Envoyé par Libération
Pays-Bas : dans l’ombre des vitrines
Depuis la légalisation de la prostitution en 2000, les autorités soupçonnent l’essor du trafic humain.
De jeunes blondes en lingerie rouge, rose ou noire prennent des poses sur de hauts tabourets, derrière des fenêtres, dans ce petit quartier rouge de Ruysdaelkade, à quelques rues du Rijksmuseum. Sur le trottoir, des hommes se croisent. Quadras en jeans, quinquagénaires au physique ingrat, d’autres à la mise soignée, ils sont surtout néerlandais. Ils ne se soucient guère de savoir si ces prostituées, quelques-unes des 8 000 professionnelles déclarées qui travaillent à Amsterdam, sont victimes ou pas de trafic humain. «On vient, on paye et puis c’est tout, lâche un client. On n’est pas là pour faire la conversation.» Les prostituées demandent 50 euros la passe. Elles sont censées déclarer leurs revenus à l’Etat et payer leurs impôts, comme tout le monde, depuis que la prostitution a été légalisée, en 2000.
Le plus vieux métier du monde est devenu un job comme un autre aux Pays-Bas. Seul problème : au lieu de garantir l’indépendance des femmes, la légalisation a débouché sur l’essor du trafic humain. Selon la police, les deux tiers des 20 000 prostituées opérant dans le royaume sont étrangères. Et le quart d’entre elles, surtout Russes, Roumaines et Bulgares, seraient victimes de ce trafic. Le seul chiffre disponible remonte à 2010 : 749 cas de prostitution forcée dénoncés à la police. La partie visible de l’iceberg, que les autorités n’ont pas envie d’observer de trop près.
Caméras. Dans un document publié le 29 novembre, le rapporteur national sur le trafic de personnes aux Pays-Bas pose ainsi la question : «Est-ce que la prostitution légalisée entraîne plus de trafic humain ?» Sa réponse est très mitigée : le rapport insiste beaucoup plus sur la faiblesse des statistiques existantes que sur la gravité ou l’ampleur du phénomène. Dans les rues d’Amsterdam, on n’est pas convaincu non plus. «Le conseil municipal et les médias parlent tout le temps de trafic de personnes, mais ils ne peuvent jamais rien prouver, critique Jan, 53 ans, un père de famille croisé à Ruysdaelkade. Si on pouvait le prouver, on pourrait l’arrêter… C’est beaucoup de bruit pour rien !»
Des caméras ont été installées par la police, bien visibles sur des poteaux électriques. Seul incident des derniers mois à Ruysdaelkade : un braquage à main armée. Un homme s’est fait passer pour un client et a volé leur recette à deux prostituées.
Inquiète de l’essor du trafic humain, la ville d’Amsterdam a déjà réduit le nombre de vitrines dans la grosse attraction touristique que reste le Quartier rouge, à côté de la gare centrale. La ville suspend chaque année des licences accordées aux tenanciers de «bordels» - le mot utilisé en néerlandais - s’ils sont soupçonnés d’activités criminelles (trafic de drogues dures, blanchiment d’argent, trafic de personnes). Ceux-ci sont aussi bien des citoyens lambda, qui se font de l’argent en louant des chambres, que de vrais proxénètes ou des mafieux. A raison de 120 à 150 euros la chambre par rotation de douze heures par fille, ces propriétaires gagnent au moins 14 400 euros par mois. Là encore, des revenus déclarés et imposables…
Deux années d’enquête menée par une brigade spéciale ont abouti à deux arrestations en 2007, après une course-poursuite entre Amsterdam et Cologne, en Allemagne, digne d’un film d’action. Le procès qui a suivi s’est soldé par une sanction très réduite : sept ans et demi et deux ans et demi de prison pour les frères Hassan et Saban Baran, deux Turco-Allemands qui ont forcé 120 Roumaines et Albanaises à se prostituer en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas. Le plus dangereux des deux frères s’est échappé en Turquie en 2009, quand l’administration pénitentiaire des Pays-Bas l’a autorisé à faire une sortie un week-end, pour rendre visite à son nouveau-né.
Cravate. Trois hommes discutent sur le pas d’une porte, à côté des vitrines de Ruysdaelkade. «Nous, nous sommes seulement les voisins !», précise tout de suite Rob, 45 ans, patron d’un coffee-shop. A 17 heures, c’est la deuxième heure de pointe, après le déjeuner. A la sortie des bureaux, des cadres en costume-cravate font leur apparition. «Ils viennent faire un tour avant de rentrer dîner à la maison», sourit Rob. Les clients, à Amsterdam, n’ont guère de complexes. Certains se retrouvent même sur un site spécialisé (www.hookers.nl) pour échanger sur leurs expériences dans ces petites chambres qui sont toutes les mêmes : lumière rouge, carrelage rose, lavabo et lit surplombé d’un grand miroir.
«Les types qui viennent ici, on les connaît, témoigne Rob. Ils sont compulsifs, ils consomment comme des malades. J’ai un peu de mépris pour eux. Les touristes, eux, on les voit plutôt l’été et ils ne font que regarder, comme pour les peintures de Rembrandt.» Selon Jan, le patron du bar situé au coin de la rue, un café avec billard où il est permis de fumer cigarettes et joints, «les filles sont de bonne humeur et elles ont l’air heureuses». Il n’a pas vu l’ombre d’un œil au beurre noir ou de traces de coups. «Elles reçoivent régulièrement la visite des services de santé, dit-il. Notre système est le meilleur.» Ce qui reste à prouver, du moins pour les rares voix qui s’élèvent contre le trafic humain aux Pays-Bas.
Depuis la légalisation de la prostitution en 2000, les autorités soupçonnent l’essor du trafic humain.
De jeunes blondes en lingerie rouge, rose ou noire prennent des poses sur de hauts tabourets, derrière des fenêtres, dans ce petit quartier rouge de Ruysdaelkade, à quelques rues du Rijksmuseum. Sur le trottoir, des hommes se croisent. Quadras en jeans, quinquagénaires au physique ingrat, d’autres à la mise soignée, ils sont surtout néerlandais. Ils ne se soucient guère de savoir si ces prostituées, quelques-unes des 8 000 professionnelles déclarées qui travaillent à Amsterdam, sont victimes ou pas de trafic humain. «On vient, on paye et puis c’est tout, lâche un client. On n’est pas là pour faire la conversation.» Les prostituées demandent 50 euros la passe. Elles sont censées déclarer leurs revenus à l’Etat et payer leurs impôts, comme tout le monde, depuis que la prostitution a été légalisée, en 2000.
Le plus vieux métier du monde est devenu un job comme un autre aux Pays-Bas. Seul problème : au lieu de garantir l’indépendance des femmes, la légalisation a débouché sur l’essor du trafic humain. Selon la police, les deux tiers des 20 000 prostituées opérant dans le royaume sont étrangères. Et le quart d’entre elles, surtout Russes, Roumaines et Bulgares, seraient victimes de ce trafic. Le seul chiffre disponible remonte à 2010 : 749 cas de prostitution forcée dénoncés à la police. La partie visible de l’iceberg, que les autorités n’ont pas envie d’observer de trop près.
Caméras. Dans un document publié le 29 novembre, le rapporteur national sur le trafic de personnes aux Pays-Bas pose ainsi la question : «Est-ce que la prostitution légalisée entraîne plus de trafic humain ?» Sa réponse est très mitigée : le rapport insiste beaucoup plus sur la faiblesse des statistiques existantes que sur la gravité ou l’ampleur du phénomène. Dans les rues d’Amsterdam, on n’est pas convaincu non plus. «Le conseil municipal et les médias parlent tout le temps de trafic de personnes, mais ils ne peuvent jamais rien prouver, critique Jan, 53 ans, un père de famille croisé à Ruysdaelkade. Si on pouvait le prouver, on pourrait l’arrêter… C’est beaucoup de bruit pour rien !»
Des caméras ont été installées par la police, bien visibles sur des poteaux électriques. Seul incident des derniers mois à Ruysdaelkade : un braquage à main armée. Un homme s’est fait passer pour un client et a volé leur recette à deux prostituées.
Inquiète de l’essor du trafic humain, la ville d’Amsterdam a déjà réduit le nombre de vitrines dans la grosse attraction touristique que reste le Quartier rouge, à côté de la gare centrale. La ville suspend chaque année des licences accordées aux tenanciers de «bordels» - le mot utilisé en néerlandais - s’ils sont soupçonnés d’activités criminelles (trafic de drogues dures, blanchiment d’argent, trafic de personnes). Ceux-ci sont aussi bien des citoyens lambda, qui se font de l’argent en louant des chambres, que de vrais proxénètes ou des mafieux. A raison de 120 à 150 euros la chambre par rotation de douze heures par fille, ces propriétaires gagnent au moins 14 400 euros par mois. Là encore, des revenus déclarés et imposables…
Deux années d’enquête menée par une brigade spéciale ont abouti à deux arrestations en 2007, après une course-poursuite entre Amsterdam et Cologne, en Allemagne, digne d’un film d’action. Le procès qui a suivi s’est soldé par une sanction très réduite : sept ans et demi et deux ans et demi de prison pour les frères Hassan et Saban Baran, deux Turco-Allemands qui ont forcé 120 Roumaines et Albanaises à se prostituer en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas. Le plus dangereux des deux frères s’est échappé en Turquie en 2009, quand l’administration pénitentiaire des Pays-Bas l’a autorisé à faire une sortie un week-end, pour rendre visite à son nouveau-né.
Cravate. Trois hommes discutent sur le pas d’une porte, à côté des vitrines de Ruysdaelkade. «Nous, nous sommes seulement les voisins !», précise tout de suite Rob, 45 ans, patron d’un coffee-shop. A 17 heures, c’est la deuxième heure de pointe, après le déjeuner. A la sortie des bureaux, des cadres en costume-cravate font leur apparition. «Ils viennent faire un tour avant de rentrer dîner à la maison», sourit Rob. Les clients, à Amsterdam, n’ont guère de complexes. Certains se retrouvent même sur un site spécialisé (www.hookers.nl) pour échanger sur leurs expériences dans ces petites chambres qui sont toutes les mêmes : lumière rouge, carrelage rose, lavabo et lit surplombé d’un grand miroir.
«Les types qui viennent ici, on les connaît, témoigne Rob. Ils sont compulsifs, ils consomment comme des malades. J’ai un peu de mépris pour eux. Les touristes, eux, on les voit plutôt l’été et ils ne font que regarder, comme pour les peintures de Rembrandt.» Selon Jan, le patron du bar situé au coin de la rue, un café avec billard où il est permis de fumer cigarettes et joints, «les filles sont de bonne humeur et elles ont l’air heureuses». Il n’a pas vu l’ombre d’un œil au beurre noir ou de traces de coups. «Elles reçoivent régulièrement la visite des services de santé, dit-il. Notre système est le meilleur.» Ce qui reste à prouver, du moins pour les rares voix qui s’élèvent contre le trafic humain aux Pays-Bas.
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