Dans l’imaginaire collectif musulman, la figure de Bilal, esclave affranchi devenu premier muezzin de l’islam, domine la perception de l’esclavage musulman, et lui donne une image qui ne correspond pas à une réalité plus complexe. C’est à cette illusion que s’attaque Malek Chebel dans L’esclavage en terre d’Islam, en essayant de démontrer que “l’esclavage est en réalité la pratique la mieux partagée de la planète”. L’anthropologue algérien tente d’analyser cette pratique en compulsant des documents historiques, qui constituent de véritables codes noirs musulmans, mais aussi en partant sur les traces de cette pratique dans “un voyage aux pays des esclaves”.
Un paradoxe musulman
Révélé dans une terre où l’esclavage était considéré comme naturel, l’islam n’a pas aboli cette pratique, mais a essayé d’inciter ses fidèles à affranchir les esclaves, notamment les musulmans parmi eux. L’islam avait des allures de révolution sociale dans son aspect égalitariste, en soumettant tous les hommes à un seul maître, Dieu. Des esclaves en quête d’affranchissement ont été parmi les premiers convertis à l’islam et allaient former par la suite le noyau de la première armée musulmane. Toutefois, et comme le remarque Malek Chebel, le Coran n’était pas contraignant en matière d’abolition. Dans une démarche d’affranchissement progressif basée sur l’initiative individuelle, l’islam ne voulait pas susciter l’animosité des aristocrates arabes qui tiraient confort et profit de ce qu’on peut appeler la traite des hommes. La préférence allait ainsi aux méthodes douces, à l’instar du calife Abou Bakr, qui voulait donner l’exemple aux fortunés de Qoraïch en consacrant une partie de sa fortune personnelle à l’affranchissement des esclaves…
Toutefois, l’extension progressive de l’empire musulman, le besoin impérieux d’une main d’œuvre pour travailler dans les nouvelles terres annexées et l’abondance des prisonniers tombés en captivité après les conquêtes musulmanes, ont relégué les recommandations religieuses au second plan. “De dynastie en dynastie et de siècle en siècle, l’esclavage est devenu un fait musulman. Nulle part on ne trouve contre lui d’opposition ou de réprobation. Le nombre d’esclaves et la condition servile étaient profondément enracinés dans la société féodale et passaient pour un fait naturel”, résume Malek Chebel.
Progressivement l’idée d’affranchir un esclave en vue de gagner la bénédiction divine disparaissait, laissant la place au sentiment de puissance et de supériorité que procure la situation de maître. La production théologique allait suivre cette évolution, en fournissant des codes pour réglementer l’esclavage, quand il est devenu impossible de l’abolir. Dans la dernière partie de son livre, Malek Chebel présente trois textes, qu’il qualifie de “codes arabes de l’esclavage”, à l’instar du “code noir” du roi Louis XIV, qui réglait la vie des esclaves dans les colonies françaises. Dans ces textes, on prodigue des conseils sur l’achat des esclaves et leurs prix, comment éviter les tromperies sur “la marchandise”, on y précise les droits dont disposent les maîtres sur les esclaves, y compris les droits sexuels. Il a fallu attendre le 19ème siècle et l’influence d’une morale occidentale de naissance et universelle de portée, pour qu’apparaissent lentement des demandes et des politiques d’abolition dans les pays musulmans.
La galerie des esclaves
L’histoire de L’esclavage en terre d’islam révèle des pratiques différentes et des statuts d’esclaves aussi variés que les tâches auxquelles ils ont été assignés. Des figures et des destins différents déterminés par le sexe, la couleur de la peau ou le sexe de ces esclaves.
Dans cette histoire on peut trouver ainsi le ‘mamlouk’, esclave soldat qui peut atteindre le sommet du pouvoir grâce à ses talents militaires et à la puissance de sa corporation. Baybars, le sultan d’Egypte, incarne ce “rêve musulman”, où on commence esclave et on finit grand vainqueur des Croisés et des Mongols. On y croise aussi ‘l’eunuque’, esclave asexué dont la mutilation est le prix à payer pour s’introduire dans le sanctuaire du harem. Un espace où on trouve également l’esclave ‘concubine’, objet de fantasmes des peintres et voyageurs occidentaux, dont le charme et l’utérus sont les principaux atouts pour accéder au statut de sultane et mère de sultans. Mais il y a aussi la figure moins glamour des esclaves noirs des marais irakiens, qui ont déclenché au 9ème siècle la première révolution sociale de l’histoire de l’islam, faisant ainsi trembler Bagdad et les califes abbassides pendant 14 ans. Une révolution qui ressemble, comme deux chaînes de fer, à celle de Spartacus face au tout-puissant empire romain, mais qui demeure mal connue, en attendant un Stanley Kubrick pour la faire découvrir. Mais “le meilleur” esclave, si l’on croit Malek Chebel, demeure “celui qui est, à la base, un arabe sachant manier la langue du Coran, qui se convertit avec ferveur à la foi islamique et qui, de surcroît, montre de réelles dispositions à partager les valeurs du maître”. Pour les autres esclaves, qui n’étaient pas arabes ou musulmans, il fallait démontrer des qualités exceptionnelles, ou naître sous une bonne étoile, pour connaître un destin différent de leurs semblables.
Voyage au pays des asservis
Plusieurs siècles d’esclavage et des millions de personnes mises en servitude ont laissé des traces dans l’histoire et la culture des peuples musulmans. Elles sont encore visibles, d’autant que l’abolition de cette “pratique” dans certains pays musulmans est encore récente (exemple de la Mauritanie qui, même après avoir aboli l’esclavage en 1981, a dû faire voter une nouvelle loi en 2003 pour réprimer la traite des personnes). La langue, les hiérarchies sociales, la musique et la littérature dans ces pays comportent des réminiscences ou des séquelles encore vivaces de la servitude. Pour les besoins de son livre, Malek Chebel a voyagé dans plusieurs pays musulmans. Objectif : effectuer une sorte de “carottage” comme les géologues qui forent le sous-sol en quête de minerais ou de nappes de pétrole : “Une extraction de données historiques et sociologiques ayant vocation à parler”.
Du Maroc à l’Inde et de Bagdad à Tombouctou, quand l’esclavage ne disparaît pas complètement, ou quand il ne prend pas d’autres formes (plus modernes mais non moins dégradantes), il est encore présent sous forme de monuments ou de lieux de mémoire. Au Maroc, la musique gnaouie a la même portée historique que le blues aux Etats-Unis : une musique créée par des esclaves et leurs descendants. Les racines de cette musique sont à retrouver dans les chants et les rythmes des pays africains dont ces esclaves étaient originaires. Selon les historiens, le mot même de”gnaoui” dérive de “guinéen”, une région où les négriers arabes étaient très actifs. “Grande puissance esclavagiste”, selon l’expression de Malek Chebel, le Maroc contrôlait les voies caravanières venant d’Afrique subsaharienne et remontant vers le nord. Le racisme qui touche les noirs dans des pays musulmans comme la Mauritanie est une séquelle béante d’une longue histoire de l’esclavage dans ces pays. Une histoire dont le principal enseignement semble être : tous les musulmans sont égaux, mais certains moins que les autres.
Un paradoxe musulman
Révélé dans une terre où l’esclavage était considéré comme naturel, l’islam n’a pas aboli cette pratique, mais a essayé d’inciter ses fidèles à affranchir les esclaves, notamment les musulmans parmi eux. L’islam avait des allures de révolution sociale dans son aspect égalitariste, en soumettant tous les hommes à un seul maître, Dieu. Des esclaves en quête d’affranchissement ont été parmi les premiers convertis à l’islam et allaient former par la suite le noyau de la première armée musulmane. Toutefois, et comme le remarque Malek Chebel, le Coran n’était pas contraignant en matière d’abolition. Dans une démarche d’affranchissement progressif basée sur l’initiative individuelle, l’islam ne voulait pas susciter l’animosité des aristocrates arabes qui tiraient confort et profit de ce qu’on peut appeler la traite des hommes. La préférence allait ainsi aux méthodes douces, à l’instar du calife Abou Bakr, qui voulait donner l’exemple aux fortunés de Qoraïch en consacrant une partie de sa fortune personnelle à l’affranchissement des esclaves…
Toutefois, l’extension progressive de l’empire musulman, le besoin impérieux d’une main d’œuvre pour travailler dans les nouvelles terres annexées et l’abondance des prisonniers tombés en captivité après les conquêtes musulmanes, ont relégué les recommandations religieuses au second plan. “De dynastie en dynastie et de siècle en siècle, l’esclavage est devenu un fait musulman. Nulle part on ne trouve contre lui d’opposition ou de réprobation. Le nombre d’esclaves et la condition servile étaient profondément enracinés dans la société féodale et passaient pour un fait naturel”, résume Malek Chebel.
Progressivement l’idée d’affranchir un esclave en vue de gagner la bénédiction divine disparaissait, laissant la place au sentiment de puissance et de supériorité que procure la situation de maître. La production théologique allait suivre cette évolution, en fournissant des codes pour réglementer l’esclavage, quand il est devenu impossible de l’abolir. Dans la dernière partie de son livre, Malek Chebel présente trois textes, qu’il qualifie de “codes arabes de l’esclavage”, à l’instar du “code noir” du roi Louis XIV, qui réglait la vie des esclaves dans les colonies françaises. Dans ces textes, on prodigue des conseils sur l’achat des esclaves et leurs prix, comment éviter les tromperies sur “la marchandise”, on y précise les droits dont disposent les maîtres sur les esclaves, y compris les droits sexuels. Il a fallu attendre le 19ème siècle et l’influence d’une morale occidentale de naissance et universelle de portée, pour qu’apparaissent lentement des demandes et des politiques d’abolition dans les pays musulmans.
La galerie des esclaves
L’histoire de L’esclavage en terre d’islam révèle des pratiques différentes et des statuts d’esclaves aussi variés que les tâches auxquelles ils ont été assignés. Des figures et des destins différents déterminés par le sexe, la couleur de la peau ou le sexe de ces esclaves.
Dans cette histoire on peut trouver ainsi le ‘mamlouk’, esclave soldat qui peut atteindre le sommet du pouvoir grâce à ses talents militaires et à la puissance de sa corporation. Baybars, le sultan d’Egypte, incarne ce “rêve musulman”, où on commence esclave et on finit grand vainqueur des Croisés et des Mongols. On y croise aussi ‘l’eunuque’, esclave asexué dont la mutilation est le prix à payer pour s’introduire dans le sanctuaire du harem. Un espace où on trouve également l’esclave ‘concubine’, objet de fantasmes des peintres et voyageurs occidentaux, dont le charme et l’utérus sont les principaux atouts pour accéder au statut de sultane et mère de sultans. Mais il y a aussi la figure moins glamour des esclaves noirs des marais irakiens, qui ont déclenché au 9ème siècle la première révolution sociale de l’histoire de l’islam, faisant ainsi trembler Bagdad et les califes abbassides pendant 14 ans. Une révolution qui ressemble, comme deux chaînes de fer, à celle de Spartacus face au tout-puissant empire romain, mais qui demeure mal connue, en attendant un Stanley Kubrick pour la faire découvrir. Mais “le meilleur” esclave, si l’on croit Malek Chebel, demeure “celui qui est, à la base, un arabe sachant manier la langue du Coran, qui se convertit avec ferveur à la foi islamique et qui, de surcroît, montre de réelles dispositions à partager les valeurs du maître”. Pour les autres esclaves, qui n’étaient pas arabes ou musulmans, il fallait démontrer des qualités exceptionnelles, ou naître sous une bonne étoile, pour connaître un destin différent de leurs semblables.
Voyage au pays des asservis
Plusieurs siècles d’esclavage et des millions de personnes mises en servitude ont laissé des traces dans l’histoire et la culture des peuples musulmans. Elles sont encore visibles, d’autant que l’abolition de cette “pratique” dans certains pays musulmans est encore récente (exemple de la Mauritanie qui, même après avoir aboli l’esclavage en 1981, a dû faire voter une nouvelle loi en 2003 pour réprimer la traite des personnes). La langue, les hiérarchies sociales, la musique et la littérature dans ces pays comportent des réminiscences ou des séquelles encore vivaces de la servitude. Pour les besoins de son livre, Malek Chebel a voyagé dans plusieurs pays musulmans. Objectif : effectuer une sorte de “carottage” comme les géologues qui forent le sous-sol en quête de minerais ou de nappes de pétrole : “Une extraction de données historiques et sociologiques ayant vocation à parler”.
Du Maroc à l’Inde et de Bagdad à Tombouctou, quand l’esclavage ne disparaît pas complètement, ou quand il ne prend pas d’autres formes (plus modernes mais non moins dégradantes), il est encore présent sous forme de monuments ou de lieux de mémoire. Au Maroc, la musique gnaouie a la même portée historique que le blues aux Etats-Unis : une musique créée par des esclaves et leurs descendants. Les racines de cette musique sont à retrouver dans les chants et les rythmes des pays africains dont ces esclaves étaient originaires. Selon les historiens, le mot même de”gnaoui” dérive de “guinéen”, une région où les négriers arabes étaient très actifs. “Grande puissance esclavagiste”, selon l’expression de Malek Chebel, le Maroc contrôlait les voies caravanières venant d’Afrique subsaharienne et remontant vers le nord. Le racisme qui touche les noirs dans des pays musulmans comme la Mauritanie est une séquelle béante d’une longue histoire de l’esclavage dans ces pays. Une histoire dont le principal enseignement semble être : tous les musulmans sont égaux, mais certains moins que les autres.
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