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La liberté culturelle dans un monde diversifié (II)

vendredi 20 août 2004, par Hassiba

Les individus ont une identité citoyenne (par exemple être français), sexuelle (être une femme), radicale (être d’origine ouest-africaine), linguistique (parler couramment le thaï, le chinois et l’anglais), politique (avoir des opinions de gauche) et religieuse (être bouddhiste).

L’identité comporte également une part de choix au sein de ces affiliations, les individus peuvent choisir quelle priorité donner à une affiliation plutôt qu’à une autre dans différents contextes. Les Mexico-Américains pourront soutenir l’équipe de foot mexicaine mais servir dans l’armée américaine. De nombreux Blancs d’Afrique du Sud ont choisi de combattre l’apartheid en tant que Sud-Africains. Les sociologues nous disent que les individus ont des frontières identitaires qui séparent le « nous » du « eux » mais celles-ci changent et se brouillent afin d’incorporer de plus grands groupes de personnes.

La « construction de la nation » a été un objectif dominant du XXe siècle et la plupart des Etats ont cherché à bâtir des pays culturellement homogènes, aux identités particulières. Ils ont parfois réussi, mais au prix de répressions et de persécution. Si l’histoire du XXe siècle nous a enseigné quelque chose, c’est bien que les tentatives d’exterminer les groupes culturels tout comme le souhait de les voir disparaître ne font que susciter une résistance obstinée. Au contraire, la reconnaissance des identités culturelles a apaisé des tensions interminables.
Ainsi, pour des raisons à la fois pratiques et morales, il est préférable de composer avec les groupes culturels que d’essayer de les éliminer ou de prétendre qu’ils n’existent pas.

Les pays ne sont pas obligés de choisir entre l’unité nationale et la diversité culturelle. Des enquêtes montrent qu’elles peuvent coexister et le font souvent. Lorsque l’on a interrogé les citoyens en Belgique, ils ont répondu dans une proportion écrasante qu’ils se sentaient à la fois belges et flamands ou wallons et en Espagne qu’ils se sentaient espagnols autant que catalans ou basques.
Ces pays et d’autres ont fait de gros efforts pour prendre en compte les diverses cultures.

Ils ont également beaucoup œuvré à forger l’unité en encourageant le respect des identités et la confiance dans les institutions de l’Etat. Les états sont testés debout. Les immigrés ne doivent pas nécessairement renoncer aux liens avec leurs familles dans leur pays d’origine lorsqu’ils développent des loyautés envers leurs nouveaux pays. Les craintes selon lesquelles la « non-assimilation » des immigrés fragmenterait le pays sont infondées. L’assimilation sans liberté de choix n’est plus un modèle d’intégration viable, ou nécessaire.
Il n’y a pas à chercher de compromis entre diversité et unité étatique. Les politiques multiculturelles sont une façon de bâtir des Etats divers et unis.

Mythe 2 : les groupes ethniques sont enclins à entrer violemment en conflit entre eux sur des valeurs incompatibles, il faut donc trouver un compromis entre respect de la diversité et maintien de la paix.
Non, il y a très peu de preuves empiriques montrant que les différences culturelles et les conflits de valeurs constituent en soi une cause de conflit violent. Il est vrai notamment que depuis la fin de la Guerre froide, il y a eu moins de conflits violents entre Etats qu’en leur sein, entre groupes ethniques. Mais pour ce qui est de leurs causes, un large consensus existe dans les récentes recherches des spécialistes, sur le fait que les différences culturelles ne sont pas en soi un facteur significatif. Certains soutiennent même que la diversité culturelle réduit le risque de conflit en rendant la mobilisation d’un groupe plus difficile.
Des études proposent plusieurs explications à ces guerres et inégalités économiques entre les groupes, de même que les luttes pour le pouvoir politique, les terres et d’autres atouts économiques. A Fidji, les populations autochtones fidjiennes ont initié un coup d’Etat contre le gouvernement dominé par les Indiens parce qu’elles craignent que leurs terres soient confisquées. Au Sri Lanka, la majorité tamoule a eu accès à davantage de ressources économiques, déclenchant ainsi des décennies d’affrontements civils. Au Burndi et au Rwanda, à divers moments, les Tutsis et Hutus ont été chacun exclus des opportunités économiques et de la participation politique.
L’identité culturelle joue bien un rôle dans ces conflits, non pas comme une cause mais comme une force de mobilisation politique.

Les dirigeants invoquent une identité unique, ses symboles et son histoire de doléances pour « rallier les troupes ». Et un manque de reconnaissance culturelle peut déclencher une mobilisation violente. Les inégalités sous-jacentes en Afrique du Sud ont été à l’origine des émeutes de Soweto en 1976, mais celles-ci ont été déclenchées par les tentatives d’imposer l’afrikaans dans les écoles noires.
Alors que la coexistence de groupes culturellement distincts n’est pas en soi une cause de conflits violents, il est dangereux de laisser les inégalités économiques et politiques s’aggraver entre ces groupes ou de supprimer les différences culturelles, parce que les groupes culturels sont aisément mobilisés pour protester contre ces disparités considérées comme une injustice.
Il n’y a pas de moyen terme entre la paix et le respect de la diversité mais les revendications identitaires doivent être gérées pour éviter de verser dans la violence.

Mythe 3 : la liberté culturelle nécessite de protéger les pratiques traditionnelles, il pourrait donc falloir trouver un compromis entre la reconnaissance de la diversité culturelle et les autres priorités du développement humain comme les avancées du développement, de la démocratie et des droits de l’Homme.
Non, la liberté culturelle vise à élargir les choix individuels et non à préserver des valeurs et des pratiques en tant que fin en soi en faisant allégeance aveugle à la tradition.

La culture n’est pas un ensemble figé de valeurs et de pratiques. Elle est constamment recréée au fur et à mesure que les individus remettent en question, adaptent et redéfinissent leurs valeurs et leurs pratiques en fonction des réalités changeantes et des échanges d’idées.
Certains soutiennent que le multiculturalisme est une politique de conservation des cultures, voire de pratiques qui violent les droits de l’Homme et que les mouvements en faveur de la reconnaissance culturelle ne sont pas régis de façon démocratique. Mais ni la liberté culturelle ni le respect de la diversité ne devraient être confondus avec la défense de la tradition.

La liberté culturelle est la faculté donnée aux individus de vivre et d’être ce qu’ils choisissent, en ayant réellement la possibilité de considérer d’autres options.
« Culture », « traditions », et « authenticité » ne sont pas synonymes de « liberté culturelle ». Elles ne peuvent servir d’alibi à des pratiques qui privent les individus de l’égalité des chances et violent les droits de l’Homme, comme priver les femmes des mêmes droits à l’instruction.
Il est possible que les groupes d’intérêts dirigés par des leaders autoproclamés ne représentent pas toujours les opinions de l’ensemble de leurs membres. Il n’est pas rare que des groupes soient dominés par des individus qui ont intérêt à maintenir le statu quo au nom de la « tradition » et qui peuvent agir comme gardiens du traditionnalisme pour geler leurs cultures. Ceux qui demandent la conciliation culturelle devraient également respecter les principes démocratiques et les objectifs relatifs à la liberté humaine et aux droits de l’Homme.

Les populations sami en Finlande sont un bon modèle : elles bénéficient de l’autonomie via un Parlement qui est doté de structures démocratiques et suit les les procédures démocratiques mais qui fait partie de l’Etat finlandais. Il n’est pas nécessaire de faire un quelconque compromis entre le respect de la différence culturelle et les droits de l’Homme et le développement. Mais le processus de développement implique la participation active des individus à la lutte pour les droits de l’Homme et la mutation des valeurs.

Mythe 4 : les pays ethniquement divers sont moins aptes à se développer, il y a donc un compromis à établir entre le respect de la diversité et la promotion du développement.

Non il n’existe aucune preuve d’une relation claire, positive ou négative entre la diversité culturelle et le développement.

Certains soutiennent cependant que la diversité a été un obstacle au développement. Mais bien qu’il soit indéniable que dans de nombreuses sociétés, la diversité explique en partie la faible performance économique en Afrique. Mais c’est parce que les décisions politiques sont prises en fonction des intérêts ethniques plutôt que nationaux et non à cause de la diversité elle-même. Tout comme il existe des pays multiethniques qui ont stagné, il en existe d’autres qui ont spectaculairement réussi. La Malaisie, avec 62% de Malais et autres groupes autochtones, 30% de Chinois et 8% d’Indiens, a enregistré la dixième croissance économique la plus rapide entre 1970 et 1990, années pendant lesquelles elle a aussi mis en œuvre des politiques de discrimination positive. L’île Maurice est classée au 64e rang de l’Indicateur du développement humain, le plus haut de l’Afrique subsaharienne. Sa population est diverse, composée d’Africains, d’Indiens, de Chinois et d’Européens d’origine, avec 50% d’Hindous, 30% de chrétiens et 17% de musulmans.

Mythe 5 : certaines cultures sont plus susceptibles que d’autres de se développer, et les valeurs démocratiques sont inhérentes à certaines cultures alors que ce n’est pas le cas pour d’autres. Il faut donc trouver un compromis entre la prise en compte de certaines cultures et la promotion du développement et de la démocratie.
Là encore, non. L’analyse statistique ou les études historiques n’ont pas prouvé l’existence d’une relation de cause à effet entre la culture et le progrès économique ou la démocratie.

Le déterminisme culturel - l’idée que la culture d’un groupe explique la performance économique et l’avancée (de la démocratie - entendu comme un obstacle ou bien un tremplin, est très attrayant intuitivement. Mais ces théories ne sont pas confirmées par l’analyse éconornétrique ou l’histoire. De nombreuses théories du déterminisme culturel ont été avancées, en commençant par l’explication de MaxWeber sur l’éthique protestante comme facteur clé de la croissance réalisée des économies capitalistes. Convaincus dès lors qu’il s’agit d’expliquer le passé, ces théories se sont révélées fausses à plusieurs reprises pour prédire le futur. (A suivre)

Résumé du rapport mondial sur le
développement humain 2004, La Nouvelle République