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Elites, Nahda et mouvement de traduction au Machrek

jeudi 24 mars 2005, par Stanislas

La Nahda (renaissance) au 19ème siècle a favorisé un vaste mouvement de traduction et un éveil des élites qui commençaient à se rendre compte des dégâts occasionnés aux sociétés arabes par leurs dirigeants et leurs clercs.

Ainsi, les différents contacts entre les Syriens et les Européens, l’occupation de l’Egypte par les troupes de Napoléon et les voyages en Occident donnèrent-ils à voir l’endémique sous-développement des pays arabes et le retard accusé par ces sociétés dans les domaines scientifique et technique. Le futur antérieur, temps très usité par les dirigeants et les élites qui se gargarisaient d’un passé révolu, exagérément embelli, et d’un avenir enchanteur, perdait de sa puissance et laissait place à un présent qui dévoilait toutes les scories et les faiblesses de gouvernements et d’appareils politiques trop marqués par la corruption et l’absence de perspectives sérieuses.

Le dix-neuvième siècle a libéré la parole et a permis aux élites, qui ne pouvaient plus supporter le féodalisme mamelouk et la répression turque, de revendiquer la construction d’un Etat centralisé et un développement équilibré qui ferait participer les populations autochtones à toutes les actions et rendrait sa place de premier plan à la langue arabe supplantée par le turc, langue obligatoire. Si dans les pays du Maghreb, la colonisation française cherchait à marginaliser la langue arabe au profit du français, au Machrek, c’était le turc qui était l’unique outil de communication. Les luttes engagées allaient transformer le rapport de force au dix-neuvième siècle, surtout que certains dirigeants turcs se faisaient remarquer par leur ouverture d’esprit. A partir de 1840, la majorité des journaux était rédigée en arabe.

Mohamed Ali et le khédive Ismaïl encourageaient toutes les actions entreprises par les élites « francophonistes » ou européanisées et envoyaient de nombreuses missions en Occident, dont le but évident était de se familiariser avec les progrès scientifiques et techniques et de transférer ce savoir en Egypte. Les Moyen-Orientaux étaient conscients de la supériorité de l’Occident. Ils ont cherché donc à l’imiter, croyant pouvoir atteindre un niveau de développement semblable. Mais cette fascination de l’Occident, même suscitée par le pouvoir en place, allait rencontrer une féroce opposition d’El-Azhar, considérée comme l’institution culturelle-clé de l’Egypte et de tout le Machrek. Al-Azhar n’enseignait que les sciences religieuses et se retrouvait ainsi isolée dans un Orient qui ne dissimulait pas son engouement et son admiration pour l’Europe.

Au Liban (qui eut sa première imprimerie en 1697) et en Egypte, l’imprimerie allait révolutionner la représentation culturelle, transformer profondément les relations sociales et entamer un véritable mouvement d’éveil culturel. En Egypte, l’imprimerie se fit connaître avec les presses abandonnées par l’armée de Bonaparte. Mohamed Ali ne pouvait rester insensible au bruit de ces machines : il en fit commander une qu’il installa en 1820 dans le quartier Boulaq. Avec l’essor de l’impression, allait se développer la presse qui a permis aux élites de s’exprimer, d’organiser des débats, de faire connaître l’Europe et de publier les premiers textes littéraires de type européen.

C’est vrai qu’au début, les romans se caractérisaient par un ton mélodramatique et une forme proche de la maqama. Le premier journal officiel (« El-Waqa’i el-masria »), en arabe et en turc, est paru le 3 décembre 1828. Au Liban, en 1859, Khalil El-Khouri crée le premier périodique privé arabe, « Le jardin des nouvelles » (Hadiqat el-akhbar). De nombreux autres organes d’informations ont été créés par la suite : les frères Takla donnent naissance en 1876 à l’emblématique « Al-Ahram » ; « La vallée du Nil » (Wadi An-Nil), considéré comme le premier périodique égyptien, a vu le jour en 1866 ; Ali Moubarak fonda en 1870 « Rowdat el-madaris » (le jardin des écoles) ; Jurgi Zaydan (1861-1914) a créé « Al-Hilal » en 1892, dans lequel ont été publiés, entre autres, ses romans largement influencés par Alexandre Dumas père et Walter Scott.

La presse a joué un rôle extrêmement important dans la prise de conscience nationaliste, le débat d’idées et la transformation de l’outil linguistique arabe libéré de ses scories et de ses tournures emphatiques et archaïques. C’est dans les organes d’information que se développaient des tribunes politiques et s’exprimaient différentes tendances politiques et idéologiques.

La presse a favorisé l’émergence d’embryons d’une intelligentsia de type « moderne » et a permis l’organisation de sérieux débats mettant en exergue le conflit latent entre les « traditionalistes » et les « modernistes ». Même des hommes comme Mohamed Abdou et Rachid Rida se mirent à demander la séparation des pouvoirs religieux et étatiques, et une profonde réforme du système d’enseignement qui mettrait ainsi un terme à l’encadrement de la société par la prestigieuse institution d’El-Azhar, qui s’était souvent considérée comme une sorte d’Etat dans l’Etat. El-Azhar subit les attaques des « modernistes », voulant limiter considérablement son influence et son impact.

Mais l’élément le plus important qui a donné à la Nahda sa force et sa puissance demeure incontestablement l’école. Les Maronites assuraient l’enseignement en arabe, à côte du turc obligatoire. Les deux grandes familles Al-Boustani et Al-Yaziji, qui rivalisaient sérieusement dans le domaine culturel, créèrent leurs établissements scolaires et tentèrent de mettre sur pied un enseignement ouvert aux sciences modernes, tout en étant très liés aux techniques linguistiques « traditionnelles ». Boutros El-Boustani fonda El-Medrassa el-watania (L’école nationale) en 1863.

Les Britanniques, les Français et les Américains ouvrirent plusieurs écoles. Leur objectif était clair : mener un travail d’évangélisation et d’occidentalisation des esprits. L’école était la base essentielle de leur politique. L’université de Beyrouth est inaugurée en 1866. Apparurent également, au milieu du dix-neuvième siècle, quelques associations culturelles qui contribuèrent, grâce à leurs activités scientifiques, à éveiller les consciences, à organiser des rencontres et à promouvoir un important élan culturel qui traversa toute la vie sociale et politique. On peut citer, entre autres, l’Association syrienne des Arts et des Sciences, le Groupe scientifique et l’Académie orientale.

Si l’école était un élément incontournable de la Nahda, les voyages et les tournées en Europe de boursiers égyptiens et syriens apportèrent de très nombreuses informations sur les progrès scientifiques et techniques accomplis par les Occidentaux et mirent en relief l’inquiétant retard du monde arabe. L’enchantement était au bout du voyage. La France devenait un espace extraordinaire de fascination et de séduction. Au retour, ils décrivirent, avec le menu détail, leurs découvertes et leurs expériences et appelèrent leurs dirigeants à recopier le modèle européen. Rifa’a Tahtawi (1801-1873), qui séjourna durant quatre années à Paris, fut le premier à avoir dirigé une équipe de « missionnaires » égyptiens envoyés par Mohamed Ali, qui insistait auprès de ses étudiants sur le fait qu’ils devaient transcrire toutes leurs « aventures », comprendre les conditions ayant permis à l’Europe de se développer de cette manière et constituer une armée et une économie aussi puissantes. Il est l’auteur d’un texte, « Takhlis al-ibriz ila talkhis bariz » (du raffinement de l’or au résumé de Paris) qui décrivait le séjour de ce lettré égyptien et les nombreuses choses qu’il avait découvertes au cours de son voyage. Le titre de l’ouvrage donne une idée de l’émerveillement et de l’enchantement de l’auteur qui ne pouvait imaginer un autre monde plus beau que Paris. Cette tendance existe jusqu’à présent dans beaucoup de textes du Machrek. Tahtawi s’était également intéressé aux moyens à mettre en oeuvre pour provoquer le développement économique en général et l’agriculture égyptienne en particulier. Ali Moubarak (1823-1883) publia un ouvrage en trois volumes, « Ilm eddin », dans lequel il racontait ses voyages et ce qu’il avait assimilé comme expériences et savoir.

Ce formidable engouement pour la culture et la civilisation européennes va s’accompagner d’un extraordinaire mouvement de traduction. Déjà en France, Tahtawi, séduit par le fonctionnement de la société, a traduit la constitution française, le code civil et le code du commerce, a lu et adapté plusieurs ouvrages comme « Télémaque » de Fénelon par exemple. On voulait tout reproduire pour faire connaître dans les pays du Machrek ces grands pays qui étaient synonymes de puissance. Ce grand enthousiasme pour l’Europe s’accompagnait inéluctablement d’un rejet des cultures autochtones et d’une certaine désillusion. En 1835, fut découverte l’Ecole des Langues dirigée par Tahtawi qui avait pour objectif de former des interprètes appelés à traduire des centaines de livres scientifiques et techniques. Plus de 200 ouvrages étaient déjà traduits en 1848. Seulement deux livres appartenaient au champ littéraire. Traduire, c’était surtout permettre aux écoles de former sur des bases solides les cadres de l’Egypte. On s’intéressait surtout au développement scientifique et technique. L’objectif de cette école était donc clair : imiter l’Europe et construire des usines en empruntant les techniques occidentales. L’imprimerie du Boulaq se chargeait de l’édition de ces ouvrages, sur recommandation de Mohamed Ali Pacha qui lança un grand mouvement de traduction.

De nombreux traducteurs ne maîtrisaient pas très bien la langue française ou anglaise. Certains ouvrages n’étaient en fait que de simples adaptations. Les textes littéraires étaient souvent traduits par des personnes qui connaissaient superficiellement l’outil linguistique d’origine. Hugo, Daudet, Bernardin de Saint-Pierre, Molière, Rousseau, Shakespeare ou Scott avaient été sérieusement malmenés, souvent par des écrivains qui actualisaient les romans et leur donnaient un cachet local, ce qui les rendait méconnaissables. Mustapha Lotfi El-Manfalouti, considéré comme l’un des premiers romanciers égyptiens, faisait vivre ses personnages dans un univers mélodramatique marqué par la présence de récits, de moments intenses et parfois de tournures linguistiques inspirées des maqamate. Ses récits n’étaient souvent que de simples reproductions des oeuvres de Chateaubriand, Alexandre Dumas ou François Coppée.

On tenta donc de transposer dans la langue arabe des textes français ou anglais qui perdaient leur littérarité et leur poétique. Nous sommes en présence de traducteurs qui dénaturent totalement les textes d’origine. La lecture des traductions par Hafiz Ibrahim des « Misérables » de Hugo et par Jurgi Zaydan (1858-1930) des oeuvres de Walter Scott, donne à voir l’égyptianisation de l’univers romanesque et une structure syncrétique qui caractérise la construction formelle. Des pièces de Molière furent traduites par Othmane Jalal (1829-1898) en arabe populaire, qui entreprit surtout une grande entreprise d’actualisation-adaptation, ouvrant ainsi la voie à d’autres auteurs arabes.

Ces adaptations ou ces traductions ont apporté un nouvel éclairage sur les sociétés arabes et ont emprunté d’autres formes littéraires qui s’imposèrent par la suite dans tout le monde arabe. Mais le texte le plus accompli demeure « Hadith Issa Ben Hicham » de Mohamed Al-Mouwaylihi (1858-1930), qui mettait en situation, de manière satirique, l’univers social égyptien et décrivait, en utilisant une description proche des naturalistes, certains espaces européens, tout en insistant sur la difficile question du syncrétisme culturel. D’ailleurs, l’auteur recourait à deux formes d’écriture obéissant à des normes différentes : le roman européen et la maqama. Le texte de Mohamed Hussayn Haykal, « Zayneb », correspondait à une facture réaliste et marquait son époque.

Les conditions d’adoption des formes occidentales de représentation sont différentes d’une région à l’autre. Si les élites du Machrek les empruntaient avec émerveillement et fascination, les Maghrébins, quant à eux, étaient très méfiants parce qu’ils confondaient les valeurs occidentales avec la colonisation.

Cette situation de syncrétisme culturel provoque encore de sérieux dégâts dans les sociétés arabes, qui voient le fossé entre les élites et la société s’élargir dangereusement et engendrer les conditions nécessaires à de graves explosions. Ce dédoublement est la source de nombreux malentendus qui risqueraient, dans un avenir proche, de faire resurgir les conflits initiaux et d’embraser le tissu social, extrêmement fragile. Ainsi, les différents contacts entre les Syriens et les Européens, l’occupation de l’Egypte par les troupes de Napoléon et les voyages en Occident donnèrent-ils à voir l’endémique sous-développement des pays arabes et le retard accusé par ces sociétés dans les domaines scientifique et technique. Le futur antérieur, temps très usité par les dirigeants et les élites qui se gargarisaient d’un passé révolu, exagérément embelli, et d’un avenir enchanteur, perdait de sa puissance et laissait place à un présent qui dévoilait toutes les scories et les faiblesses de gouvernements et d’appareils politiques trop marqués par la corruption et l’absence de perspectives sérieuses.

Le dix-neuvième siècle a libéré la parole et a permis aux élites, qui ne pouvaient plus supporter le féodalisme mamelouk et la répression turque, de revendiquer la construction d’un Etat centralisé et un développement équilibré qui ferait participer les populations autochtones à toutes les actions et rendrait sa place de premier plan à la langue arabe supplantée par le turc, langue obligatoire. Si dans les pays du Maghreb, la colonisation française cherchait à marginaliser la langue arabe au profit du français, au Machrek, c’était le turc qui était l’unique outil de communication. Les luttes engagées allaient transformer le rapport de force au dix-neuvième siècle, surtout que certains dirigeants turcs se faisaient remarquer par leur ouverture d’esprit. A partir de 1840, la majorité des journaux était rédigée en arabe.

Mohamed Ali et le khédive Ismaïl encourageaient toutes les actions entreprises par les élites « francophonistes » ou européanisées et envoyaient de nombreuses missions en Occident, dont le but évident était de se familiariser avec les progrès scientifiques et techniques et de transférer ce savoir en Egypte. Les Moyen-Orientaux étaient conscients de la supériorité de l’Occident. Ils ont cherché donc à l’imiter, croyant pouvoir atteindre un niveau de développement semblable. Mais cette fascination de l’Occident, même suscitée par le pouvoir en place, allait rencontrer une féroce opposition d’El-Azhar, considérée comme l’institution culturelle-clé de l’Egypte et de tout le Machrek. Al-Azhar n’enseignait que les sciences religieuses et se retrouvait ainsi isolée dans un Orient qui ne dissimulait pas son engouement et son admiration pour l’Europe.

Au Liban (qui eut sa première imprimerie en 1697) et en Egypte, l’imprimerie allait révolutionner la représentation culturelle, transformer profondément les relations sociales et entamer un véritable mouvement d’éveil culturel. En Egypte, l’imprimerie se fit connaître avec les presses abandonnées par l’armée de Bonaparte. Mohamed Ali ne pouvait rester insensible au bruit de ces machines : il en fit commander une qu’il installa en 1820 dans le quartier Boulaq. Avec l’essor de l’impression, allait se développer la presse qui a permis aux élites de s’exprimer, d’organiser des débats, de faire connaître l’Europe et de publier les premiers textes littéraires de type européen.

C’est vrai qu’au début, les romans se caractérisaient par un ton mélodramatique et une forme proche de la maqama. Le premier journal officiel (« El-Waqa’i el-masria »), en arabe et en turc, est paru le 3 décembre 1828. Au Liban, en 1859, Khalil El-Khouri crée le premier périodique privé arabe, « Le jardin des nouvelles » (Hadiqat el-akhbar). De nombreux autres organes d’informations ont été créés par la suite : les frères Takla donnent naissance en 1876 à l’emblématique « Al-Ahram » ; « La vallée du Nil » (Wadi An-Nil), considéré comme le premier périodique égyptien, a vu le jour en 1866 ; Ali Moubarak fonda en 1870 « Rowdat el-madaris » (le jardin des écoles) ; Jurgi Zaydan (1861-1914) a créé « Al-Hilal » en 1892, dans lequel ont été publiés, entre autres, ses romans largement influencés par Alexandre Dumas père et Walter Scott.

La presse a joué un rôle extrêmement important dans la prise de conscience nationaliste, le débat d’idées et la transformation de l’outil linguistique arabe libéré de ses scories et de ses tournures emphatiques et archaïques. C’est dans les organes d’information que se développaient des tribunes politiques et s’exprimaient différentes tendances politiques et idéologiques.

La presse a favorisé l’émergence d’embryons d’une intelligentsia de type « moderne » et a permis l’organisation de sérieux débats mettant en exergue le conflit latent entre les « traditionalistes » et les « modernistes ». Même des hommes comme Mohamed Abdou et Rachid Rida se mirent à demander la séparation des pouvoirs religieux et étatiques, et une profonde réforme du système d’enseignement qui mettrait ainsi un terme à l’encadrement de la société par la prestigieuse institution d’El-Azhar, qui s’était souvent considérée comme une sorte d’Etat dans l’Etat. El-Azhar subit les attaques des « modernistes », voulant limiter considérablement son influence et son impact.

Mais l’élément le plus important qui a donné à la Nahda sa force et sa puissance demeure incontestablement l’école. Les Maronites assuraient l’enseignement en arabe, à côte du turc obligatoire. Les deux grandes familles Al-Boustani et Al-Yaziji, qui rivalisaient sérieusement dans le domaine culturel, créèrent leurs établissements scolaires et tentèrent de mettre sur pied un enseignement ouvert aux sciences modernes, tout en étant très liés aux techniques linguistiques « traditionnelles ». Boutros El-Boustani fonda El-Medrassa el-watania (L’école nationale) en 1863.

Les Britanniques, les Français et les Américains ouvrirent plusieurs écoles. Leur objectif était clair : mener un travail d’évangélisation et d’occidentalisation des esprits. L’école était la base essentielle de leur politique. L’université de Beyrouth est inaugurée en 1866. Apparurent également, au milieu du dix-neuvième siècle, quelques associations culturelles qui contribuèrent, grâce à leurs activités scientifiques, à éveiller les consciences, à organiser des rencontres et à promouvoir un important élan culturel qui traversa toute la vie sociale et politique. On peut citer, entre autres, l’Association syrienne des Arts et des Sciences, le Groupe scientifique et l’Académie orientale.

Si l’école était un élément incontournable de la Nahda, les voyages et les tournées en Europe de boursiers égyptiens et syriens apportèrent de très nombreuses informations sur les progrès scientifiques et techniques accomplis par les Occidentaux et mirent en relief l’inquiétant retard du monde arabe. L’enchantement était au bout du voyage. La France devenait un espace extraordinaire de fascination et de séduction. Au retour, ils décrivirent, avec le menu détail, leurs découvertes et leurs expériences et appelèrent leurs dirigeants à recopier le modèle européen. Rifa’a Tahtawi (1801-1873), qui séjourna durant quatre années à Paris, fut le premier à avoir dirigé une équipe de « missionnaires » égyptiens envoyés par Mohamed Ali, qui insistait auprès de ses étudiants sur le fait qu’ils devaient transcrire toutes leurs « aventures », comprendre les conditions ayant permis à l’Europe de se développer de cette manière et constituer une armée et une économie aussi puissantes. Il est l’auteur d’un texte, « Takhlis al-ibriz ila talkhis bariz » (du raffinement de l’or au résumé de Paris) qui décrivait le séjour de ce lettré égyptien et les nombreuses choses qu’il avait découvertes au cours de son voyage. Le titre de l’ouvrage donne une idée de l’émerveillement et de l’enchantement de l’auteur qui ne pouvait imaginer un autre monde plus beau que Paris. Cette tendance existe jusqu’à présent dans beaucoup de textes du Machrek. Tahtawi s’était également intéressé aux moyens à mettre en oeuvre pour provoquer le développement économique en général et l’agriculture égyptienne en particulier. Ali Moubarak (1823-1883) publia un ouvrage en trois volumes, « Ilm eddin », dans lequel il racontait ses voyages et ce qu’il avait assimilé comme expériences et savoir.

Ce formidable engouement pour la culture et la civilisation européennes va s’accompagner d’un extraordinaire mouvement de traduction. Déjà en France, Tahtawi, séduit par le fonctionnement de la société, a traduit la constitution française, le code civil et le code du commerce, a lu et adapté plusieurs ouvrages comme « Télémaque » de Fénelon par exemple. On voulait tout reproduire pour faire connaître dans les pays du Machrek ces grands pays qui étaient synonymes de puissance. Ce grand enthousiasme pour l’Europe s’accompagnait inéluctablement d’un rejet des cultures autochtones et d’une certaine désillusion. En 1835, fut découverte l’Ecole des Langues dirigée par Tahtawi qui avait pour objectif de former des interprètes appelés à traduire des centaines de livres scientifiques et techniques. Plus de 200 ouvrages étaient déjà traduits en 1848. Seulement deux livres appartenaient au champ littéraire. Traduire, c’était surtout permettre aux écoles de former sur des bases solides les cadres de l’Egypte. On s’intéressait surtout au développement scientifique et technique. L’objectif de cette école était donc clair : imiter l’Europe et construire des usines en empruntant les techniques occidentales. L’imprimerie du Boulaq se chargeait de l’édition de ces ouvrages, sur recommandation de Mohamed Ali Pacha qui lança un grand mouvement de traduction.

De nombreux traducteurs ne maîtrisaient pas très bien la langue française ou anglaise. Certains ouvrages n’étaient en fait que de simples adaptations. Les textes littéraires étaient souvent traduits par des personnes qui connaissaient superficiellement l’outil linguistique d’origine. Hugo, Daudet, Bernardin de Saint-Pierre, Molière, Rousseau, Shakespeare ou Scott avaient été sérieusement malmenés, souvent par des écrivains qui actualisaient les romans et leur donnaient un cachet local, ce qui les rendait méconnaissables. Mustapha Lotfi El-Manfalouti, considéré comme l’un des premiers romanciers égyptiens, faisait vivre ses personnages dans un univers mélodramatique marqué par la présence de récits, de moments intenses et parfois de tournures linguistiques inspirées des maqamate. Ses récits n’étaient souvent que de simples reproductions des oeuvres de Chateaubriand, Alexandre Dumas ou François Coppée.

On tenta donc de transposer dans la langue arabe des textes français ou anglais qui perdaient leur littérarité et leur poétique. Nous sommes en présence de traducteurs qui dénaturent totalement les textes d’origine. La lecture des traductions par Hafiz Ibrahim des « Misérables » de Hugo et par Jurgi Zaydan (1858-1930) des oeuvres de Walter Scott, donne à voir l’égyptianisation de l’univers romanesque et une structure syncrétique qui caractérise la construction formelle. Des pièces de Molière furent traduites par Othmane Jalal (1829-1898) en arabe populaire, qui entreprit surtout une grande entreprise d’actualisation-adaptation, ouvrant ainsi la voie à d’autres auteurs arabes.

Ces adaptations ou ces traductions ont apporté un nouvel éclairage sur les sociétés arabes et ont emprunté d’autres formes littéraires qui s’imposèrent par la suite dans tout le monde arabe. Mais le texte le plus accompli demeure « Hadith Issa Ben Hicham » de Mohamed Al-Mouwaylihi (1858-1930), qui mettait en situation, de manière satirique, l’univers social égyptien et décrivait, en utilisant une description proche des naturalistes, certains espaces européens, tout en insistant sur la difficile question du syncrétisme culturel. D’ailleurs, l’auteur recourait à deux formes d’écriture obéissant à des normes différentes : le roman européen et la maqama. Le texte de Mohamed Hussayn Haykal, « Zayneb », correspondait à une facture réaliste et marquait son époque.

Les conditions d’adoption des formes occidentales de représentation sont différentes d’une région à l’autre. Si les élites du Machrek les empruntaient avec émerveillement et fascination, les Maghrébins, quant à eux, étaient très méfiants parce qu’ils confondaient les valeurs occidentales avec la colonisation.

Cette situation de syncrétisme culturel provoque encore de sérieux dégâts dans les sociétés arabes, qui voient le fossé entre les élites et la société s’élargir dangereusement et engendrer les conditions nécessaires à de graves explosions. Ce dédoublement est la source de nombreux malentendus qui risqueraient, dans un avenir proche, de faire resurgir les conflits initiaux et d’embraser le tissu social, extrêmement fragile.

AHMED CHENIKI, www.quotidien-oran.com