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Eddie Barclay n’est plus

samedi 14 mai 2005, par nassim

Edouard Ruault alias Eddie Barclay aura révolutionné le paysage artistique et musical français en créant une marque française au nom américain, Barclay. Passionné de Jazz et féru des affaires, il a su se faire un nom dans l’univers impitoyable du show-business français.

Eddie Barclay

Eddie Barclay, "un requin aux écailles d’or" , selon Claude Nougaro, est mort le 12 mai, mais la marque Barclay perdure. Officiellement créée en 1951, la maison aura abrité pratiquement tout ce que la France a compté, ou compte, de talents originaux, de Léo Ferré à Françoise Hardy. Ensuite, il y a eu Khaled, Rachid Taha, Zebda, Bashung, Noir Désir, Björk et Tricky. Un catalogue qui, en 2002, faisait dire à Jean-Marie Messier alors patron de Vivendi Universal, propriétaire de Barclay, que c’était "le label des engagés" . Barclay a accompagné l’évolution du commerce du disque : paillettes et dépenses somptuaires, rachats et concentrations forcenés, serrages de ceinture et apparition du marketing roi.

Tout au long de cette saga, Eddie Barclay aura promené sa moustache bien taillée, ses costumes blancs impeccables, oeillet à la boutonnière, verre de champagne millésimé à la main. Il avait adopté un style oscillant entre le producteur américain éclairé ­ sur le modèle des frères Ertegun, fondateurs du prestigieux label Atlantic (Ray Charles, John Coltrane, Aretha Franklin) ­ et la pire caricature du puissant patron de groupe. Comme Henri Salvador, Eddie Barclay promène très vite ses deux facettes avec aisance : face A, la grande variété, face B, le jazz. Pour Orlando, le frère de Dalida, artiste maison, "il a cassé l’image du producteur assis derrière son bureau en créant des relations amicales avec les artistes" .

Au-delà d’un succès économique, Eddie Barclay, c’est avant tout un style, une époque. "Je l’ai rencontré pendant la guerre, alors qu’il n’était encore qu’Edouard Ruault, se souvient Charles Aznavour. J’ai connu ses parents, son frère et sa première femme, ce dont peu de gens peuvent se vanter ­ en général, ils ont d’abord connu la seconde. On allait danser dans son appartement, rue Boissière, sur des airs de jazz. C’était un appartement ouvert, on appelait ça la "manière Boissière"."

A la fin de la guerre, le pianiste monte un orchestre au Club, rue Pierre-Charron. Il joue avec Boris Vian, Django Reinhardt, Stéphane Grappelli. Il y rencontre Quincy Jones, alors trompettiste de Lionel Hampton, et festoie avec les stars : Edith Piaf, Charles Trenet, et leurs amis (Aznavour, Francis Blanche).

En 1948, il crée le label Blue Star, y publie ses albums, et ceux des jazzmen de passage à Paris (Coleman Hawkins, Dizzy Gillespie..). C’est, pour le disque, l’époque des enregistrements au débotté, de l’improvisation effervescente. A ses côtés, son épouse Nicole. Hugues Auffray se souvient d’une "femme très artiste, chaleureuse, maternelle. Aucune autre n’a eu une telle influence" . C’est avec elle qu’il fonde Barclay et se risque dans la variété en engageant la chanteuse Renée Lebas, qui vend 200 000 exemplaires ­ un record pour l’époque ­ de l’adaptation d’une chanson traditionnelle, Tire, tire l’aiguille. Il engage une secrétaire, signe de prospérité et de modernité entrepreneuriale. Puis la fortune de Barclay se bâtit grâce au succès phénoménal d’un type à la drôle de gueule, Eddy Constantine.

Eddie Barclay a du flair, et des amitiés. Comme celle qu’il noue avec un journaliste noir de la revue américaine Ebony, qui lui écrit : "Tu sais, Eddie, j’entends parler d’une invention très particulière. C’est encore en laboratoire, ce n’est pas sorti. Mais à mon avis tu devrais faire un saut à New York. Si cette invention réussit, on pourra sur un disque enregistrer une demi-heure de musique. Il sera pratiquement incassable." Eddie et Nicole Barclay partent sur-le-champ. Exit le 78-tours. Le couple rapporte en France les premières matrices de microsillon 33 tours. Un coup génial.

Il revient aussi avec des accords commerciaux. Dès 1955, Barclay distribue les labels Erato, Mercury ­ donc les Platters, et leur tube Only You ­ Verve ou Atlantic, soit le must des musiques noires.

Entre 1958 et 1960, l’équipe Barclay ressemble à une "dream-team" : l’arrangeur et directeur artistique se nomme Quincy Jones, le directeur des variétés Boris Vian, Franck Ténot et Daniel Filipacchi s’occupent du jazz et Philippe Bouvard est attaché de presse. Les orchestrateurs sont Raymond Lefèvre et le jeune Michel Legrand, avec lequel Eddie Barclay joue à quatre mains et compose La Valse des lilas.

"On n’a jamais signé de contrats ensemble, assure le musicien. "Je fais une différence entre l’amitié et le travail", m’a-t-il dit. On ne parlait jamais d’argent."

Eddie Barclay saisit au passage ceux que découvrent des patrons de cabaret, tel Jacques Canetti (des Trois Baudets), les radios (Lucien Morisse d’Europe 1), ou débauche chez les concurrents (Ferré chez Odéon et Le Chant du monde). "Je me suis promené pendant des années avec deux ou trois contrats dans mes poches, prêts à servir de jour comme de nuit, mais de préférence de nuit, tard, très tard dans la nuit" , disait-il, ajoutant : "Pour être milliardaire, il ne faut jamais dormir."

Dans les années 1960, Eddie Barclay peaufine une formule pré-Star Academy, auditionnant chaque année plus de 2 000 postulants au vedettariat dans le sous-sol du Rex. "J’ai signé mon premier contrat en 1958 avec Barclay, rapporte Hugues Auffray, à la suite du concours Le Numéro un du lendemain organisé par Europe 1 à l’Olympia. J’avais été remarqué par un des directeurs artistiques de Barclay, Leo Missir. J’ai signé un contrat d’un an et demi renouvelable par tacite reconduction et je suis resté douze ans. Ce contrat fait rire aujourd’hui : on touchait 5 % sur les ventes. Mais j’étais content de signer avec un label dont le nom sonnait américain. C’était plus attrayant qu’Odéon ou Pathé-Marconi. Et puis le personnage était repérable, il avait l’air d’un Américain, habillé comme une vedette et fumant son cigare très haut."

Michel Delpech se remémore aussi un grand seigneur : "Il avait entendu ma chanson Inventaire 66. J’étais alors chez Festival, un petit label. On est restés un quart d’heure à parler aux Deux Magots et, dans la foulée, on est allé, chez lui, avenue de Friedland. Il m’a donné un contrat-type qu’évidemment je n’ai pas lu. Comme j’étais mineur ­ j’avais 18 ans et la majorité à l’époque était à 21 ans ­, il a prêté sa limousine et son chauffeur pour que mon père signe le contrat, qu’il n’a pas lu non plus."

Dur en affaires, Eddie Barclay n’excluait pourtant pas les rapports privilégiés avec des artistes comme Jacques Brel ­ qui avait signé un contrat pour trente ans. Ceux-là pouvaient être conviés chez lui, à Saint-Tropez. "Il ne faut pas s’arrêter sur l’Eddie Barclay jouant à la pétanque sur la place des Lices ou organisant des fêtes blanches au Café des arts, estime toutefois le Tropézien Yves Bigot, directeur des programmes de France 2, et auteur de La Folle et Véridique Histoire de Saint-Tropez. Il a fait beaucoup pour l’aura de Saint-Tropez. C’est lui qui a convaincu Brigitte Bardot de venir y vivre, il y a fait jouer de vrais musiciens, il a été, entre 1950 et 1970, un aimant. Il est une légende et une caricature de ce que l’on peut aimer et détester à Saint-Tropez." Ah ! Les fêtes de M. Barclay, entouré de son clan (Stéphane Collaro, Carlos, Darry Cowl). "On était convoqués à midi, explique Orlando, on commençait à déjeuner à 14 heures, les gens allaient ensuite à la piscine, et on sortait de table à 19 heures."

L’histoire a surtout retenu la nouba de la rue Saint-Benoît, à Saint-Germain-des-Prés. Le 20 juin 1969, mille personnes sont invitées à fêter "divers anniversaires" . "Ces réjouissances abondamment arrosées avaient attiré une masse compacte d’étudiants, rapporte Le Monde. Excitée par l’étalage des victuailles, des flonflons et des orchestres, la foule non invitée participe aux agapes : des tomates en vinaigrette circulent, des oeufs en gelée et divers poulets passent par-dessus les têtes." C’est une fête déguisée dont le thème est l’existentialisme, de l’homme de Cro-Magnon au cosmonaute. Quand apparaissent sur un ring quatre catcheurs ­ les Légionnaires ­ en tenue léopard, c’est l’émeute. "Verres vides, tranches de pastèques volent dans les airs."

"Il passait sa vie un verre à la main sans jamais être saoul" , se souvient Michel Delpech. Pour les autres, la vie chez Barclay n’est pas de tout repos. Il y a d’ailleurs eu, parfois, du tiraillement entre lui et ses artistes. Avec Pierre Perret, qui avait signé "à 4 %" . Pendant six ans, les ventes du chanteur stagnent aux environs du zéro. A peine parti chez Vogue, il "cartonne" avec le Tord-Boyaux. Barclay ne récupérera jamais la mise. C’est la loi de la production discographique.

Autre conflit : avec l’"anar" Léo Ferré. En 1967, celui-ci intente une action en référé pour obtenir la saisie du disque contenant douze de ses dernières oeuvres, mais expurgé d’une treizième chanson, A une chanteuse morte, consacrée à Edith Piaf et mettant en cause Mireille Mathieu et Johnny Stark. Léo Ferré sera débouté.

Maison des yé-yé, Barclay a également abrité un compagnon de route du Parti communiste, Jean Ferrat. "Je ne lui demande pas pourquoi il a l’idée saugrenue d’être communiste, il ne m’interroge pas sur mes goûts excentriques" , écrivait Eddie Barclay du chanteur engagé. Jean Ferrat confirme : "Il ne s’est en aucun cas immiscé dans mes disques. Il y avait une sorte d’accord entre nous. J’étais loin de son monde et lui du mien. Il m’invitait à ses mariages, mais je n’y suis jamais allé. Pourtant, j’aimais bien son côté joueur. C’était une façon de vivre qui ne faisait pas de mal aux autres."

Comment quittait-on Barclay ? Parfois au tribunal. Dans les années 1970, Jean Ferrat décide de réenregistrer l’ensemble de ses chansons pour en conserver la propriété et remporte son procès contre Barclay. Ainsi était Monsieur Eddie qui, selon Orlando, "pouvait vous envoyer un papier bleu le matin et vous inviter à dîner le soir" .

En 1978, après trente ans de domination, Eddie Barclay cède 80 % de sa société à Polygram, alors filiale du groupe néerlandais Philips, et à la Société générale. Fort de ses 20 % d’actions, il en reste le PDG. Et puisque Barclay est une marque, il signe un accord avec la Cuba Tobacco, et la Seita, lance un cigare dont il aura fait lui-même le mélange à La Havane. Et puis un parfum Barclay, des bagages Barclay.

En 1980, il part. Barclay périclite, passant de 120 artistes sous contrats à 10. Mais en 1985, un des cofondateurs de Virgin France, Philippe Constantin (1941-1996), directeur artistique au flair infaillible, militant tiers-mondiste, est appelé à la diriger et à en faire la tête chercheuse du groupe Polygram (devenu, depuis, Universal Music). "J’ai demandé qu’on me rende mon contrat, se souvient Michel Delpech. Je ne connaissais personne dans le nouveau Barclay. Le label de Constantin était beaucoup plus rock, les artistes de chanson se sentaient menacés."

Par Bruno Lesprit et Véronique Mortaigne, lemonde.fr