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Fellag le rire grâce

samedi 27 mars 2004, par nassim

Le Dernier Chameau, de et par Fellag, MC 93 de Bobigny, 1, boulevard Lenine, mer-sam 20 h 30, dim 15 h 30. Jusqu’au 30 avril.

Ce sont toujours les histoires d’enfance les plus belles : le cinéma de Tizi-Ouzou avec 500 garçons surchauffés qui assistent simultanément à la projection du péplum affriolant la Guerre de Troie et au compte rendu radio d’un match de foot ; ou bien la description par les yeux d’un môme de l’arrivée des Français dans un village de Kabylie. L’attente, l’excitation, l’angoisse et la révélation : « Les Français sont noirs et musulmans. J’appris plus tard que c’était un bataillon de tirailleurs sénégalais. » Ou la plus belle - la plus terrible -, celle du petit garçon de 8 ans qui ne comprend pas le français et ne sait que faire du vase de mimosas que lui tend sa maîtresse. L’enfance n’habite pas seulement la mémoire de Fellag, elle est aussi inscrite dans son corps : une grâce, un délié incroyable, qui vous embarquent autant que les mots. Conteur danseur, il va et vient entre la France et l’Algérie, entre hier et aujourd’hui. La joie qu’il procure à un public aussi disparate que chaleureux est de celles qui durent. Evoquant les relations entre les deux pays, Fellag, qui vit en France depuis dix ans, parle de « soulager la mémoire ».

En quelle langue écrivez-vous ?

En français. Même en Algérie, j’écrivais d’abord en français et je réinventais ensuite en arabe et en berbère. J’écris toujours à haute voix. Je suis dans mon bureau et, tout seul, je chante, je rêve, je fais les dialogues. Pour donner de la chair au mot, il faut repasser par le mouvement.

Charlot, modèle absolu ?

Un dieu. Il a dans son corps et son regard tous les codes humains. Ça passe toujours par le déséquilibre, comme un oiseau perdu. Les films muets m’ont rendu la parole. Vers 1957-58, à l’époque du plan de Constantine, l’administration coloniale avait lancé un programme avec des cinébus dans les villages, des projections de cours d’école ou de hangars. On était 200 mômes, tous les jeudis, quatre heures en continu. On projetait Grémillon, Carné... Quand c’était Charlot, c’était la folie, une anarchie pas possible. Et le soir, je l’imitais, avec cinquante gamins autour de moi.

Des dons de mime ?

Cette habitude corporelle est venue tôt. Dans la culture méditerranéenne, le langage du corps est souvent brutal, crispé. Cela vient des tabous qui rendent le corps prisonnier. J’ai souvent observé ces corps raides, enfermés, qui font de la peine, dans les bistrots parisiens par exemple. Je crois que j’étais instinctivement poussé à rechercher la liberté du corps. La danse est le seul moyen d’échapper à cette crispation sociale, c’est une parenthèse de liberté. J’ai vu des hommes danser magnifiquement et revenir à leur raideur initiale. Moi, je ne sais pas sortir de scène. On me fait souvent la remarque, dans la rue : « On dirait que tu danses en marchant. »

Les humoristes vous font rire ?

Pas tellement. Ce qui m’inquiète dans cet humour professionnel, c’est la dictature de la chute. Ils se sentent obligés d’inventer un monde rien que pour justifier sa fin. Quand je raconte une histoire avec une chute, j’ai tendance à en mettre trois ou quatre fausses avant. Je n’aime pas quand on dit : « C’est là qu’on doit rire. »

Qu’est-ce qui vous fait rire ?

Toutes les attitudes quotidiennes que l’être humain invente pour échapper à l’humiliation, pour donner le change. Le but, c’est toujours : « Comment faire pour ne pas être découvert ? » Les gens rient parce qu’ils savent que nous avons tous le même objectif, sans l’avouer : quand on n’a pas les moyens de faire face, on va chercher des subterfuges pour contourner la difficulté.

Vous êtes observateur ?

C’est mon sport quotidien. Je repère et je m’imbibe. Dans le métro, dès que quelque chose se passe, mon oeil et mon oreille savent où aller : la machine à recycler se met en route. Quand c’est un peu complexe, je note l’attitude ou la phrase, et je sais que c’est une clé. Quand j’écrivais Un bateau pour l’Australie, j’étais dans un café d’Alger, en 1989 et j’ai entendu un dialogue entre deux jeunes :

« - Hier, j’ai un cousin qui est venu du bled. Il a dormi à ma place.

 Et toi ?

 Sous l’armoire. Heureusement, mon cousin est en transit temporaire. »

En rentrant chez moi, j’ai écrit vingt pages d’un coup. Dans ce « mon cousin est en transit temporaire » il y avait tout le théâtre.

Ce qui vous fait peur ?

La télé. Les gens ne lisent pas assez. L’uniformisation. La poésie qui déserte les rues. Et les positions tranchées. J’ai trop le goût du théâtre pour ne pas aller au-delà des réactions primaires.

Fellag, le Dernier Chameau et autres histoires, éd. JC Lattès, 180 pp., 13 €.

Rens : 01 41 60 72 72.

source : www.liberation.fr