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L’exploration de Titan pose de nouvelles énigmes

dimanche 1er mai 2005, par nassim

Les scientifiques connaissent bien ce délicieux supplice. Plus leurs observations les rapprochent de l’objet étudié, plus celui-ci les nargue de sa complexité. Les astronomes qui explorent Titan sont actuellement en proie à ces tourments.

Plus de trois mois après la percée réussie par la sonde Huygens,

Photo en infrarouge de Titan.

complétée par cinq survols rapprochés de la surface par l’orbiteur Cassini, la vision de la plus grosse lune de Saturne a radicalement évolué (Le Monde du 19 janvier). Les instruments ont dépouillé Titan de ses voiles, ces couches d’atmosphère orangées qui la dérobaient aux yeux humains. Mais cette plongée du regard a surtout révélé de nouveaux mystères. "Nous ressemblons à des paysans du Moyen-Age à qui l’on montrerait des photos du Grand Canyon du Colorado ou des lagons de Polynésie, résume André Brahic (CEA-Saclay/Paris-VII), de l’équipe de l’imageur de Cassini. Rien, dans ces paysages, ne ressemble à ce que nous connaissons. Il faudra beaucoup de temps pour les comprendre."Entre découvreurs de Titan, l’euphorie du succès de Huygens a donc laissé place à la stimulation des échanges d’idées et des débats d’interprétations.

LES BIZARRERIES DE HUYGENS

En milieu hostile, le premier réflexe est de se raccrocher à ce que l’on connaît : la sonde elle-même, qui a "survécu" trois heures et quart après son impact sur la surface glacée de Titan, le 14 janvier. Les scientifiques ont ausculté ses réactions, mais même leur propre engin les confronte à des phénomènes qu’ils peinent à expliquer.

Au cours de sa descente, la sonde de l’Agence spatiale européenne (ESA) s’est mise à tourner sur elle-même dans le sens inverse à la rotation qui avait été planifiée. Aucune cause mécanique ne semble pouvoir expliquer ce fait. Dans sa chute, après avoir enregistré de forts vents (450 kilomètres/heure), Huygens a traversé, entre 80 et 60 kilomètres d’altitude, une étonnante zone de calme plat, coïncidant avec une nette remontée des températures, qui suscite la perplexité des chercheurs. La sonde a ensuite été de nouveau ballottée, jusqu’à son contact avec la surface où elle semble avoir rebondi avant de se stabiliser, en position légèrement inclinée.

Une équipe britannique a tiré de ses simulations la conviction que l’engin a pu tomber sur l’un de ces galets de glace d’eau visibles sur les photos du site d’arrivée, avant de glisser sur le sol proprement dit. Les appareils d’analyse chimique de Huygens ont alors noté une vaporisation immédiate de méthane qui s’est poursuivie durant toute la période d’activité de la sonde. Le bouclier thermique de l’engin, échauffé par la traversée de l’atmosphère, a sans doute transformé en gaz cet hydrocarbure qui semble imbiber le sol. Seul capable de demeurer liquide à la température glaciale (­ 180 oC) qui règne sur Titan, le méthane voit sa densité augmenter parmi les éléments de la basse atmosphère, jusqu’à atteindre 5 % au niveau de la surface.

PLEUT-IL DU MÉTHANE ?

Pour expliquer les contrastes entre surfaces claires et sombres, visibles sur les premières images prises par Huygens, certains astronomes ont eu recours, dans le feu de l’action, à des métaphores aquatiques. Les masses foncées pouvaient être des lacs de méthane, bordées par des zones littorales parcourues de rivières. Trois mois plus tard, tout le monde semble revenu à l’orthodoxie des premières observations, en altitude, de la sonde Cassini. Rien ne laisse soupçonner une quelconque étendue liquide à la surface de Titan. En revanche, de nombreuses traces subsistent de ce qui pourrait faire penser à des écoulements. "Les zones claires correspondent aux reliefs de Titan, qui peuvent s’élever jusqu’à 100 mètres. Elles paraissent avoir été lessivées par un liquide qui se serait ensuite écoulé, par un réseau très ramifié, vers des lacs aujourd’hui asséchés, avance Bruno Bézard (CNRS, Observatoire de Meudon), coresponsable de l’imageur de Huygens. Dans ces zones, les éléments sombres évoquent des alluvions qui auraient été entassées là par le méthane liquide. Cela pourrait être ces particules qui tombent en permanence de l’atmosphère comme de la suie."

Pour que ce scénario d’un lessivage fonctionne, il paraît indispensable qu’il y ait eu des précipitations. Or ni Huygens ni Cassini n’en ont aperçu. Venu faire le bilan de ses découvertes, avec les équipes de Huygens, le 8 avril à la Cité des sciences, Jean-Pierre Lebreton, le responsable de la mission, avait prudemment transformé en interrogation le titre triomphal de la soirée : "Il pleut du méthane sur Titan !" Pour l’heure, les seuls nuages visibles, qui se distinguent du brouillard ambiant, stationnent sur le pôle Sud. Une saison durant sept ans sur Titan, seuls les survols répétés par Cassini prévus durant quatre années esquisseront une météorologie de la lune. "Je ne crois pas que les dernières pluies remontent à des millions d’années, affirme Bruno Bézard. Ni qu’il en faille forcément des grosses quantités."

UN CRYOVOLCANISME ?

L’absence d’étendue de méthane liquide soulève une autre énigme. Cet hydrocarbure a en effet la particularité d’être détruit très rapidement ­ vingt mille ans ­ par les rayons du Soleil. Ses quantités importantes sur Titan ne s’expliquent donc que par un renouvellement permanent des éléments décomposés.

Où peut donc être stocké tout ce méthane ? Dans le sous-sol, a répondu, avant même que Huygens n’arrive sur Titan, une équipe du Laboratoire de planétologie et de géodynamique de Nantes (LPGN, CNRS/université de Nantes), dans la revue Icarus. Les modèles déduits de la gravité de Titan prédisent en effet l’existence d’un océan d’eau souterrain. A la surface de ce liquide, des glaces ont pu emprisonner le méthane qui, par lent réchauffement, se libère.

Comment se fraye-t-il un chemin jusqu’à la surface ? Les caractéristiques de certains canaux rectilignes aperçus par Huygens laissent envisager des résurgences de méthane et de glace. Mais, surtout, les premières observations dans l’infrarouge par Cassini commencent à conforter l’hypothèse d’une activité cryovolcanique, où la lave serait remplacée par de la glace d’eau, à la surface de la planète.

A l’assemblée générale européenne des géosciences, lundi 25 avril à Vienne (Autriche), Christophe Sotin, directeur du LPGN, et son équipe chargée du spectromètre infrarouge VIMS, embarqué sur Cassini, ont confirmé la découverte, dès le survol du 26 octobre, d’un dôme d’une trentaine de kilomètres de diamètre. Leur travail, bientôt publié par Nature, interprète cette structure en forme de coquille d’escargot comme un volcan qui relâcherait du méthane issu du sous-sol et de l’eau, immédiatement gelée à la surface de Titan. La détection par Huygens d’un autre gaz dans l’atmosphère, l’argon 40, connu pour être le produit d’une décomposition souterraine, renforce la crédibilité de ce processus d’éruptions de glace et de gaz.

Ce cryovolcanisme dissipera-t-il deux mystères de la lune de Saturne : la provenance du méthane mais aussi l’aspect étonnamment juvénile de la surface de Titan, très peu marquée par les cratères d’impact des météorites ? Comme si une activité incessante rectifiait en permanence un portrait que les hommes peinent à déchiffrer.

Par Jérôme Fenoglio, lemonde.fr