Le texte que je reproduit ici est le début du chapitre éponyme, qui est le deuxième du livre "Orient et Occident". Dans ce livre, René Guénon produit une introduction à sa critique du monde moderne, incarné par l'Occident par opposition à l'Orient traditionnel (la Tradition dans l'oeuvre Guénonienne est le savoir transcendant, initiatique). Le livre se divise en deux parties :
De toutes les superstitions prêchées par ceux-là mêmes qui font profession de déclamer à tout propos contre la "superstition", celle de la "science" et de la "raison" est la seule qui ne semble pas, à première vue, reposer sur une base sentimentale; mais il y a parfois un rationalisme qui n'est que du sentimentalisme déguisé, comme ne le prouve que trop la passion qui y apportent ses partisans, la haine dont ils témoignent contre tout ce qui contrarie leurs tendances ou dépasse leur compréhension…
René Guénon, Orient et Occident.
- Les illusions occidentales (Civilisation et Progrès, la superstition de la Science, la superstition de la Vie, peurs chimériques et dangers réels).
- Les possibilités de rapprochement.
La civilisation occidentale moderne a, entre autres prétentions, celle d'être éminemment "scientifique"; il serait bon de préciser un peu comment on entend ce mot, mais c'est ce qu'on ne fait pas d'ordinaire, car il est du nombre de ceux auxquels nos contemporains semblent attacher une sorte de pouvoir mystérieux, indépendamment de leur sens.
La "Science", avec une majuscule, comme le "Progrès" et la "Civilisation", comme le "Droit", la "Justice" et la "Liberté", est encore une de ces entités qu'il vaut mieux ne pas chercher à définir, et qui risquent de perdre tout leur prestige dès qu'on les examine d'un peu trop près. Toutes les soi-disant "conquêtes" dont le monde moderne est si fier se réduisent ainsi à de grands mots derrière lesquels il n'y a rien ou pas grand'chose : suggestion collective, avons-nous dit, illusion qui, pour être partagée par tant d'individus et pour se maintenir comme elle le fait, ne saurait être spontanée ; peut-être essaierons-nous quelque jour d'éclaircir un peu ce coté de la question. Mais, pour le moment, ce n'est pas de cela principalement qu'il s'agit; nous constatons seulement que l'Occident actuel croit aux idées que nous venons de dire, si tant est que l'on puisse appeler cela des idées, de quelque façon que cette croyance lui soit venue. Ce ne sont pas vraiment des idées, car beaucoup de ceux qui prononcent ces mots avec le plus de conviction n'ont dans la pensée rien de bien net qui y corresponde; au fond, il n'y a là, dans la plupart des cas, que l'expression, on pourrait même dire la personnification, d'aspirations sentimentales plus ou moins vagues. Ce sont de véritables idoles, les divinités d'une sorte de "religion laïque" qui n'est pas nettement définie, sans doute, et qui ne peut pas l'être, mais qui n'en a pas moins une existence très réelle : ce n'est pas de la religion au sens propre du mot, mais c'est ce qui prétend s'y substituer, et qui mériterait mieux d'être appelé "contre-religion".
La première origine de cet état de choses remonte au début même de l'époque moderne, où l'esprit antitraditionnel se manifesta immédiatement par la proclamation du "libre examen", c'est-à-dire de l'absence, dans l'ordre doctrinal de tout principe supérieur aux opinions individuelles. L'anarchie intellectuelle devait fatalement en résulter : de la multiplicité indéfinie des sectes religieuses et pseudo-religieuses, des systèmes philosophiques visant avant tout à l'originalité, des théories scientifiques aussi éphémères que prétentieuses; invraisemblable chaos qui domine pourtant une certaine unité, puisqu'il existe bien un esprit spécifiquement moderne dont tout cela procède, mais une unité toute négative en somme, puisque c'est proprement une absence de principe, se traduisant par cette indifférence à l'égard de la vérité et de l'erreur qui a reçu, depuis le XVIII ième siècle, le nom de "tolérance".
Qu'on nous comprenne bien : nous n'entendons point blâmer la tolérance pratique, qui s'exerce envers les individus, mais seulement la tolérance théorique, qui prétend s'exercer envers les idées et leur reconnaître à toutes les mêmes droits, ce qui devrait logiquement impliquer un scepticisme radical; et d'ailleurs nous ne pouvons nous empêcher de constater que, comme tous les propagandistes, les apôtres de la tolérance sont très souvent, en fait, les plus intolérants des hommes. Il s'est produit, en effet, cette chose qui est d'une ironie singulière : ceux qui ont voulu renverser tous les dogmes ont créé à leur usage, nous ne dirons pas un dogme nouveau, mais une caricature de dogme, qu'ils sont parvenus à imposer à la généralité du monde occidental; ainsi se sont établies, sous prétexte d'"affranchissement de la pensée", les croyances les plus chimériques qu'on ait jamais vues en aucun temps, sous la forme de ces divers idoles dont nous énumérions tout à l'heure quelques-unes des principales.
La "Science", avec une majuscule, comme le "Progrès" et la "Civilisation", comme le "Droit", la "Justice" et la "Liberté", est encore une de ces entités qu'il vaut mieux ne pas chercher à définir, et qui risquent de perdre tout leur prestige dès qu'on les examine d'un peu trop près. Toutes les soi-disant "conquêtes" dont le monde moderne est si fier se réduisent ainsi à de grands mots derrière lesquels il n'y a rien ou pas grand'chose : suggestion collective, avons-nous dit, illusion qui, pour être partagée par tant d'individus et pour se maintenir comme elle le fait, ne saurait être spontanée ; peut-être essaierons-nous quelque jour d'éclaircir un peu ce coté de la question. Mais, pour le moment, ce n'est pas de cela principalement qu'il s'agit; nous constatons seulement que l'Occident actuel croit aux idées que nous venons de dire, si tant est que l'on puisse appeler cela des idées, de quelque façon que cette croyance lui soit venue. Ce ne sont pas vraiment des idées, car beaucoup de ceux qui prononcent ces mots avec le plus de conviction n'ont dans la pensée rien de bien net qui y corresponde; au fond, il n'y a là, dans la plupart des cas, que l'expression, on pourrait même dire la personnification, d'aspirations sentimentales plus ou moins vagues. Ce sont de véritables idoles, les divinités d'une sorte de "religion laïque" qui n'est pas nettement définie, sans doute, et qui ne peut pas l'être, mais qui n'en a pas moins une existence très réelle : ce n'est pas de la religion au sens propre du mot, mais c'est ce qui prétend s'y substituer, et qui mériterait mieux d'être appelé "contre-religion".
La première origine de cet état de choses remonte au début même de l'époque moderne, où l'esprit antitraditionnel se manifesta immédiatement par la proclamation du "libre examen", c'est-à-dire de l'absence, dans l'ordre doctrinal de tout principe supérieur aux opinions individuelles. L'anarchie intellectuelle devait fatalement en résulter : de la multiplicité indéfinie des sectes religieuses et pseudo-religieuses, des systèmes philosophiques visant avant tout à l'originalité, des théories scientifiques aussi éphémères que prétentieuses; invraisemblable chaos qui domine pourtant une certaine unité, puisqu'il existe bien un esprit spécifiquement moderne dont tout cela procède, mais une unité toute négative en somme, puisque c'est proprement une absence de principe, se traduisant par cette indifférence à l'égard de la vérité et de l'erreur qui a reçu, depuis le XVIII ième siècle, le nom de "tolérance".
Qu'on nous comprenne bien : nous n'entendons point blâmer la tolérance pratique, qui s'exerce envers les individus, mais seulement la tolérance théorique, qui prétend s'exercer envers les idées et leur reconnaître à toutes les mêmes droits, ce qui devrait logiquement impliquer un scepticisme radical; et d'ailleurs nous ne pouvons nous empêcher de constater que, comme tous les propagandistes, les apôtres de la tolérance sont très souvent, en fait, les plus intolérants des hommes. Il s'est produit, en effet, cette chose qui est d'une ironie singulière : ceux qui ont voulu renverser tous les dogmes ont créé à leur usage, nous ne dirons pas un dogme nouveau, mais une caricature de dogme, qu'ils sont parvenus à imposer à la généralité du monde occidental; ainsi se sont établies, sous prétexte d'"affranchissement de la pensée", les croyances les plus chimériques qu'on ait jamais vues en aucun temps, sous la forme de ces divers idoles dont nous énumérions tout à l'heure quelques-unes des principales.
De toutes les superstitions prêchées par ceux-là mêmes qui font profession de déclamer à tout propos contre la "superstition", celle de la "science" et de la "raison" est la seule qui ne semble pas, à première vue, reposer sur une base sentimentale; mais il y a parfois un rationalisme qui n'est que du sentimentalisme déguisé, comme ne le prouve que trop la passion qui y apportent ses partisans, la haine dont ils témoignent contre tout ce qui contrarie leurs tendances ou dépasse leur compréhension…
René Guénon, Orient et Occident.
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