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Chronique d’une virée dans des zaouïas d’Algérie

dimanche 27 mars 2005, par Stanislas

Dès l’aube, nous quittâmes Tlemcen transie par le froid pour d’autres horizons plus cléments. C’était réaliser pour les uns un vieux rêve, pour d’autres s’éloigner de l’urbanité pour retrouver un autre soi-même et voir l’autre.

Lundi 26 décembre 2004

A Nâama, ville en plein développement, une visite à la radio locale nous permet de prendre une petite pause et de réaliser que nous avons entrepris le prélude au grand voyage : « Sur les traces de Mohamed B.Abdelkrim Al-Maghili ». Parmi le groupe de chercheurs décidés à faire revivre le patrimoine immatériel, trois amis commencent à envisager de la faisabilité de la caravane qui doit suivre le trajet d’Al-Maghili réalisé à la fin du 15ème siècle : Z., chercheur et spécialiste du legs immatériel, B., muséologue et anthropologue, et K., spécialiste des études soufies de la région de Guentour.

Une visite à la zaouïa d’Al-Maghili nous permettra de prendre le pouls, de susciter la réaction des gens du pays et d’obtenir la bénédiction des chouyoukh de la famille des Meghilli pour entreprendre ce voyage qui doit s’effectuer en 2006 à partir de la zaouïa (date anniversaire du 5ème centenaire).

Pour la première fois, cette initiative part de la volonté d’un groupe de sympathisants et de chercheurs non dotés de structure institutionnelle. En fonction de la réussite du voyage et de ses retombées intellectuelles, nous envisagerons la création d’une fondation du patrimoine immatériel. Un voeu parmi tant d’autres !

Une autre halte à Aïn Sefra, la ville d’Isabelle Eberhardt, chez des sympathisants du cheikh Al-Maghili, gratifiée par un copieux repas. Sans trop s’attarder, on reprend la route dans la bonhommie. La route s’allonge de plus en plus en droite ligne.

Après Béni Ounif et Béchar, on s’engage dans la plaine de Abadla. La nuit se fait sentir par des reliefs aux contours assez bizarres. Il est temps de chercher refuge. On est à 70 kilomètres de Taghit, on décide d’y aller passer la nuit.

Lever à l’aube. Après le petit-déjeuner, on traîne un peu, laissant la clarté nous redéfinir le paysage. On quitte l’oued de la Zouzfana en direction d’Igli, pour joindre la route nationale. Un paysage unique nous captive, un grand espace blanc se colle au flanc d’une élevation : remontée de sel ou ancienne saline ? Peu importe, le paysage est saisissant. Igli, petite oasis dont les champs entourés de palmiers méritent une photo. « Ménage-toi, me dit K., il y a encore de très beaux paysages à voir ». « Oui, je sais, mais laisse-moi me délecter à satiété. Tout le paysage du désert est fascinant », lui répondis-je.

A partir d’El-Ouata, à une centaine de kilomètres d’Adrar, commence la féerie des dunes. Dunes sous toutes latitudes, un déploiement sur tout l’horizon. De notre pare-brise, les images se succèdent, surchargent l’admiration et provoquent l’éblouissement. On vit des moments intenses suggérés par la beauté surnaturelle des lieux.

L’ardeur d’un soleil despotique continue à nous river sur nos sièges, complètement déconnectés du réel. On s’éloigne de cette orgie de sables où le vent commence son cirque. Les mouches nous rendent visite sans crier gare ! Notre état d’âme s’élève en fonction des grands espaces. A l’horizon sans fin se dessine la courbe de la terre. Une ligne franche et insolite. Elle nous éloigne de la cité, du stress, tout s’estompe dans cet infini.

Kerzaz, panneau bleu planté dans un décor ocre, nous rappelle à l’ordre avec ses dos-d’âne et son barrage de contrôle routinier. « Où allez-vous ? ». « A la grande zaouïa du cheikh El-Kebir ». Claquement de talons et il nous souhaite un bon séjour.

Des jeunes, cartable aux dos, par petits groupes, longent une avenue de palmiers. Ils nous indiquent la route qui mène à la zaouïa. Tout au long, en contrebas de la route, des jardins sous les palmiers éclatent de verdure. Les puits, au système de balancier, jalonnent des petits bassins qui se déversent dans les potagers.

L’accueil se fait sentir de loin. Tout le monde nous sourit. Ils savent que nous venons pour la zaouïa. Des jeunes volontaires nous entraînent dans la ruelle. Le vizir du cheikh nous reçoit avec des formules de politesse bien aiguisées, puis nous présente au chef de la zaouïa. Grande barbe, drapé dans un super burnous, il nous livre les premières paroles de bienvenue. Il s’enquiert de notre santé et hoche sa tête à tout instant, manifestant ainsi son approbation. Du thé, des dattes et des sortes de crêpes mielleuses nous sont offerts avec magnificence. Ce n’est pas encore la fin de l’étape et on doit se forcer pour prendre congé.

Avant la tombée de la nuit, nous entrons par la porte nord de la ville d’Adrar. Notre point de chute est vite repéré. On est installés dans une grande chambre entourée de matelas et d’oreillers ornés d’un velours luxueux.

L’hospitalité des Sahariens, et notamment des Touatis, est légendaire. Dès la conception d’une habitation, ils prévoient un vaste espace pour les invités. Tout près, la salle d’eau est munie de douche et d’eau chaude. En honneur pour ses hôtes, le maître de maison, avec l’aide de sa famille et même de sa tribu, se mobilise pour réunir tous les gens intéressants qui pourraient profiter à l’assemblée. Que la réunion soit d’ordre cultuel, culturel ou politique, c’est le même principe qui les anime. Pour ces gens du Nord qui viennent secouer le palmier culturel et réanimer les souvenirs d’un ancêtre célèbre, c’est un évènement qui mérite une belle soirée. D’abord, on sacrifie le mouton et c’est la « zerda », suivie d’un débat. Notre ami Z. ouvre le bal aussitôt que le thé est cérémonieusement servi. Il va nous lire une partie d’une oeuvre didactique d’Al-Maghili, oeuvre célèbre mise en forme d’après les derniers textes parvenus de la Bibliothèque de Paris. L’intitulé se nomme : « Comment un bon musulman vit sa quotidienneté ». Les attentions sont au maximum réceptives. L’assistance, d’une quarantaine de personnes, est tout ouïe. La fierté se lit à travers les yeux qui apparaissent sous les chèches blancs.

Mercredi 28 décembre 2004

Petit-déjeuner bien soigné. Une entrevue avec le directeur de la maison de la culture est nécessaire pour une mise au point sur un futur colloque. La date est décidée. Théoriquement, tout est pour le mieux. Les Sahariens possèdent ce don de vous faire plaisir de n’importe quelle façon. On se sentait en mesure de renforcer des liens culturels dans un petit espace sud/sud. Les « khizanat » (petites bibliothèques de manuscrits), entreposées dans des zaouïas, des écoles coraniques ou chez des privés, doivent être sauvegardées en urgence. Nous nous proposons d’aller visiter la plus proche.

Une salle moyenne de 8 mètres sur 4, où trône dans un coin un cheikh qui est en même temps copiste. La salle sert de salle de prière et de cours. Là sont exposées une dizaine de grandes feuilles quadrillées où sont copiées diverses oeuvres assez anciennes (XVIIème et XVIIIème siècles). D’une façon didactique, ces feuilles accrochées aux murs prouvent une volonté d’émettre le savoir.

Le cheikh Abdellah Ben Ahmed El-Balbali, originaire de Tabalbala, est resté le fidèle serviteur de la Tarika. La lecture de la « Khotba » du cheikh Choaïb Abou Mediène nous transporte jusqu’à la prière du soir.

Le cheikh traduit les anciens textes, juste au-dessus de sa « meïda » qui sert de table de travail, sur laquelle se mêlent feutres, stylos et couvertures de plastique, et où se trouve une sorte de niche où sont disposés de gros cahiers et de vieux livres.

Chaque feuille, comme dans les albums de photos, est logée dans une pochette plastique. Le copiste, dont les yeux commencent à être éprouvés, nous déplie avec préciosité les livres. Il nous explique comment il tente de sauver ces reliques. Le papier par l’âge ne tient plus, l’écriture est ternie. A défaut d’autres moyens, la communauté tente de se prendre en charge pour sauvegarder son patrimoine. Pour nous épater, il nous sort un extrait d’une oeuvre d’Al-Maghili. Z., notre spécialiste, s’en donne à coeur joie à sa lecture. Le cheikh ne lésine pas d’efforts pour nous expliquer et nous désigner les origines de chaque texte ou fascicule. El-Adan (l’appel à la prière) met fin à notre entrevue. Retour à notre point de départ à la zaouïa Kounta.

A. et son vice-président de l’APC sont là pour nous recevoir. On est introduits dans un immense salon recouvert de tapis et bordé de matelas en velours assorti. La salle est remplie de toute la famille des descendants d’Al-Maghili.

Après les réjouissances alimentaires, on passe à une distribution de quelques nouveaux textes relatifs aux faits et aux dires du maître Al-Maghili. Une lueur de satisfaction envahit leur visage. Le cheikh prend la parole pour s’engager à relater une partie de la vie d’Al-Maghili. Il glorifie ses faits et relate avec emphase la persécution des juifs dans la région. Vision globaliste. Il escamote le reste de façon banale. Il fallait remettre de l’ordre dans cette forme de pensée en lui enlevant ce côté catégorique des faits et en relativisant par rapport à la quête historique dans son vrai sens.

La vie et l’oeuvre d’Al-Maghili ont été diffusées par des Occidentaux et notamment les orientalistes. Tout a été repris dans les diverses recherches ou thèses occidentales. Le tout a été biaisé par quelques sources africaines et notamment celle d’Ahmed Baba El-Tomboucti.

En remontant l’histoire des Aqit de Tombouctou (lignée d’Ahmed Baba), on trouve une correspondance établie avec les gens du Touat. Il faut rappeler que le Touat regorgeait d’oulémas bien versés dans la jurisprudence. Ils avaient une réputation qui dépasse la région. Le Touat dominait par sa culture ancestrale. Il avait acquis une réputation au-delà de ses frontières. Il s’est établi un certain complexe de supériorité par rapport à l’empire Songhaï, à l’ère où Tombouctou et Djenné prenaient leur envol culturel. Les échanges de culture étaient bien établis. Une sorte de concurrence de spiritualité fusait en soubassement entre la famille des Aqit et la communauté du Touat. Le courant islamique est parti du Nord vers le Sud.

Les Africains ont mis du temps pour se débarrasser du polythéisme. A son début, l’islam était timidement installé. La rigueur faisait défaut. Il a fallu quelques « prosélytistes » pour amener un plus de connaissance. Les Aqit de Tombouctou s’inspiraient soit des savants qu’ils fréquentaient lors des pèlerinages, soit des savants du Maghreb ou des Egyptiens. A l’époque d’Ahmed Baba, ce dernier voulut renverser la vapeur et donner des leçons aux Touatis. Dans sa correspondance, à une question des Touatis relative à l’esclavage, Ahmed Baba, embarrassé, laissa choir la question. Ce n’est qu’après un rappel, deux années plus tard, qu’Ahmed Baba daigna répondre. Il s’excusa de cette négligence et tenta d’amener des explications à leur attente.

Ahmed Baba demeure parmi les premières sources de témoignage sur Al-Maghili à propos des juifs et leur arrêt d’expansion dans la région. Al-Maghili, certes, alla au Touat pour arrêter cette prolifération anti-dhimmi, mais son oeuvre ne s’arrêtait pas là. Sa mission principale, conseillée par son beau-père A. Al-Taalabi (savant et grand patron d’Alger), c’était d’aller amener la belle parole au Bilad Es-Soudan, unifier les rangs dispersés des musulmans (soff) dans le Gourara. Cette opération n’a pas eu le succès voulu, ce qui amena le cheikh à continuer son périple vers le Soudan.

Il tenta de donner un éclairage plus sérieux quant à l’application de l’Islam dans la région. C’est ce qu’il fit dans la majeure partie de sa vie. Conseiller des rois, juriste, écrivain, conférencier, telle fut son occupation subsaharienne. Il réussit à convaincre deux souverains, à créer des zaouïas de l’ordre de la Kadiriya. L’essaimage d’un islam sur des sédiments polythéistes tentait d’y prendre forme.

Il était difficile à l’époque, et compte tenu des conditions de la situation climatique et traditionnelle, pour que les Africains se délestent facilement de leur paganisme. Comment réussir à habiller hommes et femmes lors de la prière d’une tenue décente, alors que la chaleur ne tolère qu’un semblant de cache corporel ? Comment redresser les moeurs dans le sillage islamique alors que les unions libres étaient installées dans les coutumes ? Un homme pouvait prendre femme dans diverses tribus. Il suffisait qu’il ait l’assentiment du chef, qu’il construise sa case et le tour était joué. Il aurait fallu beaucoup de stratégie, d’intelligence, de patience pour ramener les Africains du Katsina ou du Songhaï à s’aligner sur un même rite islamique, tel qu’il se pratiquait à Alger ou à Bagdad.

Le mérite revient aussi bien à Al-Maghili qu’à Soyouti et à d’autres hommes de bonne volonté qui allaient proclamer la parole de Dieu hors de leurs frontières. Les orientalistes n’ont retenu que le côté prosélytique de la poursuite des juifs et lui attribuent une démesure, tout en éclipsant le deuxième volet pédagogique en Afrique. Une fidélité certainement à l’esprit de croisade, où il faut discréditer tout ce qui a trait au développement de l’Islam.

Jeudi 29 décembre 2004

Au son du muezzin, le réveil est automatique. La journée au Touat commence à l’aube. Notre ami A. nous fit embarquer dans sa voiture pour se rendre à la zaouïa d’Al-Maghili afin d’entreprendre la prière de l’aube et visiter son tombeau. Le parcours est féerique. Le paysage se rehausse d’un aspect et d’une couleur particuliers à cette heure-ci. Après la prière, le mokaddem, étant fatigué, avait rejoint ses appartements en vitesse, ce qui a rendu impossible la visite du tombeau. Seul le mokaddem détient les clés des lieux. Qu’à cela ne tienne, on ne peut transgresser sa volonté. Retour à la case départ, trente kilomètres plus loin, afin de se revigorer avec un copieux petit-déjeuner.

Repas. Nous voilà de nouveau sollicitant le mokaddem. Introduit par un de ses frères (ils sont trois), l’héritier de la lignée des Maghili nous reçoit. Avant toute chose, on doit aller se recueillir sur la tombe du marabout. Les quatre invités que nous étions, avions comme par hasard une taille qui ne se décline pas au-dessous d’un mètre quatre-vingts : nous voici donc à quatre pattes pour franchir la petite porte basse pour nous introduire au tombeau...

A l’intérieur, le tombeau est imposant. Il prend quasiment tout l’espace. Sur les deux côtés, un petit passage large de 20 cm va nous permettre de nous regrouper pour nous recueillir. Le tombeau est à la hauteur de nos épaules, recouvert d’un tissu vert brodé de fil en or. Il couvre toute la surface jusqu’à terre. Une prière amorcée par notre compagnon va s’étirer sur une demi-heure. Mes pieds sont ankylosés. Al-Maghili assouplit l’endurance et il est aussi capable d’autres miracles. Nous rejoignons le bâtiment annexe avec le sentiment du devoir accompli. Après le rituel d’accueil : dattes, lait, thé et récital de convenance, on passe à la demande essentielle, à savoir l’accord de la bénédiction du mokaddem pour la caravane qui va se lancer sur les traces d’Al-Maghili. Hochant sa tête, il murmura quelques paroles et nous fit part de son assentiment. Bénédiction accordée... (cela ne lui coûte rien). Bien sûr, il souhaite faire partie du voyage ainsi que son fils. On espérait un authentique Maghili comme compagnon, voilà que nous en avions deux... Qui dit mieux ? Le prestige de la caravane se rehausse, mais d’ici le 17 mai, de l’eau passera à travers les oueds.

Par un effet extraordinaire, nous avons réussi à mettre fin à cette visite, sinon c’était le souper, la veillée, etc. Grands salamalecs jusqu’à la voiture où les trois frères du mokaddem nous infusent de bénédiction...

La route nous conduit dans une autre zaouïa dont la bénédiction n’est pas secondaire. Tant qu’on y est. C’est la zaouïa du cheikh El-Hadj Hassane, à Inzejmir, près de Tamentit. Une zaouïa au fin fond du village, au bout du monde... Les enfants nous conduisent à travers les dédales vernaculaires. Cheikh El-Hassane, d’une bonhomie débordante, les yeux rieurs à tout instant, nous fait visiter la zaouïa qui, en même temps, administre des cours à plus de 300 étudiants à plein temps. Il est le directeur et l’imam de la zaouïa. Les étudiants viennent de toute la région pour étudier aussi bien le Coran que la jurisprudence, la grammaire, la poésie, etc. La fin de leurs études est gratifiée par une « Idjaza » (un diplôme interne) non reconnue par l’Etat. Néanmoins, cela leur permet de se présenter à l’Institut islamique.

Fonctionnement de la zaouïa

Côté pédagogique, l’enseignement se traite comme à l’époque des zaouïas de Tlemcen au XVII, XVIII, et XIXe siècles. La Sunna, en premier lieu, est appliquée stricto. La salle de classe se résume en une vaste salle recouverte de nattes et de tapis sur lesquels sont tassées par groupes, les diverses catégories d’étudiants, dont les niveaux sont différents. Chaque groupe récite, soit la même sourat, soit le même texte, dicté auparavant par le Cheikh. On entend le bourdonnement à l’entrée. Les planches coincées entre les jambes, le buste en oscillation, rythmé à la cadence de l’intonation appliquée à la sourat. L’étudiant s’adonne à ce petit secret pour réussir son « hizeb » (partie d’une division du Coran). La salle fonctionne de l’aube à une heure du matin. De 10h à midi, c’est le cours en commun administré par le Cheikh Hassane. Avant et après, il s’occupe des visiteurs. Et Dieu sait s’il y en a ! C’est par vagues successives qu’ils s’annoncent, saluent le cheikh et s’installent. Ils sont bien accueillis par les étudiants désignés à cette tâche. La répartition est savamment distribuée. Comme dans un grand hôtel, il y a ceux qui se préoccupent du service de la restauration, d’autre de la cérémonie du thé, du service d’ordre, etc... Les visiteurs sont issus soient d’autres zaouïas de passage vers une autre pour une commémoration d’une waâda (fête de réjouissance), avec toujours un cadeau pour la zaouïa. Cadeau qui varie du simple paquet de thé, à la malle de voiture pleine d’effets. La zaouïa sert ainsi de relais. D’autres viennent spécialement pour une demande d’une bénédiction en vue d’une guérison ou l’éloignement d’une calamité quelconque qui leur sont tombées dessus comme, par exemple, un redressement d’impôts. Si le demandeur est exaucé dans ses voeux par la grâce du Cheikh, il le récompensera, discrètement, en nature alimentaire et ce sont des semi-remorques de semoule ou des chèques et à défaut, argent en espèces. Les sollicitations de délivrance d’une catastrophe sociale sont nombreuses. C’est comme un hôpital psychiatrique, seuls les traitements sont différents. Les doléances sont en fonction des maux sociaux et c’est une autre forme de sous-traitance d’acquittement divine dont la zaouïa joue ce rôle d’intercesseur. Le Cheikh trône et gère. Son succès se mesure à l’opportunité de la daâwa.

Le monde de la zaouïa est mu par une affaire d’intention positive (nia). Tous ces intervenants agissent dans le cadre d’une communauté islamique. C’est en l’occurrence la véritable Dar El-Islam (la maison de l’Islam ou l’espace islamique). Tout est coordonné par un rituel selon le prestige dont jouit la zaouïa. La zaouïa est en entité spirituelle qui vit au-dessus de tout soupçon.

Après Tamentit, il faut s’arracher au sympathique Cheikh Hassane et continuer vers Timimoun. La route nous reprend et vers 22h, les lumières du village de Guentour scintillent au loin. Voilà notre prochaine halte ! Notre ami K. l’habitué de la zaouïa de Guentour prend les rênes de la direction et nous pilote dès l’entrée de la palmeraie. Une fois la voiture garée devant l’école au style soudano-algérien, on s’achemine avec nos effets vers les dédales du « ksar ». Une petite ruelle à droite puis une autre à gauche, on enfile un couloir étroit et déjà on est dans l’enceinte de la zaouïa. Pas de porte d’entrée, on débouche directement dans le salon-réception du Cheikh. Tout est désert ; Hadj ! Hadj ! s’écrie K.... Pas âme qui vive. « La zaouïa est en relâche ? lui lance M., un autre ami guide, embarqué à Timimoun. - Non, elle suit le mouvement de grève des enseignants ! rétorque R ! « La fatigue, le dépaysement, nous poussent à un fou-rire plutôt nerveux. On fait le tour des lieux sous le patronage de K. « Ici c’est le grand salon où le cheikh reçoit, au fond à droite c’est la cuisine et plus loin de cette ouverture, c’est le jardin d’Eden. A gauche, c’est la salle des invités. Une sorte de grand salon carré de 8 m sur 8, soutenu par des larges piliers.

Le plafond est tenu par des poutrelles de fer qui retiennent sous des branches de palmiers, une terre de pisé. Aucune fenêtre ne s’ouvre sur quoi que ce soit. La couleur blanche des murs est éclairée par deux néons qui vous donnent l’impression de grand luxe dans un décor irréel. K, doctement nous lance : « Ce n’est pas la peine de vous déchausser, il y a quelqu’un demain qui passera pour ratisser le sable ». Un sable fin et ocre. Extra ! On est loin des salons de marbre ou de la dalle de sol. Ici c’est sable à sable ! Une petite télé nous surprend adossée au pilier. Vieillotte, cabossée de tous les côtés, elle trône majestueusement dans ce décor obsolète. Avec la fatigue, on n’a même pas pensé à regarder le moindre de ses programmes.

- « C’est une télévision en couleurs » et nous voilà repartis dans un fou-rire. Décidément, c’est comme si la civilisation nous était devenue étrangère.

Bien au chaud dans nos sacs de couchage, chacun s’accommode un rêve à sa mesure. La zaouïa nous surprend à l’aube. Le cheikh apparaît dans son burnous immaculé, il dirige la prière puis c’est le rituel qui commence. Bientôt toute la communauté du village défile. On sent à travers leurs paroles, leurs gestes un vaste sentiment de solidarité et d’humilité.

Séduction, Ivresse des lieux

Après le petit déjeuner dont la spécialité du jour fut une soupe, pareille au porridge anglais, une fois que le soleil est bien apparu, on est invité à visiter la palmeraie et ses environs immédiats. Le directeur d’école en tête, on traverse le « ksar » où niche sur un grand rocher, la mosquée. Une superbe vieille mosquée des temps immémoriaux. On atteint la palmeraie, une oasis bien régie. Des carrés maraîchers sont agrémentés par des bassins, alimentés à leur tour par des rigoles issues des foggaras. On s’éloigne pour rejoindre des belles dunes surélevées comme des collines dont la forme interpelle l’imaginaire pour toutes sortes d’interprétation. Le « ksar » se trouve au-dessus d’une coupole d’un marabout inconnu dénommé Sidi El-Gherib (l’exilé). On gravite autour d’une plate-forme où domine tout l’environnement de Guentour. Vue idéal pour un film de « western » ! Les dunes se déploient dans une couleur harmonieuse. Elles cernent le paysage tacheté de ce vert criard. La palmeraie est dans toute sa splendeur. Une image arrêtée. Le galbe des dunes est animé par le dessin d’une géométrie fractale. Elles nous livrent des formes nues, impudiques. Cette immobilité minérale, cet agrégat de volume, ajoutent aux dunes une volupté démesurée.

Le soleil continue à distiller ses ardeurs souveraines. Quel rêve peut habiller cette aridité au loin ? Un horizon où l’on perçoit son déploiement circulaire, en plein dans la démesure des lieux. Ce tropisme « sui generis », ce brouillage de repères où l’empreinte de l’histoire demeure, cette orgie de sable, toute cette féerie vous transporte et vous questionne. Où est le temps par ici ?

La sidération, le détachement est à son haut niveau. Nos paroles sont charriées par l’émotion que soulève cet espace. Séduction. On voudrait picorer dans l’histoire, la matière première des lieux. Jubilation extrême. Silence royal. Vertige des grands horizons. Ivresse des lieux. On entend résonner les profondeurs dans un intérieur conquis, fasciné par les lieux. Une liaison amoureuse est scellée avec cette nature. On voudrait butiner ce plaisir, de dune en dune, de palmier en palmier, de coeur en coeur. Du haut de cette butte, un nouveau regard se dessine sur l’aventure et le sens de l’humain. Une confrontation avec soi-même se révèle. Elle élève le chant intérieur. Les coloquintes deviennent une curiosité.

L’imaginaire du désert se noie dans ce monde du silence. Cette patrie de sable qui joue en permanence avec le vent, ce pays de sable, parrainé par la sérénité et la lumière. L’humanité, la patience sont le fruit de cette communion de la nature et de l’humain. Le face à face avec le minéral, charge les frissons de l’aventure.

De ce paysage cosmique, la catharsis s’opère. Le rendez-vous avec soi-même s’accomplit. Il faut s’arracher à cet état d’âme qui ne cesse de s’élever et nous fait voltiger dans une valse du temps. Un cri au loin nous tire de cette torpeur envoûtante du désert. Il est temps de descendre.

On repasse par la palmeraie, saluant notre acolyte Sidi El-Ghrib. Ou l’envie d’avoir choisi ce panorama. Fait-il partie de la lignée de Sidi Selmane ? De la 48ème génération depuis le Prophète, on tentera de fixer Sidi El-Ghrib. La jonction de son arbre généalogique avec d’autres saints, nous permettra une meilleure connaissance. Il en faudrait du temps et un labeur soutenu pour sortir le fichier de tous les saints de la région. Que pensez-vous du témoignage de 40 saints dans chaque université de l’Algérie ? Il faudrait alors inviter tous les étudiants des zaouïas à concrétiser ce projet.

Guentour, Ouled Saïd, Aghlal, Timimoun, tout le monde descend. Le rêve est suspendu. Il reprendra le 17 mai... A l’aube, à la zaouïa d’Al-Maghili pour le grand périple. Ô ma muse ! Sois au rendez-vous des grands moments.

Par Réda Brixi, quotidien-oran.com