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Alger à la veille de la tourmente

samedi 3 juillet 2004, par Hassiba

Il y a cinquante ans, "Alger la blanche", simple chef-lieu d’un département français de 2,8 millions d’habitants, paraît calme. Pourtant, le fossé social s’est creusé entre Européens et "indigènes", préparant le déclenchement de la guerre, en novembre 1954.

En ce début du mois de juillet 1954, dans la célèbre artère de la rue d’Isly, en plein centre d’Alger, les jeunes Européennes portent des robes légères, les marchands de glaces font fortune et les terrasses ne désemplissent pas. Place Clemenceau, surnommée "le Forum", à l’heure de l’anisette, les adolescents discutent - très fort - du film qu’ils ont vu la veille au Rex, au Français ou au Paris : Touchez pas au grisbi, du grand Jacques Becker, ou Sur les quais, d’Elia Kazan, avec Marlon Brando. Des clients entrent et sortent, s’interpellant bruyamment. Tout juste s’ils remarquent les "indigènes". De temps à autre, une silhouette revêtue du manteau de laine blanche, tenue traditionnelle des vieux Algériens, croise celle d’un petit cireur portant une lourde caisse en bois.

Alger, en 1954, est d’abord une grande ville "européenne" comptant 315 000 habitants. Elle n’est pas considérée comme une capitale, mais comme le chef-lieu d’un département de 2,8 millions d’habitants, comme bien d’autres chefs-lieux d’une France "une et indivisible", prise dans les mailles d’un strict découpage jacobin. Pourtant, tous, en Algérie, le savent : "Alger la blanche" ne peut pas être ravalée au rang d’une banale ville française. Elle est déjà une capitale par sa majesté, sa beauté.

On peut y arriver par avion, via l’aéroport de Maison-Blanche. Mais on manque le vrai spectacle, celui qu’offre au visiteur extasié, du pont du bateau, l’une des plus belles baies du monde. Vaste tableau abstrait où pointe la Casbah, tel un triangle blanc dirigé vers la mer, la ville émerge, étagée au flanc des coteaux couronnés de verdure. En voiture, en passant par le front de mer, on monte jusqu’à la basilique Notre-Dame-d’Afrique. De là, on domine la vallée des Consuls, Saint-Eugène et la Méditerranée, dans l’odeur prenante des pins et des cyprès.

En cet été 1954, Alger est calme, après la fureur et la désolation de Dien Bien Phu, en Indochine. Les pourparlers que veut entamer le nouveau président du conseil, Pierre Mendès France, pour l’autonomie de la Tunisie inquiètent la population européenne, et rassurent les plus "libéraux" d’entre eux. Mais qui peut imaginer l’"abandon" d’une Algérie, française depuis plus d’un siècle ? Certes, les inégalités, juridiques et sociales, restent pesantes. L’Algérie compte 922 000 Européens et 7 860 000 musulmans. Ces derniers sont donc huit fois plus nombreux dans cette "autre France". Pourtant, à la nouvelle Assemblée algérienne, la moitié des délégués sont élus par un premier collège (464 000 électeurs de statut français et 58 000 Algériens musulmans), l’autre moitié par un second (1 300 000 Algériens musulmans). Ce qui fait dire à l’historien Gilbert Meynier, "un Algérien ne vaut que le neuvième d’un électeur français".

L’implantation française est visible au quotidien, ne serait-ce qu’à travers l’architecture coloniale, dont la grande poste d’Alger offre le plus bel exemple. Sur les places des différents quartiers, comme ailleurs dans le pays, les églises font face à la mairie et à l’école, où se lit la devise républicaine : "Liberté, égalité, fraternité". Et, à Alger, comme à Paris, l’élite citadine, en majorité européenne, se passionne, cette année-là, pour le dernier prix Goncourt, Les Mandarins, de Simone de Beauvoir. Les Algérois s’intéressent aussi, bien sûr, à Albert Camus, qui vient de publier une longue prose hantée d’éblouissements et d’inquiétudes, L’Eté. Des spectateurs au théâtre découvrent, ébahis, la pièce de Molière Don Juan, traduite en langue arabe, mise en scène par Mahieddine Bacharzi et jouée à l’Opéra d’Alger !

Littérature, cinéma, théâtre, Alger est bien la capitale de l’Algérie. N’a-t-elle pas été aussi, brièvement, celle de... la France ? Plus exactement, à partir de 1943, celle de la France libre. Le général de Gaulle est arrivé le 30 mai 1943 ; c’est là que, en novembre de la même année, il a constitué le Comité français de libération nationale (CFLN), véritable gouvernement provisoire de la France non occupée, et une assemblée consultative nommée, qui regagnera Paris en août 1944. Passant outre l’opposition de certains Français d’Algérie, qui dénonçaient, déjà, sa "politique d’abandon", de Gaulle a alors signé, à Alger, le 7 mars 1944, une ordonnance ouvrant aux musulmans l’accès à tous les emplois civils et militaires, élargissant leur représentation dans les assemblées locales (du tiers aux deux cinquièmes) et abolissant les mesures d’exception.

Une longue histoire a modelé la ville, ou plutôt "les" villes : l’Alger arabe, l’Alger turque et l’Alger française. C’est au Xe siècle qu’Ibn Ziri fonde une ville nouvelle appelée El-Djezaïr. Au début du XVIe siècle, les Espagnols ayant pris la citadelle, les frères Barberousse délivrent la ville. L’aîné, Aroudj, s’y installe, tandis que son frère, Kheir El-Eddine, se fait reconnaître chef de la régence d’Alger par Constantinople. La vieille Alger turque survit encore dans la Casbah surpeuplée, située à 118 mètres au-dessus du niveau de la mer. Ses lacis de ruelles, d’escaliers et d’impasses où les voitures n’ont pas accès sont parcourus par un mouvement incessant de mulets chargés de couffins se frayant péniblement un chemin entre les marchands ambulants et les femmes voilées du haïk blanc (celui de Constantine est noir) qui masque le visage ne laissant voir que les yeux.

La période coloniale va agir par dissolution de la ville traditionnelle, ou conservation, ou superposition de la ville moderne. L’Alger française s’est faite au jour le jour, au hasard des besoins et des spéculations. De sorte que, dans les années 1950, elle s’étend tout en longueur : constructions presque ininterrompues sur plus de 16 kilomètres du nord au sud, de la pointe Pescade à Hussein Dey, et même à Maison carrée. Le centre de gravité, qui fut d’abord la place du Gouvernement, s’est déplacé peu à peu pour se fixer boulevard Laferrière.

Le poids d’Alger dans la vie économique de la colonie se mesure avec précision par son port, où transitent les marchandises en provenance ou à destination de l’intérieur du pays. La ville, centre de commandement de l’Algérie commerciale, est le siège des sociétés industrielles et financières les plus importantes. C’est, en 1954, la première place pour le commerce des vins, des céréales, du tabac, des primeurs, des cuirs et des peaux, des tissus, des bois. Son industrie occupe plus de 20 000 ouvriers.

En 1950, les Français d’Algérie représentent près de 60 % de la population de la ville. Mais Alger se caractérise aussi par une distribution des groupes ethniques en quartiers distincts : Italiens de la Marine, Espagnols de Bab El-Oued, juifs des rues de la Lyre, Randon et Marengo, musulmans de la Casbah et du Hamma, tandis que la population de "souche française" est plutôt concentrée autour de l’artère principale, la rue d’Isly, prolongée par la rue Michelet. Mais, sur tous les marchés, les mêmes vendeurs d’oranges, de citrons, de dattes, de feuilles de menthe vantent leurs marchandises à grands cris. Partout, le fumet du pain chaud ou des épices se mêle à l’arôme du café fraîchement torréfié et au fort relent des poissonneries, dans une agitation bruyante et colorée.

Dans cette ville sous présence française depuis plus d’un siècle, des liens forts se sont tissés entre la population venue d’Europe, les Français bien sûr, mais aussi les Espagnols, Portugais, Turcs, Italiens, Grecs..., sans parler des communautés juives, installées dans le pays des siècles avant la conquête française. Tous partagent le même soleil, les mêmes jeux, les mêmes espoirs d’une vie meilleure, et, pour certains, les mêmes bancs d’école. A la longue, un contact s’est construit entre tous les univers communautaires, et plusieurs générations ont cohabité, tant bien que mal.

Mais le fossé social s’est creusé. Les Européens qui grandissent ne voient pas toujours leurs "voisins" arabes, allant quelquefois pieds nus, ou obligés d’abandonner leurs études. Au début des années 1950, un flot de ruraux est venu progressivement se fixer dans la périphérie de la capitale. Un processus de "bidonvillisation" est largement amorcé. A travers ce nouveau processus urbain se devinent la ruine des solidarités, des modèles traditionnels et des habitudes mentales, la chute d’une paysannerie dans le sous-prolétariat, sous-prolétariat rural encore inavoué qui campe aux portes des villes. La ville est certes un lieu où l’on vient chercher du travail, mais aussi le creuset de nouvelles valeurs. Par la ville, les ruraux transplantés accèdent à une compréhension du politique en découvrant une nouvelle organisation sociale de production, la création et la distribution différentes de richesses. Ces éléments concourent à déplacer le centre de gravité des luttes politiques de la campagne vers la ville, place forte de l’administration coloniale, qui, par son caractère centralisateur, est le passage obligé de toute promotion sociale. Alger devient ainsi le lieu d’élaboration de nouvelles stratégies politiques, et les militants indépendantistes y sont fort nombreux. D’autant qu’une violence latente s’y développe. Les "Algériens musulmans" qui affluent concurrencent les salariés européens, dont les salaires sont plus élevés. Cette concurrence et l’existence d’une immense armée constituée par les expropriés algériens de la terre aggravent le conflit entre les deux communautés. A partir de cette question sociale, la fiction d’un "couple uni" entre "Européens" et "Algériens musulmans" éclate.

Cette situation inquiète le maire, Jacques Chevallier, qui explique en 1954 : "En 1938, la population musulmane vivant dans les bidonvilles de l’agglomération algéroise ne dépassait pas 4 800 personnes ; il y en avait 125 000, soit vingt-cinq fois plus, en 1953-1954. Dans la seule ville d’Alger, ses faubourgs étant exclus, 120 bidonvilles, comme une lèpre grandissante sur tout terrain disponible, voyaient s’entasser quelque 80 000 musulmans dans des conditions de vie invraisemblables, alors que la Casbah, elle aussi surpeuplée, entassait dans ses 20 hectares 70 000 habitants, battant les records mondiaux de densité humaine."

Jacques Chevallier sait que toutes les inégalités sociales peuvent provoquer de dangereuses manifestations d’indépendantisme. Il est l’une des figures principales du monde européen à Alger, et sa trajectoire illustre bien cette partie de la société coloniale, libérale, travaillée par la séparation entre communautés et la nécessité de trouver un espace mixte, tourmentée par l’inégalité juridique vécue par les "indigènes algériens" depuis les débuts de la conquête française, et vivant dans l’attente de la contradiction et l’incertitude.

Elu maire de la ville en mars 1953, il s’est rapproché des élus musulmans. Il a pour adjoint Abderrhamane Kiouane, leader de la MILD, la formation nationaliste dirigée par Messali Hadj, et s’appuie également sur Georges Blachette, qui possède le Journal d’Alger. Féru d’urbanisme, il fait appel, en 1953, à Fernand Pouillon, qui sera l’architecte de trois cités destinées à loger ses administrés musulmans. Homme de gauche et partisan du dialogue intercommunautaire, il est appelé par Pierre Mendès France, président du conseil, pour assurer la fonction de secrétaire d’Etat aux forces armées, du 19 juin 1954 au 20 janvier 1955. C’est à cette fonction qu’il devra décider des premières mesures à prendre lors du déclenchement de l’insurrection, le 1er novembre 1954.

Pendant la guerre d’Algérie, il entretiendra des relations avec certains dirigeants du FLN, se battant pour une trêve civile, préconisée par Albert Camus. Combattu de plus en plus ouvertement par les milieux européens "ultras", son nom sera conspué dans les manifestations du 13 mai 1958. Jacques Chevallier, déchargé de son mandat de maire, se retirera alors de la vie politique, mais, après l’indépendance de l’Algérie, en juillet 1962, il restera à Alger, où il bénéficiera de la nationalité algérienne et mourra d’un cancer, en 1971. Exemple rare en Algérie d’un engagement qui, malgré sa persévérance et sa foi dans le dialogue intercommunautaire, n’a pas réussi à se faire entendre dans un pays qui glisse vers la guerre.

Jusqu’à l’automne 1954, la presse algéroise, à l’exception de L’Alger républicain, présente chaque matin à travers ses lignes une Algérie tranquille, pacifique. Le 2 novembre de la même année, il est encore question des traditionnelles cérémonies de la Toussaint. Mais ce que lisent les Algérois avec stupeur, c’est un gros titre à la "une" de L’Echo d’Alger : "Toute une série d’attentats terroristes ont été commis simultanément dans divers points de l’Algérie." Alger ne le sait pas encore, mais elle va connaître une guerre longue et cruelle...

Benjamin Stora, Le Monde


Benjamin Stora, né le 2 décembre 1950 à constantine (Algérie), est professeur d’histoire du maghreb aux langues’o (Paris). il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’Algérie.