Par Souleïman Bencheikh
NOSTALGIE. Histoire d’un rêve : le Grand MarocAprès l’indépendance, la monarchie et les nationalistes ont réclamé le retour du royaume à “ses frontières historiques”. Voyage au cœur du Maroc impérial, voire impérialiste.
Posez la question autour de vous : qu’est-ce qui nous différencie de l’Algérie ? Une des premières réponses des férus d’histoire sera, justement, l’histoire millénaire du Maroc. Ne fête-t-on pas les 1200 ans de Fès et la naissance du royaume idrisside ? La littérature officielle n’insiste-t-elle pas sur la longue succession de dynasties “marocaines”
Une idée de l’Istiqlal
C'est en 1955 que se jouent les négociations sur l'indépendance marocaine, et l'un des principaux enjeux est, bien sûr, la question des frontières du futur Etat. La France, K.O en Indochine après la défaite de Dien Bien Phu, doit aussi faire face aux prémices de la guerre d'Algérie. Le gouvernement Faure n'a d'autre choix que de solder la question marocaine. A l'été 1955, il cède aux exigences des indépendantistes et convoque, à Aix-les-Bains, des négociations d'où sont absentes les deux principales figures, alors en exil, du mouvement national. Mohammed Ben Youssef est en exil à Madagascar et Allal El Fassi au Caire. En septembre, le sultan est tenu informé de l'accord trouvé et donne son aval. Deux mois plus tard, après avoir mené le deuxième round de négociations à la Celle Saint Cloud, le futur Mohammed V rentre triomphalement d'exil et, le 2 mars 1956, signe le traité d'indépendance. Pendant ce temps crucial où le sultan engrange les bons points, Allal El Fassi est au Caire et piétine. Le 28 mars, il sort de sa réserve et dénonce les toutes nouvelles frontières qui ne “recouvrent qu'un cinquième du Maroc dans ses frontières historiques”. Le Grand Maroc qu'il revendique englobe une grande partie du Sahara algérien, ainsi qu'un bon morceau du Mali, en plus de tout le nord-ouest de la Mauritanie. L'argument d'El Fassi est bien sûr historique : il est fondé sur le passé millénaire du Maroc, qui a vu sept dynasties se succéder sur un territoire toujours tourné vers l'Afrique.
Arrière- pensées
Quand Allal El Fassi introduit la thèse du Grand Maroc dans le débat public, il ne pense pas verser dans une quelconque surenchère nationaliste. “Certains indépendantistes comme Abdelkrim Khattabi réclamaient une unité fusionnelle du Maghreb, d'autres (Mohammed V, Mehdi Ben Barka) penchaient déjà pour un Maghreb des nations. Allal El Fassi n'a fait que trouver une voie médiane entre deux courants qui s'affrontaient”, explique l'historien Mustapha Bouaziz. C'était en somme un moyen de maintenir la pression sur la France et de réaffirmer la pérennité du combat pour l'indépendance dans toute la région. Mais El Fassi n'a pas défendu l'idée du Maroc dans ses frontières historiques par pure idéologie. Il avait aussi des mobiles tactiques. C'était d'abord un pavé jeté dans la mare royale, une manière de reprendre l'initiative dans le contexte du Maroc fraîchement indépendant. Le discours de Allal El Fassi est également un signal envoyé à l'Egypte nassérienne, une réponse maghrébine aux thèses panarabes qui ont alors le vent en poupe. C'est effectivement auréolé d'un grand prestige que Allal El Fassi rentre au Maroc quelques mois plus tard, en août 1956, et prend la tête de l'Istiqlal. Le parti dispose d'un moyen de pression non négligeable : l'Armée de libération nationale (ALN), décidée à bouter les soldats étrangers hors du pays et de tout le Maghreb, conformément à une déclaration de 1954 qui préconisait la lutte contre l'occupant jusqu'à son éviction de la région.
Récupération royale
Dans le droit fil du discours cairote de Allal El Fassi, l'ALN mène des opérations de harcèlement des troupes coloniales françaises et espagnoles aux marges du pays. Plusieurs milliers d'hommes bien équipés sont à la manœuvre, causant des pertes importantes à l'armée française. “Mais la sortie du “leader spirituel” de l'Istiqlal n'a pas été prise au sérieux sur le moment. Dans les rangs de son parti, on l'a même beaucoup raillé”, affirme l'historien Maâti Monjib. Effectivement, le Maroc, avec à sa tête Mohammed V, refuse de s'engager dans l'immédiat sur le terrain d'une reconquête de la totalité du Maroc historique. Les FAR, nouvellement créées, sont chargées de supplanter l'ALN et de mettre un terme à la guerre de harcèlement menée dans le sud : dans un premier temps, Mohammed V semble ainsi renoncer à contester les frontières négociées à Aix-les-Bains et à la Celle Saint Cloud. On aurait pu en rester là et l'idée du Grand Maroc aurait pu passer inaperçue si elle n'avait été reprise deux ans plus tard par Mohammed V lui-même, dans le discours resté fameux de M'hamid El Ghizlane (1958). Le roi y évoque solennellement un “Maroc historique qui va de Tanger à St-Louis du Sénégal et à Tombouctou, incluant le Sahara espagnol et une partie du Sahara algérien”. Un discours vécu comme une trahison à Nouakchott comme à Alger. L'indépendance proclamée en 1960, le nouveau président mauritanien, Mokhtar Ould Daddah, répond à ce qui est perçu comme la résurgence de l'impérialisme marocain en des termes très clairs : “Au moment où la France, par des institutions généreuses, nous donne le droit de nous gouverner nous-mêmes et de nous déterminer librement, je dis non au Maroc ! Mauritaniens nous étions, Mauritaniens nous sommes, Mauritaniens nous resterons”. Le royaume marocain, indépendant depuis 4 ans, est déjà mis à l'index.
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