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Livres : La censure à grands pas

Nouvelles mesures imposées à l’importation

mercredi 3 mars 2004, par Hassiba

Quelques jours auparavant, des Algériens qui rentraient au pays ont rapporté qu’à l’aéroport d’Alger, les services des douanes leur ont retiré un ou les livres qu’ils avaient ramenés avec eux et remis un reçu en leur disant : « On vous restituera le livre à votre départ ! »

Ainsi, le communiqué du syndicat et les témoignages des citoyens se recoupent. Il y a bien anguille sous roche. Le livre, déjà bien malmené chez nous, se heurterait-il à un nouvel obstacle qui empêcherait sa diffusion et priverait les lecteurs de cet indispensable vecteur du savoir ?

Vérification faite, il s’est avéré qu’il existe, en fait, une correspondance adressée par le directeur général des Douanes à ses différentes directions régionales.

En effet, le 5 février, le premier responsable des Douanes leur a adressé une circulaire faisant état de nouvelles mesures prises concernant l’importation des livres et de revues. Par ce courrier, portant la référence TO n° 937, il est demandé aux services des douanes des ports et aéroports d’établir, « toutes affaires cessantes », la liste titre par titre, auteur par auteur, éditeur par éditeur, importateur par importateur des livres importés, quel qu’en soit le nombre. Après quoi, poursuit le courrier, cette liste devra être envoyée par « la seule voie du fax » au directeur général qui répondra par « la seule voie du fax » afin d’ordonner « la mainlevée ».

Imaginez un seul instant, à l’image des scribes d’avant Gutenberg qui devaient recopier en plusieurs exemplaires un ouvrage, un douanier des temps modernes devant des milliers de livres dont il devra noter les titres et les noms des auteurs Cet aval, il faut le souligner, intervient donc en plus du visa habituellement délivré par le ministère de la Communication et de la Culture.

Visiblement non satisfait de cette mesure, le directeur des Douanes envoie un deuxième courrier dans lequel il précise que ce contrôle devra s’étendre « aux voyageurs, aux colis postaux, aux bagages »

A la direction générale des Douanes, personne ne semble au courant de cette nouvelle procédure. Cette situation ubuesque a fait sourire Boilattabi Mohamed, directeur des éditions Edif 2000 et membre du SPL, syndicat créé en janvier 2002. Il relate cette anecdote : « Ces derniers jours, j’ai reçu par courrier un catalogue des dernières publications d’un éditeur étranger, mais à la poste, on a refusé de me le remettre. Il fallait que je donne le nom de l’auteur de cette brochure ! » Le roi Ubu semble, au contraire, susciter la colère de la présidente du SPL, Abed Radia : « Depuis un mois aucun opérateur n’a pu dédouaner ses livres, qu’ils soient techniques, scientifiques, de littérature sans qu’aucune explication nous soit fournie. Il y a un réel blocage, et pour une durée indéterminée. Ce blocage vient de la direction générale des Douanes qui vient d’imposer un deuxième contrôle, mais vu le nombre de livres, ce contrôle peut durer des mois puisque aucun délai ne nous a été donné. » Elle ajoute : « Paradoxalement, toute importation de livres est préalablement soumise à l’aval du ministère de la Communication et de la Culture, visa délivré sur la présentation d’une facture détaillée et qui fait office de contrôle. Où est passée la souveraineté de ce ministère ? Nous ne sommes pas contre le contrôle, mais contre ce blocage. Il y a là une atteinte à la libre expression. »

Son confrère des éditions Edif 2000 se dit d’autant plus surpris par une telle décision que certains de ses clients ne sont autres que des institutions de l’Etat. Il donne pour exemple l’ouvrage intitulé Droit international humanitaire de Djiena Wembou destiné au Conseil de la nation, et qui est toujours en souffrance au port d’Alger :
« Y aurait-il deux Algérie ? L’une qui commande un livre et l’autre qui le bloque ? Je conteste la compétence des services des douanes, avec tout le respect que je leur dois, à apprécier un livre pour savoir s’il est oui ou non conforme à nos valeurs socioculturelles. » Il se demande s’il existe un certain Bernard Pivot au sein de notre douane capable de lire autant de livres en si peu de temps.

Les conséquences d’un tel blocage sont de différentes natures, selon le témoignage de plusieurs importateurs : 2 000 à 3 000 DA/jour pour les frais d’emmagasinement s’ajoutent aux droits de dédouanement, au non-respect du délai de livraison, notamment lorsqu’il s’agit d’une institution de l’Etat pour laquelle « il n’y a pas de cas de force majeure » vont tendre à décrédibiliser l’opérateur auprès de ses clients et périmer un périodique à durée de vie limitée.
« Une revue est comme une denrée alimentaire, elle est périssable », explique Mme Abed, directrice de la SAD, entreprise spécialisée depuis dix ans dans les revues scientifiques et techniques et qui approvisionne ses clients uniquement sur abonnement : « Nous avions un arrivage toutes les deux semaines, mais il se trouve que nous avons actuellement à l’aéroport d’Alger des revues qui attendent depuis le 21 février, c’est un retard qui met fin à la durée de vie d’un périodique. Qu’allons-nous dire à nos clients ? Si au moins on nous donnait des explications. » « Si la douane cherche un titre ou un auteur précis, nous ne devrons pas être concernés puisque la SAD n’importe que les revues scientifiques, alors pourquoi un tel traitement ? Je pense que la décision des Douanes a été prise à la hâte sans en mesurer les conséquences », ajoute-t-elle.

Depuis dimanche, les revues ont été dédouanées et la livraison a pu être effectuée, la directrice de la SAD n’est pas pour autant optimiste.

Les membres du SPL sont visiblement contrariés par une telle décision prise unilatéralement, sans consultation aucune : ils sont pénalement et civilement responsables de leurs actes, ils ont une clientèle au sein de l’Etat, un syndicat reconnu, et ils ont tenu les assises du livre. Pourtant, « nous n’avons pas été consultés avant qu’une décision aux si lourdes conséquences soit prise. »

Et pour rester dans l’univers d’Alfred Jarry et garder le sourire, Boilattabi Mohamed rapporte cette deuxième anecdote : « Pour importer un ouvrage traitant de religion, le visa du ministère des Affaires religieuses est nécessaire. Ce même visa a été récemment exigé à un opérateur qui avait importé un traité d’informatique portant le titre La Bible du PC !

Samir Benmalek, Le Matin