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Entretien avec l’historien Claude Liauzu

jeudi 21 avril 2005, par Stanislas

L’historien Claude Liauzu a notamment écrit La société française face au racisme - De la Révolution à nos jours (Complexe 1999), Colonisation, droit d’inventaire dans un ouvrage collectif La Plus grande France revisitée (Armand Colin, 2004), Aux Origines des tiers-mondismes : colonisés et anticolonialistes en France -1919-1939 (mai 2000), Quand on chantait les colonies : colonisation et culture populaire de 1830 à nos jours (mars 2002).

El Watan : Vous êtes un des principaux initiateurs de l’appel des historiens et des enseignants qui demandent l’abrogation de la loi du 23 février 2005. Qu’est-ce qui motive votre démarche ?

Claude Liauzu : Je suis pied-noir, je comprends la douleur des pieds-noirs. Le passé, nous, nous le voyons en fonction du présent et un de nos objectifs est d’analyser

Claude Liauzu.

la colonisation en permettant de lutter contre le risque de ce qu’on appelle « la guerre de cultures », « la guerre de civilisations », de lutter contre les risques de xénophobie, de racisme. Il faut intégrer l’étude de la colonisation dans cette perspective. Et cela demande une réflexion qui ne consiste pas seulement à faire un procès. Le procès a été fait, Hô Chi Minh a fait en 1922 un livre qui s’appelle Le Procès du colonialisme français, les Algériens l’ont fait, les Sénégalais l’ont fait. On ne peut plus faire aujourd’hui de l’histoire de la décolonisation si on néglige la critique aussi des mouvements nationalistes. D’autant plus que, moi comme d’autres historiens de ma génération, nous avons mis au second plan une réflexion critique sur les mouvements de libération, parce que nous étions engagés dans des mouvements de solidarité ou de sympathie. Aujourd’hui, il faut qu’on puisse aussi intégrer ce qui était porteur de domination dans les mouvements de libération, comme sous le communisme. Maxime Rodinson était un de ceux qui nous ont appris notre métier, Rodinson était en même temps un militant, mais il a toujours réfléchi à ce qui dans tout mouvement de libération contient une part de pouvoir. Il considère que c’est une façon d’aider les gens avec qui on est solidaire. Il faut répondre aux questions du présent. Pour les jeunes, pour ceux qui sont en situation difficile en France, dans les pays du tiers-monde aussi, il faut qu’on puisse leur fournir des clés.

C’est votre démarche d’historien ?

Quand la Commune de Paris a été écrasée, sur le fronton de la cathédrale de Montmartre qui venait d’être construite était écrit : « En expiation des péchés de la commune de Paris ». Dans les manuels scolaires, la Commune de Paris ne figurait pas. Il y a eu des milliers de morts. Un communard avait écrit le premier livre de l’histoire de la commune de Paris, Lissagaray, non pas pour écrire une légende dorée, ou pour cultiver un mythe de la Commune, mais pour expliquer pourquoi les communards ont été battus. Il avait une belle formule : « L’historien qui raconte des mensonges, c’est comme le cartographe qui fait des cartes fausses, parce qu’il fait couler les bateaux qui le croisent. » La lutte de libération algérienne était légitime, les pieds-noirs avaient une situation de colons, de dominateurs, mais une fois qu’on a reconnu cela, il faut qu’on puisse expliquer pourquoi cette révolution a été confisquée. Notre souci d’historien, je pense à Meynier ou Noiriel, est de considérer que notre travail doit être utile aux dominés. Notre logique n’est pas celle des politiques.

Vous affirmez qu’il faut dire la vérité, c’est le travail de l’historien, mais il y a une manifestation de révisionnisme de la part de certains historiens ?

Ce n’est pas nouveau. Aucun historien, aucun révisionniste n’ose dire qu’il approuve la loi du 23 février 2005. Il y a un consensus général sur le plan scientifique à propos de l’esclavage, mais sur la colonisation on n’en est pas là. Il n’y a aucune comparaison possible entre l’esclavage et la situation des pieds-noirs. Ce n’est pas parce qu’il y a eu une loi sur l’esclavage qu’il faut une loi sur les pieds-noirs ou sur les harkis. Un colloque a été organisé par Jacques Marseille, auquel j’ai refusé de participer, sur les questions suivantes : « La colonisation a-t-elle été un génocide ? » Quel est l’historien qui peut dire que la colonisation a été un génocide. « La colonisation a-t-elle été un pillage ? » Il y a une composante de pillage dans la colonisation, mais dire que la colonisation se réduit à cela est une aberration.

Vous avez parlé de guerre des mémoires. Qu’entendez-vous par là ?

Pendant longtemps la classe politique et la France profonde ont préféré évacuer la question de la colonisation. Il y a eu la défaite subie à Suez en 1956, après celle de Diên Biên Phu et ensuite la défaite en Algérie. C’est très lourd. La guerre d’Algérie, c’est aussi une guerre franco-française, il y a eu le 13 mai 1958. Le choix de ne pas en parler a été fait. Face à ce silence, des forces ont voulu imposer la mémoire chez les pieds-noirs qui ont passé leur temps à pleurer sur leurs malheurs et qui n’en ont jamais assez, même la loi actuelle ne leur suffit pas, ce qu’ils veulent c’est qu’on dise : « De Gaulle a trahi. » Pendant longtemps ces forces ont utilisé les harkis, comme ceux-ci ont été utilisés pendant la guerre d’Algérie comme mercenaires, comme forces d’appoint. Les harkis, parce qu’ils n’avaient pas d’intellectuels, pas d’organisations, ont mis des décennies à pouvoir se constituer des intellectuels. C’est un deuxième groupe de mémoire. Un troisième groupe de mémoire est constitué par les anciens soldats du contingent qui ont fait la guerre, et qui sont aujourd’hui profondément traumatisés. Il a fallu attendre 1999 pour qu’on dise qu’il y a eu une guerre en Algérie. La loi de 1999 a été faite pour ces anciens soldats. Ils ont été les premiers à obtenir satisfaction en 1999, puisqu’ils sont reconnus comme anciens combattants. S’est également développée chez les jeunes d’origine algérienne la formation d’une élite, il y a eu le mouvement très important des années 1980 avec la marche de 1983, qui a été accompagnée d’un travail de mémoire, avec des associations, notamment l’association Au nom de la mémoire, pour rendre justice à leurs parents. Ces jeunes, qui représentent un quatrième groupe de mémoire, se sont battus autour de la reconnaissance du 17 octobre 1961, ils ont obtenu la plaque apposée sur le pont Saint-Michel par le maire de Paris. Du coup les pieds-noirs se sont dit : « Et nous ? » Ces phénomènes de mémoire se sont amplifiés, jusqu’à aboutir à la reconnaissance des pieds-noirs et des harkis par la loi du 23 février 2005. Des Français qui ont servi la France, pas la même France que l’OAS, mais celle des droits de l’homme, ont été oubliés, privés de leurs droits. Les militants anticolonialistes qui ont été condamnés à la prison, on n’a jamais pris de mesure en leur faveur, leurs années de prison sont décomptées de leur retraite, on ne leur a jamais rendu honneur, la nation a exprimé sa reconnaissance envers l’œuvre des Français d’Algérie. Le député communiste Liberti voulait que les morts de la rue d’Isly soient considérés comme morts pour la France. Aussaresses est ainsi blanchi.

Comment expliquez-vous le vote de cette loi ?

Le lobby pied-noir veut avoir une revanche. Il a compris le modèle de la dénonciation du génocide, le modèle de la loi sur l’esclavage. Quand on lit l’article 4 de la loi du 23 février 2005, on s’aperçoit que c’est le même texte que la loi sur l’esclavage, que ce sont les mêmes termes. Une grande majorité des politiques ne veut pas d’ennuis avec les harkis ni avec les pieds-noirs parce qu’ils veulent être élus. Les plus actifs autour de la loi sont les députés des régions comptant le plus grand nombre de rapatriés, y compris les députés communistes, comme Liberti. La loi a été votée en l’absence d’un grand nombre de députés. Il y en avait 30 pour voter la loi un vendredi après-midi. C’est un combat d’arrière-garde, mais qui veut dire que, pour que personne n’ait rien dit, on est à la merci de remontées xénophobes, dans une société où les communautarismes - avec des effets boomerang - vont fleurir. Le passé colonial de la France ne parvient pas à être digéré.

Comment expliquez-vous cette remontée de mémoire ? Du passé colonial ? De l’esclavage ?

Cette volonté de mémoire renvoie à des transformations culturelles profondes, à un malaise de l’identité française. Il est alors évident que des sensibilités se tournent vers le passé et que des forces cherchent à instrumentaliser ce malaise, s’emparent du passé pour contrôler le présent, soit pour défendre la nation, soit pour la critiquer. C’est pour moi un signe de crise grave. Je suis inquiet. La mémoire de la société française, c’est un capital que des forces très opposées, de l’extrême droite à l’extrême gauche, cherchent à utiliser. C’est dangereux, il faut réfléchir à cela. Comment prendre en charge cette question ? Aujourd’hui la nation a submergé la République.

Ce retour de mémoire constitue, pour l’historien que vous êtes, de nouvelles pistes de travail...

Cela pose des questions nouvelles. L’un des buts est de constituer un collectif, un groupe de réflexion qui pourrait d’abord creuser tous ces problèmes, et puis apporter des éléments de réponse. Il faut aussi transformer en profondeur l’enseignement de l’histoire dans la société française. L’enseignement de l’histoire ne peut plus être fondé sur la nation tel que cela s’est fait au XIXe siècle, une redéfinition doit être réalisée du fait qu’aujourd’hui les sociétés sont de plus en plus interdépendantes, et qu’au lieu de cultiver les ethnicismes et le passé, il faut prendre en charge le phénomène de métissage qui n’a pas été beaucoup étudié. Il faut aussi que les sociétés du tiers-monde, au lieu de considérer l’héritage de la culture française comme un fait honteux, en fassent un enrichissement.

Comment allez-vous prolonger votre mouvement pour l’abrogation de la loi du 23 février 2005 ?

Le fait que l’ambassadeur de France a reconnu le massacre du 8 mai 1945 à Sétif, c’est très important. Cette loi va susciter un profond mécontentement dans les ex-colonies. Il faut continuer à faire monter le mouvement pour son abrogation, approcher les politiques pour qu’ils réagissent. On veut obtenir qu’il y ait une intervention au Parlement, une question écrite sur la loi. Le seul à avoir réagi officiellement est le député UMP Santini. On va envoyer des lettres à nos députés pour leur demander où ils étaient le jour du vote de la loi, qu’est-ce qu’ils ont fait depuis. Nous arrêtons la pétition, il y a trop de signatures. Cela traduit un mouvement très profond. Un ancien ministre de droite très important a dit que cette loi est une aberration, pendant qu’il réfléchit à l’intégration, on promulgue une loi qui est contraire.

Par Nadjia Bouzeghrane, elwatan.com