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Hassan Rémaoun : La société algérienne exige son droit à la dignité

samedi 4 décembre 2004, par Hassiba

Enseignant à l’université d’Oran et chercheur en anthropo-sociologie au CRASC, Hassan Rémaoun explique, à travers cet entretien, les changements fondamentaux de la société algérienne ainsi que ses nouvelles aspirations.

Liberté : Le pays semble frappé de léthargie et le champ d’expression a totalement rétréci. Pensez-vous que cela indique un retour en arrière au plan des libertés ?
Hassan Rémaoun : Je ne pense pas qu’on puisse revenir en arrière. La société avance à grands pas. Et ce qui nous frappe actuellement ce ne sont pas forcément les tentatives, parfois réelles, de restriction de la liberté de la presse. Mais plutôt le fait que la presse s’affirme et qu’elle a été critique pour l’essentiel, même si parfois elle a manqué d’investigation. Je crois que la liberté d’expression est un caractère qui fait partie de la dimension nationale et ne peut être remise en cause. Même quand il faudra solliciter la justice, il faudra le faire à bon escient. La justice aura, à ce propos, de plus en plus de mal à se laisser instrumentaliser.

La presse, pour sa part, ne peut fonctionner toute seule. Il faut qu’elle fonctionne avec la société civile, la justice, les institutions et la classe politique. Et les progrès de l’un de ces segments de la société rejailliront forcément sur les autres segments. Parce que, tout simplement, il y a une exigence de changement qui est imposée aux différentes strates des institutions et de la société.

Certains sont peut-être nostalgiques des années de plomb, mais la société algérienne a fondamentalement changé et elle n’est pas la seule. Car si tel était le cas, on aurait pu imaginer qu’il était possible d’opérer un retour en arrière. Ces changements concernent la Méditerranée et l’Afrique.

Même si l’Algérie officielle connaît un retard en matière d’évolution, il y a un grand effort fourni par la société civile, les femmes, les syndicats et la presse. Quelque chose se passe en profondeur dans la société, même si parfois on a l’impression que rien ne se passe. La société algérienne ne se comporte pas de la même manière qu’avant. Elle exprime actuellement de nouvelles aspirations. Et il sera difficile au pouvoir politique de chercher tout le temps à contourner ses aspirations. L’un des enjeux du pouvoir politique en l’occurrence est de savoir comment négocier ces nouvelles aspirations. Je crois que tout pouvoir politique est obligé d’affronter fondamentalement ce questionnement. Il ne peut s’imaginer qu’il soit possible de retourner en arrière et de négliger les aspirations de la société, car il se condamnerait lui-même à perdre sa crédibilité, aussi bien au plan national qu’international. Sur ce plan, il peut y avoir des tergiversations, mais tout le monde est conscient qu’il existe des problèmes fondamentaux à régler. La preuve : aussi bien dans l’entourage présidentiel qu’au sein des forces politiques qui essayent de jouer un rôle au sein de la société, les réformes sont à l’ordre du jour. Le seul problème est de savoir par quelle modalité il faudra les mettre en œuvre et quel serait leur coût social. C’est cela la négociation en jeu actuellement.

Et la société algérienne est en train de bouger autour de ces enjeux en exprimant ses doléances de diverses façons : par l’émeute, la contestation multiforme et les grèves sauvages parfois. Ce faisant, on ne voit pas les partis politiques apparaître toujours au premier plan de ces luttes. Mais il est vrai que cela s’explique par une situation historique : le passage au multipartisme est encore trop récent et l’espace politique n’a pas encore fini de se dessiner.

Vous parlez d’un changement fondamental de la société algérienne et de l’émergence chez elle de nouvelles exigences que le pouvoir politique ne peut indéfiniment contourner ? De quelles nouvelles exigences s’agit-il ?
Pendant longtemps, la société algérienne s’est contentée d’aspirer à une dignité de vie d’ordre matériel : ses exigences étaient en l’occurrence l’emploi, l’éducation, la santé et l’accession aux produits essentiels. L’État était effectivement, pour l’essentiel, en mesure pendant deux ou trois décennies de répondre en partie à cette demande. Mais il est arrivé un moment où il ne le pouvait plus, car l’économie algérienne demeurait une économie très dépendante du marché mondial des hydrocarbures. On se souvient de ce qui s’est passé en 1986 après la chute des cours du prix des hydrocarbures. Il y a aussi les mouvements démographiques : nous sommes une population qui a presque triplé en 30 ans.

Actuellement, la société algérienne continue à demander l’emploi, l’éducation et la santé et exige également un droit à la dignité, à l’information, à l’égalité sociale et à la citoyenneté. Jusqu’à récemment, la société s’est contentée d’une nationalité, mais revendique actuellement sa citoyenneté.

Les Algériens exigent également une ouverture sur le monde et l’apprentissage des langues. En somme, il y a un très fort bouillonnement de la jeunesse, qui se forge au contact du monde via le net et les télévisions étrangères et qui aspire à voyager. Et ceci est révélateur d’une transformation en profondeur de la société algérienne.

Le cryptage de TPS a constitué un évènement d’importance national. Cela est-il symptomatique, selon vous, de la tendance des Algériens à vouloir s’ouvrir sur le monde ?
Effectivement, c’est symptomatique du désir des Algériens à s’ouvrir sur le monde en regardant des films sur des chaînes de télévisions étrangères qui jouent un important rôle sur le plan de l’imaginaire et de l’évasion. Ceci est d’autant vrai que la société algérienne ne s’est pas forgé des moyens alternatifs : nous n’avons malheureusement plus de cinémas, nous avons très peu de théâtres et très peu de moyens de loisirs.

Vous dites que la société, “en bas”, ça bouge, mais “en haut”, c’est plutôt la stagnation. Comment expliquez-vous un pays à double vitesse ?
Je pense qu’effectivement la société algérienne bouge plus rapidement qu’on peut le penser et on ne s’en rend pas compte peut-être dans la vie quotidienne. Mais quand on pense à ce qui a pu se passer pendant 10 à 20 ans et à l’ensemble des questionnements nouveaux que la société, la rue, les associations, les partis et les institutions se posent, on se rend compte de l’avancée de l’Algérie. Il est clair qu’il y a un mouvement rapide dans la société. Est-ce qu’au sommet, ça ne bouge pas ? J’ai l’impression que ça bouge également mais peut-être pas au rythme souhaité. En plus, ça ne peut pas ne pas bouger au sommet. Si ça stagne au sommet, cela peut induire des crises.

Très souvent, le sommet est en retard sur la demande sociale parce que nous avons affaire à un État très lourd : c’est une immense machine bureaucratique caractérisée par l’incompétence, une gestion routinière et des institutions qui ne répondent pas en général. Et à chaque fois que les institutions répondent, elles provoquent des émeutes. Ce qui est anormal dans un État traditionnellement formé. Nous avons donc un État en voie de formation qui est en fait un État similaire à ceux qu’on rencontre dans le tiers-monde. Au début, il y avait une aspiration à tout contrôler au plan économique et sociale de façon autoritaire, mais l’État ne peut plus le faire. Il n’arrive pas à adapter sa fonction pour faire un travail de régulation dans la société, un rééquilibrage du point de vue social et la mise en œuvre des lois. De ce point de vue là, l’État est en retard. Mais l’État bouge tout de même.

Le président a annoncé les amendements du code de la famille. Mettra-t-il en œuvre, selon vous, ces changements ou ne s’agit-il que d’une simple déclaration d’intention ?
À mon avis, il lui est difficile de reporter indéfiniment ce problème. Nous sommes l’une des dernières sociétés à traîner ce gros boulet foncièrement inégalitaire. Il est inadmissible du point de vue d’un État de droit que certains prétextent des référents religieux qui, en fait, sont des référents humains qui peuvent être critiqués, remis en cause et qui sont remis en cause dans la vie quotidienne.

Bouteflika n’a pas le choix sur ce dossier, il est obligé d’aller de l’avant. Comme c’est un politique, il essayera de jouer avec les forces autour de lui. Il va essayer de négocier. C’est de bonne guerre.

Mais il ne faut pas que les débats durent trop longtemps et il ne faut pas qu’on aille au pourrissement par rapport à cette question. Les idées ont trop avancé dans la société et il y a l’exigence portée par les segments avancés de la société et par les femmes pour changer radicalement ce code. D’autant plus que d’autres pays ont fait des pas dans ce sens. Même si les choses mettront du temps à changer, je pense aux questions scandaleuses comme celles de l’héritage ; le problème du statut conjugal est appelé à changer très rapidement. L’autre point, c’est le code de la nationalité.

Il faut rompre avec une injustice flagrante qui faisait que la nationalité algérienne ne se transmet pas par les mères mais par les pères seulement. C’est-à-dire qu’une femme mariée à un étranger ne peut pas transmettre sa nationalité à ses enfants. Le changement de cette disposition constitue un signe important de modernisation. Je crois que la marche vers la citoyenneté gagnerait beaucoup avec une pareille mesure.

Je pense, par ailleurs, que le président Bouteflika ne souhaiterait pas finir son mandat en maintenant le statu quo. C’est un homme issu du système et le système prend de plus en plus conscience de la nécessité de se réformer, du moins en partie. Ils savent en plus que s’ils ne se décident pas à changer, la réforme viendra d’ailleurs.

D’ailleurs ? C’est-à-dire ?
C’est-à-dire que c’est la société qui intervient pour imposer ces réformes. Il faut penser à toutes ces émeutes et contestations qui dénotent qu’il y a un problème de crédibilité de l’État. Donc ceux qui détiennent le pouvoir doivent réfléchir à ces questions. Il faut négocier par conséquent avec la société et répondre au moins en partie à ses aspirations. Le code de la famille est un produit du parti unique qui a été institué au moment où il n’y avait pas de débats. Nous sommes dans le multipartisme actuellement, donc nous sommes en total déphasage.

Finalement, l’Algérie n’a pas adhéré à la francophonie. S’agit-il, selon vous, d’un recul par rapport à la démarche ?
Au contraire, il y a une avancée dans le domaine. Parce que, jusque-là, on boycottait les rencontres sur la francophonie et on les méprisait.
Or, cela fait deux ou trois conférences auxquelles on assiste et qu’on écoute. Ce qui veut dire qu’il y a quelque chose qui est en train de s’opérer dans la pratique. L’Algérie est le seul grand pays francophone du tiers-monde, il est inconcevable qu’on ne participe pas à cet ensemble. Il faut aussi laisser le temps au temps.

Par Nadia Mellal, Liberté