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Les frères ennemis, un conte kabyle

dimanche 27 mars 2005, par Stanislas

Amachou rebbi ats iselhou ats ighzif anechth ousarou. (Que je vous conte une histoire. Dieu fasse qu’elle soit belle, longue et se déroule comme un long fil).

Dans une même famille, il y a des bons et des mauvais, c’est l’histoire de ces deux catégories que nous allons vous raconter à travers ce conte du terroir.
Jadis, il y avait un orphelin que le sort n’a pas gâté. Ayant perdu ses parents très tôt, il est ballotté entre les membres de sa famille qui l’ont adopté à contre-cœur. Il est brimé, insulté, méprisé et soumis à une vie d’enfer. Il est de toutes les corvées. Rien ne lui est épargné. Il est aux champs du lever au coucher du soleil. C’est à l’âge de 12 ans qu’il s’affranchit du joug familial.

Il prend son courage à deux mains et quitte ses parents adoptifs vers de nouveaux horizons. Il aide les gens dans les travaux des champs ou autres. L’argent qu’on lui remet si infime soit-il est thésaurisé. En atteignant l’âge de 20 ans, grâce à ses économies forcées, il se construit une maison en dur, se marie et s’achète des parcelles de terre. Quelques années plus tard, il est père de trois garçons. Du matin au soir, il trime dans les champs en compagnie de son épouse.

Les enfants grandissent. Ils sont maintenant adultes. Ils veut les marier mais avant de réaliser ce généreux projet, sa femme meurt. Et, comme un malheur n’arrive jamais seul, il contracte une étrange maladie qui le décharne de jour en jour. Voyant la fin de leur père avancer à grands pas, ses deux fils aînés, animés d’un égoïsme exacerbé, se concertent avec le cadet afin de partager les biens de leur père encore vivant.

Le cadet n’est pas content de l’initiative de ses deux frères. Pour éviter une querelle, qui pourrait lui être fatale, il leur cède tout. A ses yeux aucun bien ne vaut son père.

Tant qu’il est en vie il s’en occupera, advienne que pourra !

C’est ainsi qu’un matin, il quitte la maison où il est né et les terres qu’il a travaillées vers des horizons incertains. Mais vaut mieux cela, qu’une animosité déclarée. On sait comment elle commence mais jamais comme elle finit. Le cadet n’a qu’un seul souci en tête, comment guérir son père.

Il le transporte sur son dos (itsbibith) et va de hameau en hameau (si thadrath ar thardarth) demandant la charité aux gens. Il demande aussi, s’il y a un remède efficace contre la maladie de son père. Un jour, quelqu’un lui apprend que seul "amghar azemni" (le vieux sage) est capable de guérir son père. Il s’y rend. "Amghar azemni" lui conseille des herbes médicinales à broyer et à faire avaler au malade.

Miracle ! Au bout de quelques jours, le vieil homme malade se met à s’alimenter normalement, puis à reprendre des forces et des rougeurs. Complètement guéri, le père qui ignorait tout de ce qui a été décidé derrière son dos, veut retourner chez lui pour reprendre en main ses biens. Pour éviter des problèmes, le cadet lui dit que cela ne sert à rien d’y retourner. Il va s’occuper de lui jusqu’à la fin de sa vie. S’ils sont dans cette contrée, c’est leur destin qui l’a voulu. Et on n’y peut rien contre le destin. En vérité, le cadet ne voulait pas que son père rentre en conflit avec ses frères et soit chagriné par leur comportement égoïste.

Les pérégrinations du fils et du père les amènent dans une ville à forte densité humaine. C’était la capitale du pays. De ses mains, le cadet se construit une modeste habitation. Il laisse son père d’un âge avancé maintenant à la maison, et va gagner sa vie en travaillant. Les premiers temps, il fait tous les travaux qu’on lui demande de faire. Pourvu qu’à la fin de la journée il puisse ramener de quoi manger à son père.

Petit à petit, un négociant le remarque et le prend à son service. Bientôt il gagne bien sa vie et se permet même de faire la charité aux mendiants qui viennent le solliciter. Son patron est intrigué, il le surveille pour voir s’il ne donne pas l’aumône de ce qui lui appartient. Il se rend compte que l’homme qu’il a pris à son service est d’une grande honnêteté. Il le prend plusieurs fois en aparté pour lui dire que c’est ainsi qu’agissent les niais, et que s’il veut appartenir à cette catégorie il n’a qu’à continuer. Le cadet le remercie pour son conseil avisé mais continue à partager ce qu’il gagne avec les nécessiteux.

Le soir, il rentre chez lui et donne à manger à son père de la viande tendre, hachée en menus morceaux, pour qu’il puisse l’avaler sans mâcher, car il était devenu édenté. Les années passent. Le père devenu très vieux, dit à son fils une nuit :
 La mort va bientôt me happer, mais avant que ce moment n’arrive, je voudrai que tu te maries et que je puisse prendre dans mes bras mes petits-enfants !
 C’est Dieu qui décide de ça ! Le jour où il le décidera, le mariage se fera !

Le fils voudrait bien faire plaisir à son père mais, pour le moment, il ne peut pas.Le mariage coûte les yeux de la tête. Ce qu’il a gagné il l’a donné aux pauvres. Il est sans le sou.

Pour le remercier de son dévouement son père lui prend la tête, la caresse et lui dit :
 Ak’ ifk rebbi thamet’t’outh Ih’ar zen, ifahmen, its quadaren
 Ak’yar nou Id’rimen, d’imoqranen, isendiaq tchouren
(Que Dieu te donne une femme économe, intelligente, respectueuse et de l’argent à profusion !)

Le père vécut jusqu’à un âge très avancé et un jour il tire sa révérence. Le cadet est éploré, il pleure la mort de son père. Il reprend son travail chez le négociant et reprend ses habitudes et dilapide son argent. Le négociant parle de son employé à tous les clients qu’il connaît. Colporté de bouche à oreille, l’étrange comportement de l’homme arrive au palais. Le roi en fut informé. Intrigué, il convoque l’homme. Il l’invite à lui raconter sa vie. Le cadet s’exécute sans omettre aucun détail. Son histoire émeut le roi. Il le prend en sympathie et contre toute attente, il lui propose en mariage sa fille. Le mariage dure sept jours et sept nuits.

Le cadet vit au palais depuis quelques mois, plusieurs fois par jour, il dit à haute voix :
 Yioun (un), Sin (deux)
Les premiers temps, sa femme ne lui dit rien. Mais un jour, elle lui dit :
 D’achou n-el maâna
N yioun sin
Ith qar edh akka ?
(Que veulent dire ces chiffres que tu prononces tout le temps ?) Le cadet lui sourit, mais se tait.

Elle a beau lui demander des explications, il refuse de lui dire quoi que ce soit. Un jour, elle dit à son père le roi :
 Mon mari me cache quelque chose, s’il continue, il va me rendre jalouse. Il dit toujours yioun sin (un, deux). je ne sais pas ce qu’il vise. (yioun) un, c’est peut-être moi, et sin (deux) c’est peut être ma rivale ! Je veux que tu l’appelles et que tu l’obliges à te dévoiler la clef de l’énigme”. Le roi n’est pas content si cela s’avère juste, il va sévir contre le cadet qu’il a mis sous sa protection, et voilà comment il le remercie ! Aussitôt après l’entrevue, il est convoqué chez le roi qui lui dit à brûle-pourpoint :
 Tu vas m’expliquer sur le champ ce que veulent dire yioun (un) sin (deux que tu prononces tout le temps !
Normalement entre mari et femme il n’y a pas de secrets. Je ne comprends pas ton attitude. Si tu caches quelque chose, dis-le moi, ma fille est intriguée autant que moi. Tu refuses de donner des explications à ta femme, mais tu vas les donner à moi et tout de suite !
 Ne te mets pas en colère, noble roi ! Si je ne lui ai rien dit, c’était pour aiguiser sa curiosité et tester si elle a de l’intérêt pour moi ! Le secret j’allais le lui dévoiler de toute
façon !
 Quel est donc ce secret ? parle !
 Yioun (un) correspond à mon premier vœu à atteindre, et je l’ai atteint en épousant votre fille ! Elle a toutes les qualités requises, c’est ce que m’a souhaité mon père avant de mourir. Grâce à Dieu et vous, je suis comblé !

"Daâouath n-l-lkhir B-ava lah’qentiyid akken ig mena !" Ces bénédictions se sont réalisées toutes les deux. C’est pour cela que je disais tout le temps yioun (un) sin (deux). Sin (deux) veut dire aussi que les vœux et les bénédictions de mon défunt père ont été exaucées car en me faisant votre gendre vous faites de moi un homme riche. Le roi éclate de rire. Il appelle sa fille et lève tous les malentendus. Quelques années plus tard, avant de mourir de vieillesse le roi, qui n’avait pas d’héritier, le désigne solennellement en tant que successeur.

A la mort du roi, il prend les rênes du pays et gouverne avec sagesse et équité. Une fois par semaine, il donne à manger sur la place publique du couscous avec viande à tous les miséreux. Il veille lui-même à la distribution monté sur son cheval immaculé. Il ne rentre au palais que quand tout le monde a mangé.

Un jour, il remarque deux individus en guenilles et le teint émacié, qui mangent comme des ogres. Il se rapproche d’eux et remarque avec étonnement que les deux hommes affamés n’étaient autre que ses frères aînés. Il les convoque au palais et leur demande de lui raconter leur histoire. Il les écoute attentivement. Ses frères racontent leur vie sans omettre aucun détail et concluent qu’ils ont mal agi, vis-à-vis de leur père et de leur frère cadet. Leur vœu le plus cher et de retrouver leur père et leur frère s’ils sont encore en vie. S’ils les trouvent ils leur demanderont pardon. Leur égoïsme les a poussés à mépriser leur père et leur frère. Ils se repentent aujourd’hui.

Leur frère cadet est ému, bien que devenu roi, il verse des larmes qui étonnent les deux frères, mais n’osent rien lui dire. Il essuie ses larmes et leur dit :
 Je suis votre frère cadet !
Ils se lèvent ahuris et se prosternent devant lui.
 Fais de nous ce que tu veux, frère, nous méritons un châtiment exemplaire ! Mais dis-nous, où est notre père ?
 Notre père est mort il y a à peine deux ans !
 Nous aurions aimé le voir !
 Il est trop tard, mes frères !

Penauds les deux frères ne savent plus où se mettre,. Ils ont manqué de discernement et les voilà devenus des mendiants. Magnanime, leur frère cadet leur pardonne leur errement et les garde au palais où il les marie.
"Our kefount eth’houdjay i nou our kefoun ird’en tsemz’ine. As m-elâid’ ametch ak’soum ts h’em’zine ama ng’a thiouanz’iz’ine." (Mes contes ne se terminent, comme ne se terminent le blé et l’orge. Le jour de l’aïd, nous mangerons de la viande avec des pâtes, jusqu’à avoir des pommettes rouges et saillantes).

Par Benrejdal Lounes, depechedekabylie.com