Fin des années 1950. Le ministre des finances de De Gaulle s’arrête devant un kiosque à journaux à Paris. Une petite fille vient acheter une bande dessinée. Elle tend un billet de dix mille francs au marchand de journaux. Un gros billet long et large, un tapis (une h’sira, on dira plus tard chez nous). Une vague ascendance anglo-saxonne s’exprime en lui et qui fait qu’il est littéralement shocked; il l’est tellement qu’il court à l’Elysée et demande à être reçu de toute urgence par le Général. Pour marquer son autorité, le Président-Revenant laisse son ministre mariner une petite heure dans la salle d’attente avant de dire à son chambellan de le laisser entrer.
Le ministre s‘engouffre hâtivement dans le bureau présidentiel et déploie de grands efforts pour s’arrêter pile avant de télescoper une chaise en bois massif dressée sur sa trajectoire.
Il arrive difficilement à endiguer le flot de paroles qui se bousculent entre le siège de sa pensée et sa langue :
— Excellence… pardon… Monsieur le Président, il faut… euh… prendre des mesures urgentes pour sauver la Nation…!
Avec sa tendance à arrondir la bouche comme si toutes les voyelles n’étaient que de piètres avatars de la lettre «O» et sans se départir de l’auguste zénitude qu’il arborait, levant avec une lenteur longuement étudiée le bras pour signifier qu’il allait prendre la parole et sommer ainsi le ministre de se taire :
— Mais qu’ai-je donc fait d’autre, mon cher, depuis mon retour à la tête de ce pays qui ne m’a que trop payé d’ingratitude, quoi d’autre que de prendre des mesures urgentes et, vous ne pouvez que le reconnaître, idoines, pour sauver la Nation des multiples dangers qui la guettaient. Une œuvre titanesque, n’est-ce pas, digne des grands artisans de l’Histoire. Vous lirez tout cela dans mes mémoires que je vais faire publier. Pour ce qui est de l’objet de la présente audience, je vous prie de bien vouloir entrer sans détours dans le vif du sujet, car, comme je l’ai appris lors de ma tournée dans les départements d’Algérie, cette partie bien meurtrie de notre patrie, les autochtones lettrés ont là-bas un adage arabe mais qui doit être d’origine grecque ou romaine ou peut-être bien persane cette autre contrée indo-européenne, qui dit : «Le meilleur des discours est bref et plein de sens.» Me suis-je bien fait comprendre. Je ne vous apprends rien en vous disant que mes obligations et mes hautes responsabilités ne me laissent guère de loisirs pour des occupations sans importance capitale pour la France ni pour des bavardages qui grignotent mon précieux budget-temps. Alors, continuez, je vous en conjure, sans circonvolutions ni d’inutiles figures de style et montrez-moi que vous ne m’avez pas distrait de mes occupations pour des billevesées…
Le bras légèrement tendu, la paume tournée vers le haut signale au ministre qu’il est autorisé à reprendre son exposé.
— Merci, Monsieur le Président. Je viens pour vous signaler un danger bien camouflé, insidieux, traître. Il doit bénéficier de toute votre attention. Je viens de constater, bien malgré moi, que pour opérer le moindre paiement, les Françaises et les Français sont obligées [une bonne diction voudrait que l’on arrive à faire discerner à l’auditeur le «e» du genre même s’il est muet] et obligés de recourir quotidiennement à une inflation de zéros, à droite bien sûr (n’y voyez aucune impertinence de ma part quant à l’orientation de notre courant politique). J’ai été littéralement scandalisé en constatant qu’il faut jusqu’à quatre zéros pour qu’un bon père de famille achète une revue quelconque, six ou sept zéros pour une Deux-chevaux, une Dauphine ou une Peugeot 403, trois ou quatre zéros pour l’un de nos, comme vous l’avez si bien compté, deux cent quarante-six fromages, cinq à douze zéros pour remplir sa déclaration d’impôts. Comment pouvons-nous, avec de tels chiffres, encourager nos concitoyens à consommer plus, assurer à nos investisseurs et entreprises des niveaux estimables de profits, offrir à nos épiciers et autres commerçants des caisses enregistreuses capables de gérer de si grands nombres mais néanmoins de peu de valeur. Les citoyens s’essoufflent l’esprit en vains calculs sur de grands chiffres pour le moindre achat, de l’autre côté, les marchands perdent un temps précieux à calculer le prix à encaisser et à rendre la monnaie, le contribuable râle parce qu’il a l’impression, seulement l’impression, d’être saigné à blanc par l’Etat. Tout cela concourt à alimenter le mécontentement de l’homme de la rue qui se trouve être aussi, par les vertus du suffrage universel, un électeur.
Un léger redressement du Général sur son siège indique que l’exposé de son ministre a capté son attention. Cela encourage ce dernier à y aller carrément :
— Il y a là, mon Général, si on n’y prend pas garde, un facteur qui freine la croissance économique du pays, qui risque de réduire le rayonnement international de la France, déjà malheureusement… euh… dirais-je… indisposé par les événements d’Algérie et, Dieu nous en garde, reléguer notre patrie à n’être qu’une puissance de seconde zone. Je…
Le bras du Général se lève cette fois-ci brutalement, le ministre interrompt son discours la bouche grande ouverte.
— Si l’on se penche sur la question à partir d’une position bien plus élevée, en la situant dans un contexte géopolitique régional et mondial, alors, avec l’imminence de l’entrée en vigueur du Traité de Rome qui porte création de la Communauté Economique Européenne, la France et moi-même, nous ne pouvons pas nous permettre de nous engager dans cette cruciale aventure en position de faiblesse. Alors, que pouvez-vous nous proposer de faire, mon bon Monsieur, pour nous dépêtrer de cette situation qui nous paraît plutôt alambiquée?
— La solution me semble couler de source, mon Général. Comme vous avez déjà doté la France d’une constitution en tout point adaptée à l’esprit gaullien… euh pardon… gaulois qui l’anime, dotez-là d’une nouvelle monnaie où les zéros superflus seront éliminés…
— Mais, mon cher, les Françaises et les Français sont habitués à compter depuis cent cinquante ans en francs. Une nouvelle monnaie ne va-t-elle pas les embarrasser avec risque de déstabiliser toute l’économie du pays…?
— J’attire cependant votre attention, Monsieur le Président, que nos concitoyens étaient, pendant une très longue période habitués à compter en sous. Ils ne disaient pas un franc mais vingt sous, même cinq francs c’était cent sous. La continuelle inflation a balayé toute référence au sou même dans les campagnes les plus reculées. Pour éviter de les embarrasser, puis-je vous suggérer d’appeler la monnaie à créer nouveau franc. Le nouveau franc vaudra, disons et selon votre appréciation, cent francs actuels…
_______________
suite ...
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Le ministre s‘engouffre hâtivement dans le bureau présidentiel et déploie de grands efforts pour s’arrêter pile avant de télescoper une chaise en bois massif dressée sur sa trajectoire.
Il arrive difficilement à endiguer le flot de paroles qui se bousculent entre le siège de sa pensée et sa langue :
— Excellence… pardon… Monsieur le Président, il faut… euh… prendre des mesures urgentes pour sauver la Nation…!
Avec sa tendance à arrondir la bouche comme si toutes les voyelles n’étaient que de piètres avatars de la lettre «O» et sans se départir de l’auguste zénitude qu’il arborait, levant avec une lenteur longuement étudiée le bras pour signifier qu’il allait prendre la parole et sommer ainsi le ministre de se taire :
— Mais qu’ai-je donc fait d’autre, mon cher, depuis mon retour à la tête de ce pays qui ne m’a que trop payé d’ingratitude, quoi d’autre que de prendre des mesures urgentes et, vous ne pouvez que le reconnaître, idoines, pour sauver la Nation des multiples dangers qui la guettaient. Une œuvre titanesque, n’est-ce pas, digne des grands artisans de l’Histoire. Vous lirez tout cela dans mes mémoires que je vais faire publier. Pour ce qui est de l’objet de la présente audience, je vous prie de bien vouloir entrer sans détours dans le vif du sujet, car, comme je l’ai appris lors de ma tournée dans les départements d’Algérie, cette partie bien meurtrie de notre patrie, les autochtones lettrés ont là-bas un adage arabe mais qui doit être d’origine grecque ou romaine ou peut-être bien persane cette autre contrée indo-européenne, qui dit : «Le meilleur des discours est bref et plein de sens.» Me suis-je bien fait comprendre. Je ne vous apprends rien en vous disant que mes obligations et mes hautes responsabilités ne me laissent guère de loisirs pour des occupations sans importance capitale pour la France ni pour des bavardages qui grignotent mon précieux budget-temps. Alors, continuez, je vous en conjure, sans circonvolutions ni d’inutiles figures de style et montrez-moi que vous ne m’avez pas distrait de mes occupations pour des billevesées…
Le bras légèrement tendu, la paume tournée vers le haut signale au ministre qu’il est autorisé à reprendre son exposé.
— Merci, Monsieur le Président. Je viens pour vous signaler un danger bien camouflé, insidieux, traître. Il doit bénéficier de toute votre attention. Je viens de constater, bien malgré moi, que pour opérer le moindre paiement, les Françaises et les Français sont obligées [une bonne diction voudrait que l’on arrive à faire discerner à l’auditeur le «e» du genre même s’il est muet] et obligés de recourir quotidiennement à une inflation de zéros, à droite bien sûr (n’y voyez aucune impertinence de ma part quant à l’orientation de notre courant politique). J’ai été littéralement scandalisé en constatant qu’il faut jusqu’à quatre zéros pour qu’un bon père de famille achète une revue quelconque, six ou sept zéros pour une Deux-chevaux, une Dauphine ou une Peugeot 403, trois ou quatre zéros pour l’un de nos, comme vous l’avez si bien compté, deux cent quarante-six fromages, cinq à douze zéros pour remplir sa déclaration d’impôts. Comment pouvons-nous, avec de tels chiffres, encourager nos concitoyens à consommer plus, assurer à nos investisseurs et entreprises des niveaux estimables de profits, offrir à nos épiciers et autres commerçants des caisses enregistreuses capables de gérer de si grands nombres mais néanmoins de peu de valeur. Les citoyens s’essoufflent l’esprit en vains calculs sur de grands chiffres pour le moindre achat, de l’autre côté, les marchands perdent un temps précieux à calculer le prix à encaisser et à rendre la monnaie, le contribuable râle parce qu’il a l’impression, seulement l’impression, d’être saigné à blanc par l’Etat. Tout cela concourt à alimenter le mécontentement de l’homme de la rue qui se trouve être aussi, par les vertus du suffrage universel, un électeur.
Un léger redressement du Général sur son siège indique que l’exposé de son ministre a capté son attention. Cela encourage ce dernier à y aller carrément :
— Il y a là, mon Général, si on n’y prend pas garde, un facteur qui freine la croissance économique du pays, qui risque de réduire le rayonnement international de la France, déjà malheureusement… euh… dirais-je… indisposé par les événements d’Algérie et, Dieu nous en garde, reléguer notre patrie à n’être qu’une puissance de seconde zone. Je…
Le bras du Général se lève cette fois-ci brutalement, le ministre interrompt son discours la bouche grande ouverte.
— Si l’on se penche sur la question à partir d’une position bien plus élevée, en la situant dans un contexte géopolitique régional et mondial, alors, avec l’imminence de l’entrée en vigueur du Traité de Rome qui porte création de la Communauté Economique Européenne, la France et moi-même, nous ne pouvons pas nous permettre de nous engager dans cette cruciale aventure en position de faiblesse. Alors, que pouvez-vous nous proposer de faire, mon bon Monsieur, pour nous dépêtrer de cette situation qui nous paraît plutôt alambiquée?
— La solution me semble couler de source, mon Général. Comme vous avez déjà doté la France d’une constitution en tout point adaptée à l’esprit gaullien… euh pardon… gaulois qui l’anime, dotez-là d’une nouvelle monnaie où les zéros superflus seront éliminés…
— Mais, mon cher, les Françaises et les Français sont habitués à compter depuis cent cinquante ans en francs. Une nouvelle monnaie ne va-t-elle pas les embarrasser avec risque de déstabiliser toute l’économie du pays…?
— J’attire cependant votre attention, Monsieur le Président, que nos concitoyens étaient, pendant une très longue période habitués à compter en sous. Ils ne disaient pas un franc mais vingt sous, même cinq francs c’était cent sous. La continuelle inflation a balayé toute référence au sou même dans les campagnes les plus reculées. Pour éviter de les embarrasser, puis-je vous suggérer d’appeler la monnaie à créer nouveau franc. Le nouveau franc vaudra, disons et selon votre appréciation, cent francs actuels…
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