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Henri Alleg, auteur de "La question" : Ma découverte de l’Algérie

lundi 1er novembre 2004, par Hassiba

Je n’ai commencé réellement ma vie d’homme, et ma vie intellectuelle et politique, qu’à mon arrivée en Algérie en 1939. J’avais 18 ans et j’étais très passionné par la découverte du monde, avec des idées de gauche, entre guillemets un peu anarchisantes.

C’est avec un état d’esprit un peu vierge sur les grandes questions politiques que je suis arrivé en Algérie. L’Algérie devait être une étape d’un voyage à travers le monde. Les circonstances ont fait que je suis resté. Il n’y avait plus de bateau. C’était la guerre. Je me suis lié, ce qui était, à l’époque, une chose exceptionnelle, avec des jeunes algériens. Des Algériens qui, je ne le savais pas, je l’ai découvert après, étaient militants du PPA. Il y avait aussi des gens qui n’étaient pas du PPA, mais qui étaient sous son influence. Un de mes copains était Mustapha Kateb, l’ancien directeur du TNA ; à l’époque, il était postier. J’étais aussi ami avec Ali Tessah, un ouvrier. Un autre, Mohamed Boursas était le fils d’un commerçant de la Casbah. C’est grâce à eux que j’ai ouvert les yeux sur la réalité coloniale. Parler de l’indépendance de l’Algérie ne me bouleversait pas du tout, alors que c’était un mot tabou. Il coûtait cher aux Algériens de le prononcer. La guerre antifasciste s’est développée en France. Avec quelques amis, on s’est dit qu’il fallait faire quelque chose. Je suis devenu, par la force des choses, un des responsables de la jeunesse communiste algérienne. Je ne suis pas allé au PPA, car à l’époque un Européen ne pouvait pas y adhérer, pas seulement parce qu’on faisait jurer aux membres du PPA sur le Coran, mais simplement parce que j’étais foncièrement antifasciste et pour un avenir socialiste. Or, ce n’était pas une préoccupation, à l’époque, des Algériens, et cela peut se comprendre. Les jeunes, en particulier, ce qui les intéressait, c’était la lutte pour la libération du colonialisme et de l’esclavage. Pour moi, ce n’était pas contradictoire. Jusqu’en novembre 1943, période où les Américains et les Anglais ont débarqué, j’ai agi, dans la clandestinité, avec les communistes. Des communistes et des nationalistes ont été internés dans les camps du Sud, mis en prison. A partir de juillet 1943, on a pu sortir de la clandestinité. J’avais un poste de rédacteur-traducteur à l’agence France-Afrique. Je travaillais de nuit, ce qui me permettait, dans la journée, de m’occuper des questions de l’organisation politique. L’organisation de cette jeunesse communiste est bientôt devenue l’Union de la jeunesse démocratique algérienne, dans laquelle il y avait toutes les nuances de l’opinion algérienne : des jeunes du MTLD, des jeunes communistes et des jeunes qui n’appartenaient à aucun parti. L’UJDA est devenue une très grande organisation entretenant des rapports fraternels avec d’autres organisations, comme les scouts. Moi-même et d’autres, nous avons été un jour reçus à Paris par Messali. En 1946-1947, et au moment du massacre de Sétif, je militais à la fois au parti communiste et l’UJDA. J’ai été, à un moment, un instructeur du parti, c’est-à-dire que je me déplaçais à travers toute l’Algérie pour aider, par des conférences, par des cours sur l’organisation, des sections locales.

A Alger républicain, avec Khalfa et Benzine
J’ai rejoint Alger républicain en 1950. Alger républicain, contrairement à l’idée commune, n’a pas toujours été ce journal qui, dès sa création, combattait pour l’indépendance de l’Algérie. C’est un journal qui est né dans le sillage du Front populaire français, et qui avait reçu l’appui, en Algérie, de démocrates et de syndicalistes européens, de gens qui étaient plus ou moins socialistes. Du côté des Algériens, il y avait des gens de la bourgeoisie, des commerçants, qui comprenaient qu’il fallait pour l’Algérie un quotidien qui puisse faire échec à la propagande colonialiste raciste exacerbée véhiculée par la presse locale. Alger républicain avait été connu parmi les Algériens pour son action au moment du procès du cheikh Tayeb El Oqbi, qui était le président du cercle du Progrès à Alger. On l’avait accusé d’avoir fourni de l’argent pour assassiner le mufti d’Alger. Alger républicain, par la plume d’Albert Camus, a défendu cheik El Oqbi, et a fait la démonstration que toute l’affaire était montée de toutes pièces par l’administration coloniale. El Oqbi a été acquitté. C’était une victoire formidable. Le changement s’est opéré à Alger républicain par la suite, avec la venue au journal de Boualem Khalfa, de moi-même et d’autres militants du PCA. Ensuite est venu Abdelhamid Benzine. Alger républicain, auparavant, même s’il avait des positions ouvertes, n’était pas un journal qui comprenait ou qui exposait le fond même de la question coloniale. Ainsi, pour Albert Camus, les Algériens devaient avoir les mêmes droits que les Français, mais il ne disait pas que les Algériens n’étaient pas des Français, et ils avaient le droit d’être maîtres de leur pays, avec leur République, leur drapeau. Il ne parlait pas du passé prestigieux de la civilisation arabe. Pour Albert Camus, l’Algérie avait commencé en 1830. Même quand il parlait du passé de l’Algérie, il parlait des ruines de Tipaza, ou de celles de Cherchell, mais entre les ruines de Tipaza et le débarquement à Sidi Ferruch, c’était comme s’il n’y avait rien eu.

A partir de 1950, Alger républicain est devenu un vrai journal algérien, avec le souci de ne pas se couper de la population européenne, qui pouvait être amenée à comprendre que l’intérêt des Européens qui n’étaient pas des colonialistes, et de leurs enfants, s’ils voulaient rester en Algérie, c’était de se joindre aux Algériens exploités, et dans la lutte même pour une autre Algérie, de revendiquer leur appartenance à l’Algérie. C’est ce que nous avons défendu. Et ce n’est pas par hasard que les colonialistes appelaient Alger républicain le « journal des Arabes », ou « le petit mendiant », parce qu’il y avait toujours une souscription qui était dans l’air. Pendant toute cette période, le journal a été en butte à toutes sortes de provocations, de difficultés légales, de persécutions policières, d’arrestations des membres de sa rédaction, de saisies continuelles, et surtout de difficultés financières. Il est évident que les grosses firmes ne donnaient pas leur publicité à Alger républicain. On était obligés de demander à ceux qui travaillaient au journal un esprit militant. Il n’y avait pas d’horaires de travail, pas de vacances, les salaires étaient ridicules quand ils étaient payés. Répondait à cela une fantastique solidarité des lecteurs algériens. Il y avait les syndicats organisés qui apportaient des contributions, il y avait les simples gens . Quand il y avait une souscription et qu’on disait : « Il faut absolument qu’on obtienne de l’argent, sans cela on est étranglés », il aurait fallu prendre des photos des gens qui faisaient la queue devant la caisse, avec des ouvriers, des dockers, des femmes qui apportaient des bijoux...

Cet amour des Algériens pour ce journal venait du fait qu’ils savaient que le journal ne leur racontait pas des histoires. Ils apprenaient que Khalfa avait été condamné à deux ans de prison parce qu’il avait dénoncé la destruction d’un village, Sidi Ali Bounab, par les gendarmes qui avaient frappé les habitants, obligé un vieillard à danser nu devant les villageois rassemblés, pour les humilier. Moi-même, avant ma détention durant la guerre, j’avais été arrêté avec deux amis, dont l’un, le plus jeune journaliste d’Alger républicain, avait 17 ans, Il s’appelait Abdelkader Choukhal, il est mort au maquis. C’était un excellent enquêteur, malgré les fautes d’orthographe qu’il pouvait faire. Les jours de saisie, on voulait que quelques exemplaires du journal sortent afin qu’ils puissent être lus par les responsables des organisations politiques, des syndicats, en Algérie et en France. On s’arrangeait pour que les journaux sortent de l’imprimerie. Les policiers n’ont jamais su comment on faisait. On avait un comptable qui avait une jambe de bois. A l’époque, les prothèses n’étaient pas aussi perfectionnées que maintenant. C’était un simple pilon qui s’accrochait avec des lanières autour de la cuisse. Entre la cuisse et le pilon il y avait un espace. Notre collègue mettait trois ou quatre journaux bien pliés et il sortait. Il faisait ainsi plusieurs aller-retour. Les policiers qui surveillaient la sortie ne voyaient rien. J’ai été arrêté, à cette époque, et condamné à trois mois de prison pour « rébellion et coups à agents de force de l’ordre », c’était en juin 1955. Le journal a été interdit trois mois après. Je suis sorti de prison en juillet, pour y retourner pour longtemps en juin 1957.

Notre attitude vis-à-vis du 1er novembre
Comment le 1er Novembre a été ressenti à Alger républicain ? L’engagement du journal et de moi-même dans la lutte du peuple algérien. A la suite du 1er Novembre, les choses devenaient de plus en plus dures : saisies, arrestations. Il y avait quelque chose dans l’air, mais nous ne savions pas, au journal, que l’insurrection allait durer, et qu’elle en était précisément l’origine. Contrairement à l’idée qu’ont les personnes qui n’ont pas vécu cette période, et qui ont une idée un peu rapide de ce qui s’est passé, il n’y a pas eu un embrasement général tout de suite. Cela a commencé dans l’Aurès, puis cela s’est peu à peu étendu. Une analyse très aigue de ce qui se passait n’était pas possible alors. Des gens comme nous se réjouissaient, naturellement, mais on ne savait pas jusqu’où cela allait aller. Par conséquent, on pensait que c’était une action qui commençait, et qui allait faire pression sur le gouvernement français qui venait de sortir de la guerre du Vietnam, pour discuter sérieusement de la situation en Algérie, et en finir avec la position française qui consistait à dire, de la droite à la gauche, que l’Algérie, c’est « l’Algérie française ».

Les communistes algériens étaient à l’écoute de ce qui se passait dans l’Aurès. Le mot d’ordre du parti était : partout où il y a un mouvement de masse qui se dessine, il faut le rejoindre. Le FLN exigeait la dissolution du parti et sa jonction avec le FLN. Des discussions ont eu lieu entre les responsables du parti communiste algérien, Bachir Hadj Ali et Saddek Hadjerès, et du côté du FLN, Abane Ramdane et Youcef Benkhedda. Les « accords FLN - PCA » du 1er juillet 1956 ont d’ailleurs fait l’objet d’un livre, lesquels précisaient que le PCA demandait l’intégration des groupes armés communistes dans les rangs de l’ALN. Quand il y a eu l’insurrection, le titre d’Alger républicain était : « Attentats à travers l’Algérie ». L’ensemble des articles montrait de quel côté allait notre cœur. Nous avions un problème de vocabulaire. Comment appeler ces gens qui se battent : « Moudjahidine », interdit. « Djounoud », interdit. Encore moins « les combattants de la libération ». « Fellaghas », c’était négatif à l’époque. On les appelait : « Des hommes armés ». Au début novembre, un maquisard avait pris contact avec nous. On avait délégué Benzine. On avait convenu qu’il nous donnerait des informations. On attendait la suite. La suite est venue rapidement, les saisies se sont multipliées jusqu’à l’interdiction du journal. Notre imprimerie de labeur, située à Bab El Oued, éditait les journaux du MTLD. Elle était extrêmement surveillée par les policiers, mais on avait quelques combines pour contourner cette surveillance. Quand il y avait une saisie, les enfants qui distribuaient Alger républicain - des petits cireurs - en vendaient souvent plus qu’à l’ordinaire. La police a interdit le parti communiste, ajoutant « et les organisations qui en dépendaient ». D’après la loi, il aurait fallu une interdiction du journal notifiée et qui énumérait les organisations annexes. Alger républicain n’y figurait pas. Il a tout de même été interdit. Or, Alger républicain n’était pas un journal communiste, même s’il y avait en grand nombre des journalistes communistes. Les ultras colonialistes ont mis une bombe dans l’immeuble. J’y étais, j’ai été blessé. C’était un avertissement. L’imprimerie de Bab El Oued a été également visée. On a continué à travailler là-bas, il y a eu une deuxième bombe, puis une troisième qui l’a complètement détruite. Je suis entré en clandestinité en juin 1956, après la dernière bombe à l’imprimerie. J’ai été arrêté en juillet 1957.

Le passé est passé, mais il faut en tirer les enseignements
Après l’indépendance, la reparution d’Alger républicain a été extrêmement compliquée, du fait de la volonté hégémonique de la direction du FLN qui, dès le début, n’a toléré que difficilement l’existence d’Alger républicain. Le fait que nous dénoncions vigoureusement la corruption et les passe-droits ne plaisait pas à tout le monde. Lorsque je me suis évadé de prison, la première chose que j’ai faite tout en ne cachant jamais que j’étais communiste, et que je le demeurais, j’ai voulu me rendre à Tunis où était le siège du GPRA. Cela ne les a pas enthousiasmés. L’opposition à la reparution d’Alger républicain m’avait été signalée dès ce moment-là. Après l’indépendance, il y avait cette idée qu’en Algérie il y aurait un parti unique, et que, par conséquent, toute la presse devait lui être soumise. L’attitude étroite de certains dirigeants du FLN, s’est manifestée à l’égard de ce que l’Algérie pouvait être avec diverses cultures, mêmes minoritaires, et des populations qui n’étaient pas forcément de religion musulmane. Je savais qu’il y aurait des difficultés qui gêneraient l’application de ce à quoi officiellement l’Algérie s’était engagée. Ce n’est pas seulement vis-à-vis de l’avenir, en général, de l’orientation de l’Algérie, mais aussi à l’égard de la présence d’Européens anticolonialistes. Des gens qui avaient été en prison, des gens qui avaient été torturés, des juifs qui étaient Algériens depuis des générations qui avaient pris tous les risques. Quand ils demandaient la nationalité algérienne on ne la leur donnait pas. Je n’étais pas étonné, mais je me disais que la lutte continuait et que toutes ces idées retardataires seraient balayées. C’était la même chose à propos de la condition statutaire des femmes. Les gens qui pensaient comme moi n’étions pas déçus, mais peinés de voir que les choses n’allaient pas aussi vite que nous voulions, mais on gardait l’idée que les choses évolueraient dans le bon sens. C’était une période où il y avait beaucoup d’illusions sur le fait que l’Algérie allait de l’avant. C’était la Cuba de l’Afrique. Le coup d’Etat a mis les choses à nu. L’Algérie n’était pas ce qu’on disait. Le passé est passé, Eli fat mat, mais il ne faut pas l’oublier. Il faut en tirer les enseignements.

Par Bouzeghrane Nadjia, El Watan