Tiré de : Mystiques, philosophies et Francs-Maçons en Islam.
De Thierry Zarcone.
Editeur: Jean Maisonneuve. Paris.
De Thierry Zarcone.
Editeur: Jean Maisonneuve. Paris.
Page: 292
SOUFIS ET FRANCS-MAÇONS.
[...]
En 1876, un article du journal pro-anglais Stamboul avait lancé un appel désespéré en faveur du maintien de la croyance dans le grand architecte de l'univers, indiquant que ce principe "mettait en accord la franc-maçonnerie française avec la franc-maçonnerie universelle"'&. La confusion entre la croyance en Dieu et le symbole du grand architecte était totale puisqu'il était écrit plus loin : "c'est parce que la franc-maçonnerie a toujours affirmé aussi bien, sinon mieux, qu'aucune religion, Dieu et l'âme, qu'elle compte 550 mille adeptes aux Etats Unis et près de 200 mille en Angleterre et ses colonies"... Et, pour montrer que le maintien de ce "symbole du déisme" était tout à fait indispensable en Orient, l'auteur de l'article avait choisi de faire parler l'un des plus célèbres musulmans adeptes de l'ordre, l'Emir Abd al-Qâdir :
La référence à Abd al-Qâdir ne pouvait être mieux placée en une telle circonstance. Le îeyh d'origine algérienne, devenu franc-maçon à Alexandrie, en 1864, à la loge "Les Pyramides" du Grand Orient de France, sur l'invitation de cette obédience', représentait en effet aux yeux des maçons français le type même du musulman éclairé. C'était son intervention en faveur des chrétiens de Syrie, lors des événements de 1860, qui lui avait gagné l'admiration de l'Europe et en avait fait une incarnation de la tolérance"'. Un franc-maçon français avait écrit, en 1865: "il apparaît, lui, le descendant du Prophète, non point comme le représentant fanatique d'une secte, mais comme le disciple de cette morale indépendante de toute idée surnaturelle qui place le respect de la personne humaine au-dessus des divisions et des passions religieuses, et qu'il rit ainsi, par anticipation, une oeuvre essentiellement maçonnique""".
L'auteur de l'article du Stamboul n'ignorait pas qu'une correspondance échangée entre Paris et la loge égyptienne qui avait initié le îeyh, avait été publiée dans la revue du Monde maçonnique ; c'est de là qu'il avait tiré cette réflexion de Abd al-Qâdir. Lors d'un voyage en France, en 1865, où il avait été accueilli très chaleureusement par ses "frères maçons", Abd al-Qadir avait eu l'occasion de répondre à quelques questions concernant la situation de l'ordre dans son pays. Il s'agissait de la Syrie ottomane des années 1865. Ce dernier avait indiqué que la franc-maçonnerie y était très mal considérée et que les francs-maçons étaient regardés "comme des gens sans croyances (athées), sans lois, prêts à troubler l'ordre de la société". A la question qui était de savoir s'il pourrait, lui, Abd al-Qâdir, implanter et propager l'ordre, il répondit que les peuples n'y étaient pas encore disposés et que les réunions secrètes étaient
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sévèrement défendues189. Pourtant, trois années seulement après que le Sïeyh eut prononcé ces paroles, l'ordre commença progressivement à s'installer en Syrie et l'on apprend, grâce au témoignage de Robert Morris, qu'une loge informelle, où se trouvaient plusieurs fils de l'Emir, s'était réunie à Damas, en 1868190. Robert Morris avait pu rencontrer le Seyh, en 1868, comme le maçon libanais Shâhîn Makâriûs, en 1881191. Si l'on considère attentivement quelles ont été les réponses que le ~eyh algérien, installé en Syrie, avait données aux questions des maçons français, on remarque immédiatement que celles-ci étaient empreintes de mysticisme, ce qui n'est pas étonnant puisque Abd al-Qâdir avait été également, à côté de sa qualité de chef de guerre, un grand soufi de la confrérie kâdirî192.
Sans anticiper sur le chapitre suivant qui abordera la question de la double affiliation confrérique franc-maçonnerie / soufisme, on relèvera ici seulement ce qui concerne les interférences entre sa vision mystique et la question de la croyance en Dieu. A cette époque, l'obédience française n'affichait pas encore sa position antidéiste ; ce qui se déduit facilement d'après le contenu des questions que l'obédience posait systématiquement à tout individu qui demandait son admission dans l'ordre. On retiendra ici quelques-unes d'entre elles : quels sont les devoirs de l'homme envers Dieu, quels sont les devoirs de l'homme envers ses semblables, quels sont les devoirs de l'homme envers son âme, l'âme est-elle immortelle ? Abd al-Qâdir y avait répondu de la manière la plus orthodoxe affirmant qu'il fallait honorer le Dieu très haut "qui est l'unique et n'a pas d'associé dans la création", et à la façon des
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soufis, en faisant reposer son interprétation sur la théorie mystique de l'unicité de l'être (vandet-i vücûd)193. D'après Bruno Etienne, qui a eu accès à des documents inédits, le îeyh aurait marqué plus tard sa désapprobation devant la suppression du grand architecte de l'univers : "Abd al-Qâdir pensait naïvement que l'ordre allait pouvoir réconcilier l'islam et le christianisme".
SOUFIS ET FRANCS-MAÇONS.
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En 1876, un article du journal pro-anglais Stamboul avait lancé un appel désespéré en faveur du maintien de la croyance dans le grand architecte de l'univers, indiquant que ce principe "mettait en accord la franc-maçonnerie française avec la franc-maçonnerie universelle"'&. La confusion entre la croyance en Dieu et le symbole du grand architecte était totale puisqu'il était écrit plus loin : "c'est parce que la franc-maçonnerie a toujours affirmé aussi bien, sinon mieux, qu'aucune religion, Dieu et l'âme, qu'elle compte 550 mille adeptes aux Etats Unis et près de 200 mille en Angleterre et ses colonies"... Et, pour montrer que le maintien de ce "symbole du déisme" était tout à fait indispensable en Orient, l'auteur de l'article avait choisi de faire parler l'un des plus célèbres musulmans adeptes de l'ordre, l'Emir Abd al-Qâdir :
C'est ainsi que l'avait compris Abdel-Kader qui, après son initiation par le Grand Orient de France écrivait : "dans mon opinion, tout [ P293] homme paroles n'appartient pas à la franc-maçonnerie est incomplet". Ces es d'un très fervent musulman ne sont-elles pas une preuve préremptoire que la franc-maçonnerie n'est pas en contradiction avec le Zran ? Ne répondent-elles pas victorieusement aux attaques des imitateurs inconscients et ignorants, au sein de l'islamisme, des cléricaux de l'Occident ?
Nulle part, soit dit en passant, la franc-maçonnerie ne pourrait opérer autant de bien qu'en Turquie, car elle est la meilleure école de tolérance mutuelle. Parmi tant de races et de croyances diverses, où trouver un modus vivendi équitable et pacifique, si ce n'est dans la doctrine qui prêche à chaque conscience le respect de la conscience d'autrui.
Nulle part, soit dit en passant, la franc-maçonnerie ne pourrait opérer autant de bien qu'en Turquie, car elle est la meilleure école de tolérance mutuelle. Parmi tant de races et de croyances diverses, où trouver un modus vivendi équitable et pacifique, si ce n'est dans la doctrine qui prêche à chaque conscience le respect de la conscience d'autrui.
La référence à Abd al-Qâdir ne pouvait être mieux placée en une telle circonstance. Le îeyh d'origine algérienne, devenu franc-maçon à Alexandrie, en 1864, à la loge "Les Pyramides" du Grand Orient de France, sur l'invitation de cette obédience', représentait en effet aux yeux des maçons français le type même du musulman éclairé. C'était son intervention en faveur des chrétiens de Syrie, lors des événements de 1860, qui lui avait gagné l'admiration de l'Europe et en avait fait une incarnation de la tolérance"'. Un franc-maçon français avait écrit, en 1865: "il apparaît, lui, le descendant du Prophète, non point comme le représentant fanatique d'une secte, mais comme le disciple de cette morale indépendante de toute idée surnaturelle qui place le respect de la personne humaine au-dessus des divisions et des passions religieuses, et qu'il rit ainsi, par anticipation, une oeuvre essentiellement maçonnique""".
L'auteur de l'article du Stamboul n'ignorait pas qu'une correspondance échangée entre Paris et la loge égyptienne qui avait initié le îeyh, avait été publiée dans la revue du Monde maçonnique ; c'est de là qu'il avait tiré cette réflexion de Abd al-Qâdir. Lors d'un voyage en France, en 1865, où il avait été accueilli très chaleureusement par ses "frères maçons", Abd al-Qadir avait eu l'occasion de répondre à quelques questions concernant la situation de l'ordre dans son pays. Il s'agissait de la Syrie ottomane des années 1865. Ce dernier avait indiqué que la franc-maçonnerie y était très mal considérée et que les francs-maçons étaient regardés "comme des gens sans croyances (athées), sans lois, prêts à troubler l'ordre de la société". A la question qui était de savoir s'il pourrait, lui, Abd al-Qâdir, implanter et propager l'ordre, il répondit que les peuples n'y étaient pas encore disposés et que les réunions secrètes étaient
P.294: SOUFIS ET FRANCS-MAÇONS
sévèrement défendues189. Pourtant, trois années seulement après que le Sïeyh eut prononcé ces paroles, l'ordre commença progressivement à s'installer en Syrie et l'on apprend, grâce au témoignage de Robert Morris, qu'une loge informelle, où se trouvaient plusieurs fils de l'Emir, s'était réunie à Damas, en 1868190. Robert Morris avait pu rencontrer le Seyh, en 1868, comme le maçon libanais Shâhîn Makâriûs, en 1881191. Si l'on considère attentivement quelles ont été les réponses que le ~eyh algérien, installé en Syrie, avait données aux questions des maçons français, on remarque immédiatement que celles-ci étaient empreintes de mysticisme, ce qui n'est pas étonnant puisque Abd al-Qâdir avait été également, à côté de sa qualité de chef de guerre, un grand soufi de la confrérie kâdirî192.
Sans anticiper sur le chapitre suivant qui abordera la question de la double affiliation confrérique franc-maçonnerie / soufisme, on relèvera ici seulement ce qui concerne les interférences entre sa vision mystique et la question de la croyance en Dieu. A cette époque, l'obédience française n'affichait pas encore sa position antidéiste ; ce qui se déduit facilement d'après le contenu des questions que l'obédience posait systématiquement à tout individu qui demandait son admission dans l'ordre. On retiendra ici quelques-unes d'entre elles : quels sont les devoirs de l'homme envers Dieu, quels sont les devoirs de l'homme envers ses semblables, quels sont les devoirs de l'homme envers son âme, l'âme est-elle immortelle ? Abd al-Qâdir y avait répondu de la manière la plus orthodoxe affirmant qu'il fallait honorer le Dieu très haut "qui est l'unique et n'a pas d'associé dans la création", et à la façon des
P.295 POLITIQUE ET IDÉOLOGIES MAÇONNIQUES
soufis, en faisant reposer son interprétation sur la théorie mystique de l'unicité de l'être (vandet-i vücûd)193. D'après Bruno Etienne, qui a eu accès à des documents inédits, le îeyh aurait marqué plus tard sa désapprobation devant la suppression du grand architecte de l'univers : "Abd al-Qâdir pensait naïvement que l'ordre allait pouvoir réconcilier l'islam et le christianisme".
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