de l’homme [10] , et plusieurs dizaines d’ouvrages de
journalistes, historiens et témoins, dont l’étude approfondie s’est révélée
extrêmement utile [11] . Plus récemment, nous avons systématiquement
recoupé les affirmations de plusieurs Algériens mettant en cause l’armée
dans certains crimes jusque-là exclusivement attribués aux islamistes :
avec bien d’autres témoignages, les livres de Nesroulah Yous, survivant et
témoin du massacre de Bentalha [12] , de Habib Souaïdia [13] , un ancien
sous-lieutenant des forces spéciales dont l’histoire a donné naissance à un
best-seller, ou de l’ex-commandant Mohammed Samraoui [14] , qui fut l’un
des plus proches collaborateurs du général Smaïl Lamari, le patron du
contre-espionnage algérien, nous ont ainsi aidés à explorer les coulisses
de la « sale guerre ».
Tout au long de notre enquête, nous avons systématiquement confronté nos
sources à la presse de l’époque, et notamment aux articles du Monde, de
Libération ou du Figaro. La presse algérienne a également été pour nous une
précieuse source d’information, ainsi que certains confrères algériens
aujourd’hui en exil. Enfin, dans le souci d’être complets, nous avons
systématiquement visionné la plupart des documentaires que les télévisions
françaises ou britanniques ont diffusés depuis 1994 à propos de la crise
algérienne.
Cet indispensable — et considérable — travail de recoupement nous a permis
de reconstituer le puzzle de ce qui s’est réellement passé durant cette «
sale guerre » et de mesurer à quel point les opinions publiques française
et algérienne ont été désinformées tout au long de ces seize années.
Certes, notre travail reste probablement incomplet. Difficile, par exemple,
d’être exhaustif sur certaines opérations de guérilla menées par de vrais
groupes armés islamistes dont les actions ont incontestablement contribué à
mettre le pays à feu et à sang, mais qui furent souvent minimisées, voire
passées sous silence sur ordre des autorités. Nous sommes également
conscients que malgré tous nos recoupements, les nuits entières passées à
interviewer des témoins et à vérifier nos informations, l’extraordinaire
opacité entretenue par les « décideurs » algériens fait que certaines
erreurs ont pu se glisser dans notre récit. Nous les espérons mineures.
La « troisième guerre d’Algérie »
Ce qui est certain en revanche, c’est que, malgré les pièces manquantes, le
puzzle ainsi reconstitué est assez complet pour révéler un tableau
absolument terrifiant des « années de sang » que vit le peuple algérien
depuis 1988, et surtout depuis 1992. Le bilan en est connu : près de 200
000 morts, des milliers de « disparus », des centaines de milliers de
personnes déplacées ou exilées. Et, surtout, le déchaînement d’une barbarie
de prime abord incompréhensible : la torture pratiquée à une échelle «
industrielle » par les forces de sécurité, les meurtres et les massacres
les plus atroces attribués tant à ces dernières qu’aux groupes islamistes…
En bref, une société entière gérée par la terreur et entraînée dans une
spirale de l’horreur où la vie humaine n’a plus aucune valeur.
Comment les « décideurs », à peine une poignée d’hommes, agissant
prétendument au nom de la « défense de la démocratie » contre le « péril
vert », ont-ils contribué à plonger leur pays dans une telle sauvagerie,
avec la complicité active de la France officielle ? Pour répondre à cette
question essentielle, nous avons acquis la conviction qu’il ne suffisait
pas de lever les voiles de la désinformation qui prévaut depuis 1992.
L’éclairage historique est indispensable.
Non que la réponse, soulignons-le avec force, serait à rechercher — comme
l’ont laissé entendre nombre d’observateurs — du côté de l’atavisme supposé
d’une société entière qui serait incapable, du fait même de la religion
musulmane ou d’archaïsmes sociaux plus anciens, de résoudre les conflits
qui la traversent autrement que par la violence. Toute l’histoire de
l’Algérie et de son islam pacifique prouve le contraire. En réalité, la
violence totale déchaînée par le régime actuel puise surtout ses sources
dans une longue tradition de gestion du pouvoir par la force brute, qui a
marqué au fer la société algérienne, depuis les débuts de la colonisation
française. C’est ce que nous avons voulu évoquer dans un prologue, en
rappelant que le mépris absolu de la vie des Algériens du peuple est bien
l’atroce fil rouge qui relie les trois guerres dont ils ont été victimes au
cours des deux deniers siècles : la guerre de conquête par la France, de
1830 à 1848, d’essence génocidaire ; la guerre de libération, de 1954 à
1962, marquée par les atrocités commises par l’armée française, mais aussi
par les violences au sein même du camp algérien ; et la « troisième guerre
d’Algérie », celle des généraux des années 1990.
Après ce rappel indispensable, la première partie de ce livre retrace
certains épisodes clés qui, de la victoire des « militaires » sur les «
politiques » au sein du FLN lors de la guerre d’indépendance qui s’est
achevée en 1962, jusqu’à l’annulation des élections législatives de
décembre 1991, contribuent à éclairer les drames des années récentes. Il ne
s’agit évidemment en aucune façon de faire un « résumé historique » de la
guerre de libération et de l’Algérie indépendante — nous renverrons aux
ouvrages de référence en la matière —, mais seulement d’évoquer les
mécanismes de pouvoir, profondément enracinés dans la caste dirigeante, que
sauront utiliser les « décideurs » d’aujourd’hui : nous montrerons ainsi
comment, après la mort du président Houari Boumediene en 1978, le général
Larbi Belkheir, a pu conquérir progressivement, avec ses alliés, une place
dominante au sommet du pouvoir. Au point de constituer ce que l’on pourrait
appeler le « clan français », moins parce que nombre des généraux qui le
composent sont d’anciens officiers de l’armée française [15] , que du fait
que leur puissance provient du contrôle des circuits de corruption : ces
circuits, on le verra, plongent en effet leurs racines dans une partie de
la classe politique et des milieux d’affaires français et forment le noyau
dur de la « Françalgérie ».
À la fin des années 1980, il devient vital pour les hommes de ce clan qui
entourent le président Chadli de privatiser un minimum l’économie
algérienne, officiellement publique et socialiste, afin de pérenniser les
fortunes qu’ils ont commencé à acquérir par le prélèvement de commissions
sur les flux du commerce extérieur. Mais les conservateurs du FLN
s’opposent à cette ouverture. Grâce à la révolte d’octobre 1988, qu’ils ont
secrètement encouragée et sauvagement réprimée, Belkheir et ses collègues
se débarrassent des « vieilles barbes » du FLN : c’est le très paradoxal «
printemps d’Alger ».
Pour les généraux, il n’est toutefois pas question que la privatisation
contrôlée s’accompagne d’une libéralisation économique et d’une véritable
démocratisation politique. Pour contrer leurs opposants démocrates, ils
avaient favorisé tout au long des années 1980 les mouvements islamistes,
jusqu’à légaliser en septembre 1989 le Front islamique du salut. Fin 1991,
le FIS remporte la majorité relative des suffrages lors des premières
élections législatives relativement libres organisées en Algérie.
S’appuyant sur la crainte que le parti islamiste suscite dans le pays et à
l’étranger, les généraux obtiennent alors le soutien de Paris pour
interrompre le processus électoral.
Avec le coup d’État de janvier 1992, commence donc la « troisième guerre
d’Algérie », retracée en détail dans la seconde partie de cet ouvrage. Les
généraux « éradicateurs » — car il s’agit bien pour eux d’« éradiquer »
l’islamisme — combattent l’opposition islamiste, armée ou non, en utilisant
à grande échelle les méthodes de guerre contre-insurrectionnelle apprises
des Français : torture systématique, exécutions extrajudiciaires en masse,
infiltration des maquis islamistes, création de faux maquis agissant
secrètement pour le compte de la Sécurité militaire, « escadrons de la mort
» déguisés en islamistes qui terrorisent la population, recours à des «
supplétifs » par la levée de milices… En janvier 1995, inquiète de la
tournure dramatique que prennent les événements, une partie de la
communauté internationale soutient la « plate-forme de Rome » adoptée par
les principaux partis de l’opposition algérienne, une « offre de paix »
dans laquelle, pour la première fois, le FIS s’engage formellement à
renoncer à toute violence. Menacés par cette initiative, les généraux
décident alors d’instrumentaliser plus encore la violence du GIA, dont ils
contrôlent désormais complètement la direction, pour frapper la France et
la contraindre à ne pas les « lâcher ».
Mais en 1997, l’utilisation du GIA pour massacrer des milliers de civils
dans les banlieues islamistes d’Alger commence à faire douter l’opinion
internationale : le GIA ne serait-il pas une « organisation écran » de la
Sécurité militaire algérienne ? Soupçonné d’être le véritable commanditaire
des massacres, le régime déploie alors en direction de l’opinion publique
internationale l’une des plus formidables campagnes de désinformation mises
en œuvre dans le monde depuis 1945. À cette occasion, on le verra, la
puissance des réseaux de la « Françalgérie » jouera à plein. Car si cette
campagne a bien été conçue dans les officines des services secrets
algériens, elle n’aurait jamais pu être aussi efficace sans les relais
politiques et médiatiques dont ils disposent à Paris.
Aujourd’hui encore, grâce à la terreur que Al-Qaïda, l’organisation
terroriste dirigée par Oussama Ben Laden, inspire à juste titre au monde
entier, les généraux d’Alger, soutenus par la France officielle,
parviennent encore à s’abriter derrière le « diable islamiste » pour
masquer leurs exactions. Jusqu’à quand ?
[1] Khalida Messaoudi, Une Algérienne debout, Flammarion, Paris, 1995.
[2] Jean-Baptiste Rivoire et Romain Icard, Attentats de Paris : enquête sur
les commanditaires, documentaire diffusé dans l’émission « 90 minutes »,
Canal Plus, 4 novembre 2002.
[3] Jean-Baptiste Rivoire et Romain Icard, Édition spéciale droits de
suite, diffusée dans le cadre de « 90 minutes », Canal Plus, juin 2003.
[4] Christophe Nonnenmacher, « Triste année de l’Algérie »,
<www.strasmag.com/monde/triste_annee_algerie.htm > .
[5] Le seul cas connu d’un journaliste étranger qui ait réussi à fausser
compagnie à son escorte pour passer quelques jours dans un maquis islamiste
est celui de Phil Rees, un reporter de la BBC qui a visité en octobre 1994
un maquis de l’Armée islamique du salut (AIS, dont on verra qu’elle était
elle-même en guerre contre le GIA) dans la région de Chlef (voir à ce
propos l’interview de Phil Rees dans Libération, 19-20 novembre 1994).
[6] Il s’agit de Omar Chikhi, présenté par la presse algérienne comme l’«
ex-chef du très redouté maquis de Zbarbar » (voir José Garçon, « Les
révélations sur mesure d’un repenti islamiste algérien », Libération, 19
février 2001). Sur les prestations télévisées de ce personnage, voir
notamment : Malik Aït-Aoudia et Séverine Labat, Vol AF 8969 Alger-Paris,
France 3, 9 mai 2002 ; et Malik Aït-Aoudia et Séverine Labat, Algérie
1988-2000, autopsie d’une tragédie, France 5, octobre 2003.
[7] Le premier témoignage détaillé sur ce point est celui d’un ancien
colonel des services secrets : Mohammed Samraoui, Chronique des années de
sang. Algérie : comment les services secrets ont manipulé les groupes
islamistes, Denoël, Paris, 2003.
[8] Jean-Baptiste Rivoire, Jean-Paul Billault, Thierry Thuillier et Bruno
Girodon, Bentalha, autopsie d’un massacre, documentaire diffusé par la
Télévision suisse romande (émission « Temps présent ») le 8 avril 1999, et
par France 2 (émission « Envoyé spécial ») le 23 septembre 1999.
[9] Michel Despratx, Jean-Baptiste Rivoire, Lounis Aggoun et Marina Ladous,
Algérie, la grande manipulation, documentaire diffusé dans le cadre de
l’émission « 90 minutes », Canal Plus, 31 octobre 2000.
[10] Dont la plupart sont consultables sur le site Web
<www.algeria-watch.org>, une véritable mine d’informations sur la question
et sur bien d’autres relatives à la situation en Algérie. L’association
Algeria-Watch, créée en 1997, est elle-même l’auteur de nombreux rapports
publiés sur son site (l’un des plus impressionnants est celui, publié en
octobre 2003, consacré à l’organisation secrète du système de terreur mis
en place par les généraux algériens à partir de 1992 : Algérie, la machine
de mort. Rapport sur la torture et les centres de détentions secrets).
[11] Voir notamment : Abed Charef, Algérie, le grand dérapage, L’Aube, La
Tour d’Aigues, 1994 ; Reporters sans frontières, Le Drame algérien. Un
peuple en otage, La Découverte, Paris, 1994 (nouvelles éditions : 1995 et
1996) ; Mireille Duteil et Pierre Dévoluy, La Poudrière algérienne,
Calmann-Lévy, Paris, 1994 ; Amine Touati, Algérie, les islamistes à
l’assaut du pouvoir, L’Harmattan, Paris, 1995 ; Roger Faligot et Pascal
Krop, DST, police secrète, Flammarion, Paris, 1999 ; Djallal Malti, La
Nouvelle Guerre d’Algérie, La Découverte, Paris, 1999.
[12] Nesroulah Yous (avec la coll. de Salima Mellah), Qui a tué à Bentalha
? Algérie, chronique d’un massacre annoncé, La Découverte, Paris, 2000.
[13] Habib Souaïdia, La Sale Guerre, La Découverte, Paris, 2001.
[14] Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang, op. cit.
[15] Outre Larbi Belkheir, il s’agit notamment des généraux Khaled Nezzar,
Mohamed Lamari, Mohamed Touati, Ali Tounsi, Mohamed Médiène (dit « Toufik
»), Smaïl Lamari (dit « Smaïn »). À l’exception des deux derniers, tous
sont d’anciens officiers ou sous-officiers de l’armée française. La plupart
ont déserté, plus ou moins tôt, pendant la guerre de libération pour
rejoindre l’ALN — ont les appelle en Algérie les « DAF » (déserteurs de
l’armée française). Ces généraux, liés par des intérêts communs avec
certains cercles du pouvoir en France, s’opposeront tout au long des années
1980 à leurs collègues « anciens maquisards » issus des rangs de l’ALN,
plus marqués par le panarabisme hérité du président égyptien Nasser.
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