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Gilles Kepel : « Fitna. Guerre au coeur de l’islam »

mardi 7 septembre 2004, par Hassiba

Gilles Kepel est directeur de recherche au CNRS/CERI. Il est aussi professeur à l’IEP où il dirige le programme de troisième cycle sur les mondes arabo-musulmans. "Fitna. Guerre au cœur de l’islam" est le dernier ouvrage que l’islamologue publie aux éditions Gallimard. Le livre, qui est traduit en cinq langues, est sorti le 2 septembre. Il sera également disponible au Salon du livre d’Alger.

Pourquoi avez-vous choisi d’intituler votre livre la Fitna, un concept peu connu en Occident ?
Le titre fitna m’a été suggéré par un ami algérien. Pour comprendre ce qui se passe à l’intérieur du monde musulman aujourd’hui, il est important de recourir à des concepts endogènes. En Occident, nous avons toujours tendance à croire que le terrorisme islamiste est dirigé essentiellement contre nous. Il l’est de manière ostensible et explicite, mais en même temps les premiers qui souffrent du terrorisme, ce sont les populations du monde musulman. En Algérie, on le sait mieux que personne, et aujourd’hui l’Irak et la Palestine sont dans un état de chaos dans lequel le terrorisme se développe.

Qu’est-ce que la fitna ?
La fitna est traduite parfois par sédition, soit le fait que la communauté musulmane est fragmentée parce qu’elle a perdu le sens des proportions et de la réalité, de la maslaha, qu’elle est livrée aux démons de l’extrémisme et qu’elle va à sa perte. C’est le djihad qui revient comme un boomerang à l’intérieur et qui affaiblit la communauté. La fitna, c’est la hantise des oulémas depuis que l’islam existe.

Comment expliquez-vous que les djihadistes qui se réclament d’ Al Qaîda n’arrivent pas à mobiliser et soient isolés ?
Les mouvements radicaux sont très minoritaires et c’est leur obsession , ils n’arrivent pas à mobiliser, probablement parce que leur idéologie est trop extrémiste et effraie la majorité des populations musulmanes. Dans les années 1990, en Algérie, en Egypte, en Bosnie..., les tentatives de djihad ont abouti à des catastrophes et à un traumatisme extrêmement profond. L’idéologie djihadiste a trouvé une résonance dans une partie de la jeunesse qui se sent complètement aliénée par la situation dominante dans les pays musulmans, c’est-à-dire la permanence de régimes autoritaires et corrompus. Les djihadistes ne sont pas uniquement issus, comme beaucoup l’ont dit, des milieux déshérités. Il reste que la majorité dans le monde musulman cherche une solution réformiste à ses problèmes, toute la difficulté étant que le système politique est bloqué.

La fitna n’est-ce pas aussi pour punir les musulmans de ne pas adhérer au djihad ?
Les djihadistes considèrent que tout le monde est kafer, soit kafer asli, soit kafer mortad. Leur logique est une logique antisociale. Ils ont recours au terrorisme, car il leur permet d’éviter la mobilisation populaire. Or le terrorisme permet de passer par la télévision et internet et de trouver des sympathisants sans avoir besoin de recourir à la mobilisation populaire. Sans internet et sans télévision par satellite, il n’y aurait pas d’Al Qaîda. Al Qaîda en arabe veut dire base, cela peut être aussi bien la base physique (camps d’entraînement en Afghanistan), mais c’est également la base de données.

Un amalgame s’est instauré entre résistance et terrorisme. Le terrorisme djihadiste, en s’emparant des causes nationalistes, ne porte-t-il pas préjudice aux mouvements de résistance ?
C’est une stratégie tout à fait délibérée, très claire chez Al Zawahiri. Son texte Les Cavaliers sous la bannière de l’islam a été diffusé en décembre 2001 sur internet et dans le journal Sharq El Awsat. Il a sans doute été rédigé avant le 11 septembre 2001. Dans ce manifeste, Al Zawahiri explique que pour que l’« avant-garde » rompe son isolement, il faut qu’elle s’empare de mots d’ordre populaires et qu’elle les détourne à son profit, par exemple la Palestine. Le 11 septembre 2001 intervient un an après le début de l’Intifadha. Pour Ben Laden, les attentats du 11 septembre 2001, c’est une sorte de magnification des attentats-suicides palestiniens.

D’un côté le terrorisme, de l’autre « la guerre contre la terreur » prônée par George Bush. Ne s’alimentent-ils pas l’un l’autre ?
« La guerre contre la terreur » a été construite aux Etats-Unis comme une réaction, au départ, très légitime du point de vue des Américains face au traumatisme du 11 septembre 2001, mais elle a utilisé, à mon avis, une panoplie qui n’était pas adaptée à son ennemi. En octobre 2001, par leur offensive en Afghanistan, les Américains ont détruit le régime des talibans, mais pas Al Qaîda. En Irak, la chute du régime de Saddam Hussein a ouvert la voie au chaos. Et aujourd’hui, l’Irak est la terre du djihad par excellence.

Vous écrivez que les néoconservateurs américains font le même diagnostic sur le Moyen-Orient que les idéologues d’Al Qaîda, mais pour des raisons diamétralement opposées. Expliquez-nous ?
Les uns et les autres considèrent que la situation au Moyen-Orient n’est plus tenable. Le Moyen-Orient détient une richesse exceptionnelle, qui est la clé de l’économie mondiale, le pétrole. C’est également une région qui reste à l’écart de la modernisation politique. Le pétrole n’est pas éloigné à cela, car une économie pétrolière favorise le contrôle de l’Etat par un petit groupe qui utilise la violence et la coercition, et cela engendre des frustrations terribles qui aboutissent parfois au terrorisme.

Les néoconservateurs ont fait un bilan assez précis de cette situation et ont considéré que la meilleure manière d’assécher le terreau terroriste, c’était de faire tomber les régimes dictatoriaux et de promouvoir un système pluraliste, mais ils ont un autre agenda : l’appui indéfectible à la politique d’Ariel Sharon en Israël. Même ceux qui sont d’accord avec ce diagnostic dans le monde arabe sont aujourd’hui dans une situation très compliquée. En Egypte, par exemple, plus personne n’ose dire qu’il est pour les réformes au risque d’être taxé d’être à la solde des néo-conservateurs américains et du Likoud.

Mais vouloir imposer des réformes par la force, n’est-ce pas là aussi contreproductif ?
Les néoconservateurs qui contrôlent l’agenda politique de Bush voient le Moyen-Orient avec les lunettes de leurs parents qui étaient les opposants à l’URSS. L’Irak est un pays dans lequel le tribalisme est extrêmement puissant, les allégeances communautaires très puissantes et dans lequel l’un des enjeux fondamentaux est le contrôle du pétrole. Une des raisons aussi pour l’intervention américaine, outre la chute de Saddam Hussein, c’était de remettre le pétrole irakien sur le marché. A pleine capacité, on estime que l’Irak peut produire 5 millions de barils/jour, ce qui permettrait de faire en sorte que l’Arabie Saoudite ne soit plus le producteur central et d’avoir un élément de contrôle sur le marché pétrolier beaucoup plus significatif. L’essentiel du pétrole est dans les zones chiites du sud de l’Irak et pour un tiers dans les zones kurdes au nord.

Pourquoi les ravisseurs des journalistes ont-ils ciblé la France ?
Depuis des mois, il y a sur les télévisions arabes une campagne contre la France menée par les milieux islamistes français expliquant que la loi sur la laïcité à l’école équivaut à une persécution des musulmans de France et cherchant des soutiens dans le monde musulman. L’UOIF a, à partir du mois de juillet, incité les jeunes filles à se présenter à l’école habillées comme elles le voulaient. Les islamistes djihadistes en Irak ont cru pouvoir utiliser la loi sur la laïcité en France pour se rendre célèbres et être un peu les hérauts de l’ensemble des musulmans du monde en lutte contre la laïcité française, symbole de kofr et de persécution des musulmans. Ces mêmes islamistes de France qui ont fait campagne contre la loi sur la laïcité en France font marche arrière et agissent pour la libération des otages. Ils se sont trouvés dans une situation très inconfortable. Si jamais il était arrivé quelque chose aux otages et qu’eux-mêmes étaient perçus comme ceux qui avaient lancé l’agitation dans le monde musulman contre la loi sur la laïcité à l’école, ils auraient été mis en cause. Les Français d’origine musulmane ont montré un tel rejet de ces pratiques terroristes que, faute d’être complètement discrédités, les responsables de l’UOIF et autres islamistes ont été obligés de monter au créneau. Cet enjeu n’est pas terminé. L’affaire des otages va se traduire par une espèce de remise à plat des rapports de force à l’intérieur des organisations qui disent représenter l’islam en France.

Cela ne peut être que de bon augure...
Les Français d’origine musulmane ont réagi par rapport à l’affaire des otages de la même manière que les Français de confession juive quand Sharon a dit que la France est un pays antisémite et qu’ils devraient émigrer en Israël. Il est clair que les Français de confession musulmane ont montré qu’ils étaient des acteurs politiques à part entière dans la République. Mais une personne qui s’appelle Yasmina ou Yazid ne doit pas être d’abord pensée comme musulmane. La France est un Etat laïc et les Maghrébins d’origine musulmane, qui sont citoyens français, sont libres de se désigner d’abord par leur religion s’ils le souhaitent, mais ils sont aussi libres de se désigner comme ils veulent. On n’a pas le droit de les enfermer dans une définition d’eux-mêmes qui est d’abord religieuse.

C’est ce que vous appelez la bataille de l’Europe...
C’est un enjeu fondamental. C’est en Europe, et particulièrement en France, que se joue une grande partie de l’avenir du monde musulman.

Par Nadjia Bouzeghrane, El Watan