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Les nazis n’ont pas déporté les Noirs, par Joël Kotek, Tal Bruttmann et Odile Morisseau

dimanche 20 mars 2005, par Hassiba

Etonnant ouvrage que Noirs dans les camps nazis. Dans la déferlante qui a accompagné les commémorations, celui-ci se détache singulièrement par le large écho qu’il a reçu.

Or, dépourvu d’introduction et de conclusion, on ignore à la fois quel est le point de départ de l’auteur et les leçons de ses recherches. Il faudrait donc s’en référer au titre pour en connaître l’objet. Mais des Noirs dans les camps nazis, il n’est que peu question. Moins du tiers de l’ouvrage aborde cette question ; la majeure partie est consacrée à tout autre chose (génocide des Hereros, crimes coloniaux, violence nazie). Et parmi les points portants sur les camps, peu de chose, en fait.

Ainsi, le chapitre consacré au "kapo noir" d’Auschwitz compte cinq pages, dont une seule a trait à cet homme. Pour le reste, il s’agit de rappel de généralités sur le fonctionnement du camp et la révolte du Sonderkommando, transformé en "réseau de résistance". Et lorsque l’on regarde l’origine de ce témoignage, on s’aperçoit qu’il s’agit d’un fils de rescapé d’Auschwitz ayant rapporté les souvenirs de son père. Or le passage est rédigé à la première personne, laissant supposer qu’il s’agit d’un témoignage direct.

La méthode est bien peu historienne, et l’ensemble bâti sur ce modèle : des faits parfois sans rapport, accolés et largement délayés, un tissu d’anecdotes, voire de rumeurs, glanées ici et là, sans souci scientifique : pas la moindre statistique ni référence d’archives. Tout est au premier degré, à la première personne, à l’esbroufe. L’auteur, Serge Bilé, préfère assener des faits trop spectaculaires, extraordinaires. Le problème est qu’ils se révèlent le plus souvent faux ou approximatifs.

En témoigne l’improbable chapitre sur le génocide des Here-ros, que nous connaissons bien. Contrairement à ce qu’il affirme, l’expression "camp de concentration" n’a pas été créée dans la colonie allemande sud-africaine (l’actuelle Namibie), mais six ans plus tôt, à Cuba (1896). Lors du génocide des Hereros, Heinrich Goering n’était plus gouverneur de la colonie depuis quatorze ans. Ils ne furent pas tatoués, mais bien obligés de porter autour du cou un collier immatriculé. On pourrait multiplier les exemples d’erreurs, comme la confusion entre Rudolf Hess, second d’Hitler, et Rudolf Hœss, commandant d’Auschwitz.

Le génocide herero ne méritait pas ces exagérations. La réalité suffit amplement : il fut bien le premier génocide du siècle. C’est en Namibie qu’on créa les premiers camps de travaux forcés, là que furent effectuées les premières "études" raciales sur les bâtards et les jumeaux. Eh oui, les Noirs furent persécutés dans le Grand Reich. Oui, ils furent victimes de la violence nazie. A elle seule, la politique nazie de stérilisation forcée mériterait un ouvrage. Mais, s’agissant de la thèse principale du livre, l’historien se doit de l’infirmer complètement. Les Noirs ne furent pas déportés en raison de leur couleur dans les camps nazis, ni même l’objet d’une attention particulière des nazis. Les lois de Nuremberg ne s’adressent qu’aux juifs.

S’il en fallait une seule preuve, il suffit de rappeler que les nazis ne leur consacrèrent pas un triangle de couleur, contrairement aux juifs (jaune), tziganes (brun), droits communs (vert), "asociaux" (noir), témoins de Jéhovah (violet), homosexuels (rose) ou résistants (rouge). Ils ne procédèrent à aucune rafle ni déportation de populations noires des territoires occupés.

Il y eut bien des Noirs dans les camps nazis, mais arrêtés pour diverses raisons : résistants, victimes de représailles ou même... juifs. Mais le IIIe Reich n’a pas eu de plan de déportation des Noirs d’Europe. Rappelons que l’écrasante majorité des juifs fut exterminée hors des camps de concentration : près de 1,3 million tombèrent sous les balles des Einsatz-gruppen, 2,7 millions dans les chambres à gaz des quatre centres d’extermination installés en Pologne (comme Treblinka) et des deux camps mixtes (extermination et concentration) de Birkenau (Auschwitz) et Majdanek. Seuls les Tziganes partagèrent en partie ce sort.

Cette spécificité du destin des juifs explique l’extraordinaire accueil réservé au livre de Bilé. En mettant l’accent sur les Noirs dans les camps, a-t-on cru trouver l’occasion d’en terminer enfin avec l’insupportable face-à-face judéo-européen ? Et notre propos s’inscrirait-il dans ce que certains appellent - à tort - la "concurrence des victimes", au détriment des Noirs ? Certes non. Mais que dire, sinon qu’une belle occasion a été gâchée ?

La "question noire", à l’instar de la question dite "juive", hante, à juste titre, les conscien-ces européennes. C’est en Afrique qu’eurent lieu le premier et le dernier génocide du XXe siècle (Namibie 1904, Rwanda 1994). D’Afrique que partirent, dans le cadre des traites "orientales" et atlantique, près de 32 millions d’humains pour ne plus revenir. En France, l’évocation de ces persécutions reste encore très faible. Mais pourquoi s’en référer à l’horreur nazie pour que les victimes noires trouvent enfin leur place dans le champ médiatique ? Cinq siècles de persécutions suffisent, nul besoin d’exagérer une histoire aussi tragique.

 Joël Kotek est professeur de sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles.
 Tal Bruttmann est historien.
 Odile Morisseau est professeur d’histoire-géographie au lycée Henri-IV à Paris.

Source : www.lemonde.fr


Noirs et déportés

J’ai lu avec intérêt les critiques de Joël Kotek, Tal Bruttman et Odile Morisseau (Le Monde daté 20-21 mars), sur mon livre Noirs dans les camps nazis. Trois éminents professeurs, penchés sur mon travail pour en traquer les moindres erreurs, c’est dire l’importance que revêt implicitement à leurs yeux cet ouvrage dont ils ont cherché, par des raccourcis tendancieux, à minimiser, en vain, la portée.

Je n’ai pas la prétention d’être un historien. Je ne suis qu’un modeste journaliste, attaché à une écriture simple, claire et précise, susceptible d’être comprise par tous. Un journaliste qui n’a, d’ailleurs, pour seule ambition que de rappeler, justement, à ces grands historiens qu’ils ont "étrangement" oublié de mentionner, au cours de ces soixante dernières années, que des Noirs ont été, eux aussi, déportés dans les camps de concentration !

Ils disent que mon ouvrage fait une large place au génocide des Hereros, aux crimes coloniaux et aux violences nazies, et n’aborde la question des Noirs dans les camps nazis que dans son dernier tiers. C’est oublier que le drame vécu par eux dans ces camps de concentration a une histoire bien différente de celle des juifs. Il importait donc d’en retracer la chronologie en rappelant le précédent namibien et tout ce qui s’est passé ensuite jusqu’à la seconde guerre mondiale.

Ils savent pertinemment, comme moi, que les horreurs infligées aux Noirs, tout au long de l’Histoire, ont participé à ce qu’il est convenu d’appeler la "banalisation du mal".

D’ailleurs, l’un d’entre eux, en l’occurrence Joël Kotek, a lui-même écrit, en conclusion d’un article fort instructif sur le génocide des Hereros, consultable sur Internet (http://www.lautresite.com/new/edition/explo/hereros), cette phrase qui rejoint pleinement ma démarche : la Shoah "semble s’expliquer autant par une tradition antisémite proprement européenne que par l’expérience corruptrice née du colonialisme. En renforçant le mythe de la supériorité de l’Homme blanc et, par là, légitimé l’usage de la violence extrême contre tout ce qui n’était pas lui, l’expérience coloniale a préparé les pires catastrophes du XXe siècle. La brousse annonce les horreurs de la guerre de 1914-1918 et du génocide nazi."

Ils disent encore, à propos justement des Hereros, que j’affirme que l’expression "camp de concentration" a été créée en Namibie, alors qu’elle existait déjà à Cuba six ans plus tôt. Mais ce n’est pas ce que j’ai écrit ! J’ai écrit, précisément, que le terme, en allemand, Konzentrationslager a été utilisé pour la première fois dans un télégramme de la chancellerie daté du 14 janvier 1905. Et, naturellement, pour ceux qui ne comprennent pas l’allemand, j’ai donné la traduction de ce terme, à savoir... camp de concentration.

Ils disent que les Hereros ne furent pas tatoués, mais seulement obligés de porter autour du cou un collier immatriculé. Etonnant, quand on sait que Joël Kotek lui-même a, dans ce fameux article sur les Hereros paru sur Internet, écrit ceci : "Dorénavant, tout Herero qui se rend aux autorités ne doit plus être abattu mais considéré comme astreint aux travaux forcés. Il sera marqué des lettres GH pour "Herero capturé (gefangene Herero)."

Ils me font également dire que Heinrich Goering était encore gouverneur de la colonie lors du génocide des Hereros. C’est absolument faux ! J’ai écrit que Heinrich Goering a été le premier gouverneur de la Namibie en 1884, qu’il a démarré la répression, mais que le massacre en lui-même des Hereros a été conduit, vingt ans plus tard, par le général Lothar von Trotha.

Ils me reprochent, par ailleurs, au chapitre sur le "kapo noir", d’avoir rédigé à la première personne le témoignage d’un rescapé d’Auschwitz, alors que j’indique moi-même en fin d’ouvrage que ces propos m’ont été confiés par le fils de ce déporté. Ce fils, Alain Kahn, a en fait écrit, il y a quelques années, un livre où il raconte, à la première personne, la déportation de son père à partir de conversations précises qu’il a eues avec lui. J’ai trouvé le procédé original et j’ai demandé à Alain Kahn le droit de reproduire, de la même façon, ces extraits, qu’il a enrichis à partir de ses notes et souvenirs.

Ils disent enfin que les lois de Nuremberg visaient exclusivement les juifs. Mais c’est inexact, puisqu’il y avait plusieurs textes, et que ce sont, en fait, les décrets d’application qu’il faut prendre en compte. Un exemple, avec la loi sur la citoyenneté du Reich, qui protège le sang et l’honneur allemands et interdit les mariages mixtes. L’additif à cette loi, du 26 novembre 1935, dispose que "ces personnes devront aussi prouver leur origine allemande, soit par un acte de naissance, soit par un acte de mariage des parents, ou tout autre document. Cela s’applique particulièrement à ceux qui, même s’ils sont allemands, ont à l’évidence une fraction de sang étranger, comme par exemple du sang nègre, même si cela n’est pas mentionné dans leurs papiers. C’est le cas, en l’occurrence, des bâtards nègres du temps de l’occupation de la Rhénanie".

Dois-je, par ailleurs, leur rappeler que même si les Noirs ne portaient pas d’étoile dans les camps, ils n’en étaient pas moins, pour Hitler et les nazis, que de vulgaires "animaux", comme l’a si justement indiqué, sur toutes les chaînes de télévision, le rescapé franco-ivoirien John William en parlant de sa propre expérience au camp de Neuengamme, où il se trouvait.

Ils relèvent cependant une erreur que je me dois de leur concéder. Il s’agit, en fait, d’une erreur... typographique : Rudolf Hoess au lieu de Rudolf Hess.

Qu’ils me permettent, en retour, de leur indiquer qu’il n’est écrit nulle part dans mon livre que les nazis avaient un plan de déportation pour les Noirs d’Europe. Inutile donc de le laisser croire !

Qu’ils me permettent également de m’étonner du titre même, à l’emporte-pièce, de leur tribune : "Les nazis n’ont pas déporté les Noirs". Titre pour le moins tendancieux, puisqu’ils finissent par reconnaître eux-mêmes, plus loin, qu’"il y eut bien des Noirs dans les camps nazis".

Or, pour autant que je sache, c’est bien par le mot "déporté" qu’on qualifie aujourd’hui toute personne, quelle qu’elle soit, qui a été envoyée dans ces camps ?

Je n’avais jamais pensé, en rappelant que des Noirs avaient été déportés dans les camps de concentration, que cela déclencherait une telle charge ! Je n’avais pas imaginé que ce travail, entrepris il y a dix ans, allait devenir objet de polémique. Lorsque j’ai réalisé en 1995 un documentaire sur le même sujet, je n’ai essuyé aucune critique.

Et dire que ma seule intention était de redonner à ces hommes et à ces femmes, depuis trop longtemps oubliés, leur juste place, si minime soit-elle, dans cette tragédie !
Par Serge bilé, le 30/03/05, lemonde.fr
Serge Bilé est journaliste et produit des documentaires.