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Etes-vous moderne ou antimoderne ?

samedi 16 avril 2005, par Hassiba

Et si être moderne, c’était résister aux sirènes éphémères de la "modernité" ? Telle est l’idée défendue par Antoine Compagnon, X-Ponts enseignant la littérature à Paris IV. Rencontre avec un esprit paradoxal et stimulant.

Qui est moderne, qui le restera demain ?
Avec la rigueur

Antoine Compagnon

tranchante d’un mandarin atypique formé à Polytechnique (promotion 1970) et aux Ponts et Chaussées, avec l’érudition d’un professeur de littérature française à l’université de Paris IV, Antoine Compagnon expose sa thèse paradoxale dans un essai qui fera date : est véritablement moderne l’écrivain qui résiste aux baudruches de la modernité ; bref, non pas le naïf à la mode, mais le réactionnaire, le vitupérant, l’arrière-garde de l’avant-garde, le contre-révolutionnaire, celui qui à gauche passe pour appartenir à la droite et inversement. « Presque toute la littérature française des XIXe et XXe siècles préférée de la postérité est, sinon de droite, du moins antimoderne. »

De Joseph de Maistre à Barthes, de l’échafaud à la terreur du « moment théorique », en passant par l’affaire Dreyfus autour de laquelle se nouent et se dénouent les destins d’intellectuels, Antoine Compagnon définit l’antimodernité. Sa chronologie s’arrête, non sans prudence, à Roland Barthes, dont il a fréquenté le séminaire au Collège de France. Mais rien n’empêche de se saisir d’un pareil crible pour juger nos propres contemporains !

Le Figaro Magazine - Définir l’antimodernité et ses paradoxes, c’est un projet que vous avez depuis combien de temps ?
Antoine Compagnon - J’ai réfléchi depuis longtemps à cet envers de la modernité. Il y a un fil théorique, esquissé avec les Cinq Paradoxes de la modernité (Le Seuil, 1990), où l’on trouvait déjà la thèse paradoxale de ce livre actuel. Il y a un fil historique, avec la Troisième République des lettres, où j’examinais le discours de Flaubert sur le suffrage universel, ainsi que les positions de Renan et de Taine, puis mon livre sur Brunetière (Connaissez-vous Brunetière ?), où je tourne autour des contradictions de cet homme d’ordre ambivalent, partisan de l’ordre moral, hostile à la France juive, de Drumont, l’un des premiers à s’être prononcé contre l’antisémitisme, et pourtant devenu antidreyfusard. Je croise ici la théorie et l’histoire, les hommes et les idées.

La surprise de votre livre, c’est qu’il commence avec la vitupération des contre-révolutionnaires et s’achève avec un portrait de Roland Barthes faisant l’éloge du neutre. Comment conciliez-vous ces extrêmes ?
Je ne le vois pas si différent de Chateaubriand ou Baudelaire. Ce qui est frappant, c’est de voir Barthes choisir les Pensées de Pascal ou les Mémoires d’outre-tombe comme livres de chevet, inlassablement relus. L’antimoderne choisit toujours Pascal contre Descartes. Cette méfiance à l’égard de l’intelligence, on la retrouve chez le dernier Barthes, non dupe du moderne. « Etre d’avant-garde c’est savoir ce qui est mort ; être d’arrière-garde, c’est l’aimer encore », dit-il en une formule superbe qui définit bien sa position toute d’ambiguïté, de lucidité, comme l’étaient Chateaubriand ou Baudelaire, qui savaient à quoi ils renoncaient.

Peut-on être à la fois un homme de gauche, un progressiste tel Barthes et un antimoderne ?
Il y en a beaucoup ! Je consacre un chapitre à Julien Benda, qui a des réactions admirables d’antifascisme dans les années 30, position d’anti-munichois se battant pour l’armement du pays et, en même temps, c’est un rationaliste anti-bergsonien, au point qu’on l’a supposé proche de l’Action française et de Charles Maurras, lequel le détestait. A propos de Barthes, on peut observer qu’il a toujours eu le goût classique. A 20 ans, il ne lit pas l’avant-garde des années 30, ni le surréalisme, ni Céline, ce qui me frappe comme le refus précoce de la modernité. C’était tout de même sa génération.

« Vive le roman quand même ! »lance le dernier Barthes. Comment l’interprétez-vous ?
Chateaubriand disait en 1816 : « Vive le roi quand même ! » On peut rapprocher ces deux phrases, en effet. Dans cette sorte de panne du roman qu’il observe, le genre littéraire qu’il souhaite est un hybride de poésie et de prose. Dans les derniers cours, il accorde une place importante au genre japonais du haïku. Il ne théorise pas, et pourtant il déteste dans le roman l’intrigue, les personnages, la narration obligée, alors que devient-il ce roman ? Sinon un roman poétique. L’incident, le fragment, le copeau du réel, la réduction, ce sont les autres figures du roman détourné que Barthes affectionnait.

Le fragment, c’est antimoderne ?
Baudelaire fait l’éloge de la rareté. On peut penser à l’opposition de l’abondance hugolienne et des Fusées de Baudelaire, des textes liés à une idée de l’impuissance.

« C’est un grand avantage d’écrire peu, mais il ne faut pas en abuser », disait Rivarol, que vous citez.
Exactement. Il y a cette tendance à l’impuissance chez les antimodernes, mais enfin, on ne peut pas dire cela de Chateaubriand ! En revanche, les oeuvres de Joseph de Maistre, publiées de manière posthume, sont saisies dans l’inachèvement. Julien Gracq, l’une des oeuvres les plus lues aujourd’hui, doit aussi à cette esthétique du fragment. Je pense à En lisant, en écrivant, pas à ses romans copieux. Je crois que la vérité de l’oeuvre de Gracq est dans le texte fragmentaire.

Dessèchement, stérilité, concentration lacunaire. Voilà quelques signes de l’antimoderne. Mais, par ailleurs, il se situe aussi dans l’histoire. « Malheur aux générations qui assistent aux époques du monde », dit Maistre. L’histoire est-elle une chute pour eux ? Et pour nous, sommes-nous donc sortis de l’histoire ?
Le débat de la modernité tourne autour de la notion de progrès, c’est clair. La fracture est aujourd’hui déplacée, dépassée même. Il y a un danger à sortir de cette opposition. Nous guette le consensus de la méfiance relative à la démocratie, l’absence de la polémique nous mènerait inéluctablement à la tristesse d’un consensus mou. Que dire du propos si consensuel sur le déclin français ! Chez Chateaubriand, il y a une énergie du désespoir, Barthes cite la vitalité désespérée de Pasolini. Il y a aussi un style de la véhémence, une énergie de la vitupération, chez Léon Bloy par exemple. Existe-t-il aujourd’hui un discours de l’alternative ? Je ne le crois pas.

Qui sont nos antimodernes ?
Je n’avais pas très envie de reprendre ici le débat sur les nouveaux réactionnaires. Citer Houellebecq, Philippe Muray, Marcel Gauchet et d’autres. On confond les réactionnaires de gauche, qui défendent l’école républicaine, par exemple, et les antimodernes, qui condamnent l’égalitarisme, voire le suffrage universel, « cette bouillie gélatineuse », selon Gobineau. Mais cette confusion n’est pas nouvelle : Bergson, moderne ou non ? Benda ? Breton ?

Nos réactionnaires sont-ils nihilistes ? L’antimoderne ne croit-il à rien ?
Non, je ne crois pas. Il y a chez eux un scepticisme à l’égard du progrès, vécu comme une incitation à la paresse. Leur refus des doctrines du progrès est la conséquence d’une morale de l’action. Des pessimistes actifs, comme le disait Barthes, désireux d’un optimisme sans progressisme.

La question du judaïsme détermine les camps qui s’opposent sur la modernité. Etre juif, c’est donc forcément être moderne ?
Etre antisémite, c’est réfuter le progrès, selon Renan. Bernard Lazare défend au contraire le traditionnel Léon Bloy parce qu’il reconnaît la grandeur historique du peuple juif. « Ce Lazare paraît avoir vu seul que le fond de ma doctrine est l’adoration du Pauvre », s’exclame Bloy dans le Mendiant ingrat. L’auteur du Salut par les juifs exalte le judaïsme historique tout en tenant paradoxalement des propos antisémites. Dans la France de l’affaire Dreyfus, il y a une infinité de nuances à la position antisémite. Il y a la variante chrétienne, qui assimile le juif au déicide, la variante socialiste, qui l’assimile au financier cosmopolite, et la variante de droite, qui l’assimile au progressiste républicain. Hélas ! Il peut y avoir une combinaison des trois.

Vous sentez-vous antimoderne ?
Oui, si l’on associe l’indiscipline dans l’ordre, la liberté à l’antimodernité. Et puis la postérité les a toujours bien considérés.

Par Manuel Carcassonne, lefigaro.fr